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Noam Chomsky : l’interview qui dénonce l’Occident

Il est l’un des plus grands intellectuels du monde, auteur prolifique et anarchiste autoproclamé. A 86 ans l‘âge ne semble pas le ralentir. Il combat toute une série d’injustices, avec l’Occident en général dans sa ligne de mire. Noam Chomsky : une vie de militant. Il est né le 7 Décembre 1928 à Philadelphie, États-Unis. Il a commencé à travailler à l’Institut de Technologie du Massachusetts en 1955. Il est un éminent linguiste, philosophe et militant politique. Son travail dans les années 50 a révolutionné le domaine de la linguistique. Il se fait connaître pour son activisme contre la guerre du Vietnam. Il s’oppose aux élites dirigeantes et est devenu une critique acerbe de la politique étrangère américaine et occidentale. Il a écrit des centaines de livres

Noam Chomsky nous as reçus dans son bureau à l’Institut de Technologie du Massachusetts.

Propos recueillis par Isabelle Kumar
Euronews (France), vendredi 17 avril 2015 à 19:15 CET

Isabelle Kumar, euronews : Noam Chomsky merci d‘être avec nous. Le monde en 2015 semble très instable, mais d’une façon générale, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?

Noam Chomsky : Au niveau mondial, nous courons vers un précipice : nous ne pouvons que chuter dans l’abîme, ce qui réduit fortement nos chances d’une survie décente.

Isabelle Kumar, euronews : De quel précipice s’agit-il ?

Noam Chomsky : Il y en a deux en fait : le premier est environnemental. Une catastrophe écologique est imminente, et nous n’avons que trés peu de temps pour en la limiter. Nous n’allons pas dans le bon sens. L’autre date de 70 ans, c’est la menace d’une guerre nucléaire, qui est en fait toujours croissante. Si vous regardez bien ce dossier, c’est un miracle que nous ayons survécu.

Isabelle Kumar, euronews : Regardons les questions environnementales d’abord. Nous avons demandé aux internautes, sur les réseaux sociaux, de nous envoyer des questions, et nous en avons reçu des milliers. Nous avons reçu cette question de Enoa Agoli, qui demande : “ quand vous analysez la question de l’environnement avec le regard d’un philosophe , que pensez-vous du changement climatique ?”

Noam Chomsky : L’espèce humaine est vieille d’environ 100 000 ans, et elle est maintenant face à un tournant de son histoire . Cette espèce est dans une position où elle va bientôt décider, d’ici quelques générations, si l’expérimentation de la vie dite intelligente peut continuer, ou si nous sommes déterminés à la détruire. Les scientifiques reconnaissent que les combustibles fossiles doivent être laissés dans le sous- sol si nos petits-enfants veulent avoir des perspectives décentes. Mais les structures institutionnelles de notre société font pression pour essayer d’extraire la moindre goutte. Les effets, les conséquences humaines prévisibles du changement climatique dans un avenir proche, sont catastrophiques et nous courons vers ce précipice.

Isabelle Kumar, euronews : En termes de guerre nucléaire, nous savons tous maintenant que l’Iran a conclu un accord préliminaire. Est-ce que cela ne vous donne pas une lueur d’espoir que le monde pourrait être un endroit plus sûr ?

Noam Chomsky : Je suis pour les négociations avec l’Iran, mais ces discussions sont profondément viciées. Il y a deux états au Moyen-Orient qui multiplient des agressions, de la violence, des actes terroristes, des actes illégaux, en permanence. Ils sont tous les deux des États très puissants, dotés d’armes nucléaires et de tout un armerment . Et leurs armes nucléaires ne sont pas prises en compte.

Isabelle Kumar, euronews : A qui faites-vous allusion ?

Noam Chomsky : Les Etats-Unis et Israël. Les deux états nucléaires majeurs dans le monde. Je veux dire qu’il y a une raison pourquoi, dans les sondages internationaux, gérés par des instituts de sondages américains, les États-Unis sont considérés comme la plus grande menace à la paix mondiale, par une majorité écrasante. Il est assez intéressant que les médias américains aient refusé de publier cela.

Isabelle Kumar, euronews : Vous n’accordez pas une très grande estime au président américain Barack Obama. Mais avec cet accord avec l’Iran, ne le voyez-vous pas sous un meilleur jour ? Le fait qu’il s’efforce de réduire la menace d’une guerre nucléaire ?

Noam Chomsky  : En fait il ne fait rien. Il a juste lancé un programme de plusieurs billions de dollars de la modernisation des armes nucléaires américaines, ce qui signifie l’expansion du système nucléaire. C’est une des raisons pour lesquelles la célèbre horloge de l’apocalypse, établie par le Bulletin of Atomic Scientists, a, il y a quelques semaines, avancé de 2 minutes, donc plus près de minuit. Minuit est la fin. Il est maintenant 3 minutes avant minuit. C’est du jamais vu depuis 30 ans, depuis les années Reagan quand il y avait un risque imminent de grande guerre nucléaire.

Isabelle Kumar, euronews : Vous avez mentionné les États-Unis et Israël avec l’Iran. Maintenant , le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu rejette l’accord préliminaire sur le nucléaire iranien, et il dit …

Noam Chomsky : Nous savons pourquoi. L’Iran a de très faibles dépenses militaires, même selon les normes de la région. La doctrine stratégique de l’Iran est défensive. Elle est conçue pour tenir à distance une attaque, assez longtemps, pour que la diplomatie prenne le relais. Les États- Unis et Israël, deux États voyous, ne veulent plus tolérer la menace. Aucun analyste stratégique ne pense que l’Iran puisse un jour utiliser une arme nucléaire. Même s’il le faisait, le pays serait simplement vaporisé, et il n’y a aucune indication que les mollahs au pouvoir, quoi que vous en pensiez , veulent voir leur pays détruit.

Isabelle Kumar, euronews : Encore une question sur ce problème, par l’intermédiaire des réseaux sociaux , de Morten A. Andersen qui demande : « Croyez-vous que les États-Unis puissent un jour parvenir à un accord qui serait dangereux pour Israël ?”

Noam Chomsky  : Les États-Unis mènent en permanence des actions qui sont dangereuses pour Israël, très sérieusement. Tout en faisant croire qu’ils soutiennent la politique israélienne. Dans les 40 dernières années, la plus grande menace pour Israël a été sa propre politique. Si vous regardez en arrière, en 1970 , Israël a été l’un des pays les plus respectés et les plus admirés dans le monde. Il y avait beaucoup d’attitudes favorables. Il est maintenant l’un des pays les plus détestés et craints dans le monde. Au début des années 70, Israël a pris une décision . Ils avaient le choix, et ils ont préféré l’expansion à la sécurité, avec des conséquences très dangereuses. C‘était déjà évident à l‘époque – je l’ai écrit et d’autres personnes l’ont fait : si vous préférez l’expansion à la sécurité, cela conduit à une dégénérescence interne, la colère, l’opposition, l’isolement et la destruction ultime éventuellement. Et en soutenant ces politiques, les États-Unis contribuent à la menace à laquelle Israël est confrontée.

Isabelle Kumar, euronews : Cela m’amène à la question du terrorisme, un fléau mondial et certaines personnes , je pense , y compris vous-même, diront qu’il y a un retour de bâton de la politique américaine internationale. A quel niveau les États-Unis et ses alliés sont-ils responsables des attaques terroristes dans le monde entier ?

Noam Chomsky : Rappelez-vous que la pire campagne terroriste dans le monde est de loin, celle qui est orchestrée à Washington même. C’est une campagne mondiale d’assassinat. Il n’y a jamais eu de campagne terroriste de cette échelle.

Isabelle Kumar, euronews : Quand vous parlez de campagne globale d’assassinat …

Noam Chomsky  : La campagne de drones – c’est exactement cela. Sur de grandes parties du monde , les États-Unis, publiquement, ouvertement – il n’y a rien de secret dans ce que je dis , nous le savons tous – réalisent une campagne d’assassinat de personnes suspectées de nuire un jour au gouvernement américain. Et en effet c’est, comme vous l’avez dit , une campagne de terreur, et quand vous bombardez un village au Yémen , par exemple , que vous tuez quelqu’un – peut-être la personne que vous visiez, peut-être pas – et que d’autres personnes qui se trouvaient dans le quartier meurent elles-aussi – comment pensez-vous que les gens vont réagir ? Ils vont se venger.

Isabelle Kumar, euronews : Vous décrivez les États-Unis comme le principal Etat terroriste. Comment se place l’Europe alors selon vous ?

Noam Chomsky : Eh bien, c’est une question intéressante. Une étude récente, je crois qu’elle a été faite par la Fondation Open Society [indique que] la pire forme de torture, c’est le transfert de prisonniers.

Vous prenez quelqu’un que vous pensez être responsable de quelque chose, et vous les envoyez à votre dictateur favori, peut-être Assad ou Kadhafi ou Moubarak, pour qu’il soit torturé, en espérant que peut-être quelque chose va en sortir. C’est extraordinaire ce transfert. L‘étude s’est penchée sur les pays qui ont participé, bien évidemment les dictatures du Moyen-Orient, car c’est là que les prisonniers ont été envoyés pour être torturés, et l’ Europe. La plupart des pays européens ont participé : l’Angleterre, la Suède, d’autres pays. En fait, il y a une seule région du monde où personne n’ a participé : c’est l’Amérique latine. Ce qui est assez dramatique. L’Amérique latine est maintenant à peu près hors de contrôle des États-Unis. Quand elle était contrôlée par les Etats-Unis, il n’y a pas si longtemps, c‘était le centre du monde de la torture. Maintenant, l’Amérique latine ne participe pas à la pire forme de torture qui soit. L’Europe a participé. Quand les maîtres rugissent, les serviteurs se couchent.

Isabelle Kumar, euronews : L’Europe est la servante des États-Unis ?
Noam Chomsky : Certainement. Ils sont trop lâches pour adopter une position indépendante.

Isabelle Kumar, euronews : Quelle portrait faites-vous de Vladimir Poutine ? Il est décrit comme l’une des plus grandes menaces pour la sécurité, non ?

Noam Chomsky  : Comme la plupart des dirigeants , il est une menace pour sa propre population. Il a décidé des actions illégales, évidemment. Mais le décrire comme un monstre fou qui souffre d’une maladie du cerveau et qui est atteint d’Alzheimer, une créature maléfique, c’est un standard de fanatisme orwellien. Je veux dire, quoi que vous pensiez de ses politiques, elles restent logiques. L’idée que l’Ukraine puisse rejoindre une alliance militaire occidentale serait inacceptable pour tout dirigeant russe. Cela remonte à 1990, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée. Il y avait déjà la question de ce qui se passerait avec l’OTAN. Gorbatchev a accepté l’idée que l’Allemagne soit unifiée et rejoigne l’OTAN. C‘était une concession assez remarquable avec un quid pro quo : que l’OTAN ne s‘étende pas d’un pouce vers l’Est. C’est l’expression qui a été utilisée.

Isabelle Kumar, euronews : Donc, la Russie est tombée dans une provocation ?

Noam Chomsky  : Qu’est-ce qui est arrivé ? L’OTAN s’est déplacé jusqu’en Allemagne de l’Est, puis Clinton a étendu la prépondérance de l’OTAN jusqu’ aux frontières de la Russie. Maintenant, le nouveau gouvernement ukrainien, après le renversement du précédent, a voté à 300 voix contre 8 ou presque, la résolution pour rejoindre l’OTAN.

Isabelle Kumar, euronews : Mais vous pouvez comprendre pourquoi ils veulent adhérer à l’OTAN , vous pouvez comprendre que pour le gouvernement de Petro Porochenko, ce serait assurer la protection de leur pays ?

Noam Chomsky  : Non, non, non, ce n’est pas une protection. La Crimée a été prise après le renversement du gouvernement, n’est-ce pas ? Personne ne protège l’Ukraine. Tout cela menace l’Ukraine d’une guerre majeure. Vouloir rejoindre l’Otan n’est pas une protection. Le fait est que cela représente une menace stratégique sérieuse pour la Russie, quel que soit son dirigeant. C’est bien connu.

Isabelle Kumar, euronews : Si nous regardons la situation en Europe maintenant, il y a aussi un autre phénomène intéressant qui se déroule. Nous voyons la Grèce se rapprocher de l’Est, c’est en tout cas le souhait du gouvernement Syriza. Nous voyons aussi Podemos, qui est en train de gagner le pouvoir en Espagne, ainsi qu’en Hongrie. Pensez-vous qu’il y a une possibilité que l’Europe se rapproche des intérêts russes ?

Noam Chomsky  : Jetez un œil à ce qu’il se passe. En Hongrie la situation est totalement différente. Syriza est arrivé au pouvoir sur la base d’une vague populaire qui montre que la Grèce ne veut plus se soumettre aux politiques de Bruxelles et aux banques allemandes qui détruisent le pays. Ces politiques ont été faites pour augmenter la dette de la Grèce, par rapport à sa production de richesse ; environ la moitié des jeunes sont au chômage, presque 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté, on détruit la Grèce.

Isabelle Kumar, euronews : Faut-il annuler la dette grecque ?

Noam Chomsky  : Oui, comme en Allemagne. En 1953, quand l’Europe a annulé la plupart de la dette de l’Allemagne. Juste comme ça, pour que l’Allemagne soit en mesure de rembourser les dommages de guerre.

Isabelle Kumar, euronews : Donc, on devrait aussi annuler la dette du Portugal ?, et l’Espagne aussi ?

Noam Chomsky : Qui a engagé cette dette ? Et qui à qui doit-on la rembourser ? La dette a en partie été contractée par des dictateurs. En Grèce c‘était la dictature fasciste, soutenue par les États-Unis. La dette, je pense, était plus brutale que la dictature. C’est ce que l’on appelle en droit international, une « dette odieuse », qui ne doit pas être payée, et c’est un principe introduit dans le droit international par les États-Unis, quand il était dans leur intérêt de le faire. Une grande partie du reste de la dette, ce qu’on appelle les paiements à la Grèce sont des paiements aux banques, allemandes et françaises, qui ont décidé de faire des prêts très risqués avec de faibles taux d’intérêt, et qui sont maintenant confrontées au fait qu’ils ne peuvent être remboursés.

Isabelle Kumar, euronews : Je vais vous poser cette question maintenant, de Gil Gribaudo, qui demande : “ Comment l’Europe va-t-elle se transformer dans le futur, avec les défis existentiels qui arrivent ?” Parce qu’il y a la crise économique, et il y a aussi une montée du nationalisme, et vous avez également décrit certaines lignes de failles culturelles qui ont été créés à travers l’Europe. Comment voyez-vous l’Europe se transformer ?

Noam Chomsky  : L’Europe a de graves problèmes. Certains sont le résultat de politiques économiques conçues par les bureaucrates de Bruxelles, la Commission européenne et ainsi de suite, sous la pression de l’OTAN et les grandes banques, surtout celles de l’Allemagne. Ces politiques ont un certain sens du point de vue des concepteurs. Ils veulent être remboursés pour leurs prêts et leurs investissements risqués et dangereux. Mais ces politiques érodent l’État-Providence, qu’ils n’ont jamais aimé. Mais l’État-Providence est l’une de ces contributions majeures de l’Europe à la société moderne, mais les riches et puissants ne l’ont jamais aimé. Il y a un autre problème en Europe : elle est est extrêmement raciste. J’ai toujours pensé que l’Europe est plus raciste que les États-Unis. Jusqu’ici ce n‘était pas aussi visible en Europe parce que les populations européennes dans le passé ont eu tendance à être assez homogène. Donc, si tout le monde est blond aux yeux bleus, alors vous ne semblez pas raciste, mais dès que la population commence à changer, le racisme vient de nulle part. Très vite. Et c’est un problème culturel très grave en Europe.

Isabelle Kumar, euronews : J’aimerais terminer avec une question de Robert Lumière sur une note plus positive. Il demande : « Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ? »

Noam Chomsky : Ce qui me donne de l’espoir : un certain nombre de choses dont nous avons parlé . L’indépendance de l’Amérique latine par exemple. C’est d’une importance historique. Nous le voyons avec la réunion du Sommet des Amériques à Panama. Dans les dernières réunions continentales, les États-Unis ont été complètement isolés. C’est un changement radical par rapport à il y a 10 ou 20 ans, lorsque les États- Unis trempaient dans les affaires latino-américaines. En fait, la raison pour laquelle Obama a fait ses gestes envers Cuba était d’essayer de surmonter l’isolement des États-Unis. Ce sont les États-Unis qui sont isolés, pas Cuba. Et sans doute ce sera un échec. On verra. Les signes d’optimisme en Europe sont Syriza et Podemos. Espérons qu’il y ait enfin un soulèvement populaire contre les écrasements, les politiques économiques et sociales destructrices qui viennent de la bureaucratie et des banques, et c’est très encourageant. Ou ça devrait l‘être.

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