Édition du 3 décembre 2024

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Arts culture et société

« Pour un véritable droit d'auteur au Maroc »

Le droit romain ignorait la propriété artistique et littéraire, mais pas la voix des poètes. Martial, au premier siècle après Jésus-Christ, traitait les contrefacteurs de ses poèmes de chapardeurs et de plagiari, qualificatif qui désignait les voleurs d’esclaves, d’où les mots français de plagiat et de plagiaire.

Par Mustapha Saha

Le droit d’auteur, régi par le code de la propriété intellectuelle, est né sous la Révolution française, pour protéger les auteurs contre la rapacité des éditeurs. Voltaire et Beaumarchais en étaient les énergiques promoteurs. L’œuvre d’esprit est juridiquement définie comme une création libre, incarnée dans une forme originale et une stylistique singulière. Ce droit d’auteur se décline en deux catégories. Le droit moral, perpétuel et incessible, donne pouvoir de s’opposer aux amputations, aux falsifications, aux contrefaçons de l’œuvre, et peut se prolonger pendant des siècles à travers les descendants. Les droits patrimoniaux, perdurables pendant 70 ans après la mort de l’auteur, prévoient une rémunération en contrepartie des autorisations d’utilisation, de reproduction, de représentation. Les controverses esthétiques n’entament en rien le droit. Toute œuvre inédite, libre, originale, mérite protection indépendamment des opinions et des polémiques qu’elle suscite.

Les législations sur la propriété intellectuelle sont relativement récentes dans le monde arabe. Jusqu’au XXème siècle, les écrivains ne pouvaient se prévaloir d’aucun droit. Les possesseurs des manuscrits, les copistes, les imprimeurs, en disposaient à leur guise. Ils pouvaient les modifier, les abréger, les fractionner et les mettre en vente à leur seul profit. Dès sa première publication, l’œuvre se confondait avec son support et tombait dans le domaine public. Les grands auteurs vivaient du mécénat royal. D’où le terme royalties pour désigner les émoluments versés aux écrivains. La protection des œuvres littéraires et artistiques arrive au Maroc après le protectorat avec le Dahir du 23 juin 1916, complété par le dahir du 9 novembre 1926 applicable à la zone internationale de Tanger et le dahir du 16 février 1927 adaptable aux zones sous protectorat espagnol. Le décret du 8 mars 1965, dix ans après l’indépendance, crée le Bureau marocain du droit d’auteur (BMDA), qui se substitue aux institutions coloniales, le Bureau africain des droits d’auteurs et le Bureau africain des gens de lettres et auteurs de conférences. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que les vieux dahirs sont abrogés par la loi du 29 juillet 1970, elle-même remplacée. La loi marocaine du 14 février 2006 sur le droit d’auteur, modifiant la loi du 15 février 2000, s’harmonise, en théorie, avec les réglementations internationales et les dispositions préconisées par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).

Dans la pratique, les écrivains marocains sont plus mal lotis que jamais. Plusieurs essayistes et romanciers, privés de tous droits, m’ont livré des témoignages concordants. Des éditeurs sans scrupules exploitent impunément les plumes studieuses et les proses radieuses. Des manuscrits dorment pendant plusieurs années dans leurs placards avant d’essuyer leur cynique refus. Des auteurs sont constamment mobilisés, à leurs frais, pour des manifestations infertiles et des tables rondes stériles. La société des apparences camoufle dans le festivisme ses révoltantes carences. Les professionnels du livre courent les subventions du ministère de la Culture en trichant allégrement avec les conditions de qualité, de créativité, de respect des auteurs. Les publicateurs hégémoniques, mettant en avant des notabilités nanties, raflent la part du lion. Ces mêmes monopolisateurs s’exhibent à longueur d’année dans les vitrines internationales alors que la diffusion des livres marocains dans le monde, notamment dans les régions francophones, est tragiquement nulle.

Faute d’éditeurs, les artistes et les écrivains se rabattent sur internet où leurs œuvres dérivent au hasard des copiages, des piratages, des trucages. Le numérique amalgame les techniques audiovisuelles et rédactionnelles dans les débauches informationnelles. Les auteurs désarmés jettent leurs écrits en pâture aux cyberphages. Et pourtant, l’environnement digital ne bouleverse pas le droit moral de l’auteur, bien au contraire, il le conforte grâce à la signature numérique et aux techniques de cryptage. Il reste à résoudre, dans ce contexte de dématérialisation, les droits patrimoniaux conçus pour un monde analogique. Faut-il considérer les fixations transitoires dans les butinages et les coachings comme des reproductions relevant du droit d’auteur ? Les opérateurs de télécommunications se sont toujours opposés à une définition explicite de la reproduction pour occulter leur responsabilité. La directive européenne retient cependant l’approche extensive visant les reproductions permanentes ou provisoires. Une copie privée prélevée sur un site illicite peut-elle bénéficier de l’exception de copie privée ? La jurisprudence allemande lui impose une redevance dans la mesure où elle provient d’une source illégale.

La directive européenne sur le droit d’auteur, approuvée le 26 mars 2019, prévoit d’adapter la propriété intellectuelle à l’ère numérique et de mieux protéger les créateurs et les éditeurs de presse sur internet. La loi communautaire, qui veut assurer de meilleurs accords de rémunération aux créateurs pour leurs œuvres, rend les opérateurs et les plateformes directement responsables des contenus publiés sur leur site et donne automatiquement le droit aux auteurs de négocier leurs productions avec les agrégateurs de nouvelles. Une injustice flagrante serait ainsi partiellement réparée. Des entreprises brassent des chiffres d’affaires faramineux sans rétribuer les artistes, les écrivains, les journalistes qui substantialisent leurs diffusions. Le web introduit de nouvelles donnes dans beaucoup de domaines. Les internautes accèdent librement et gratuitement aux textes sans se soucier des besoins matériels des auteurs. Les géants du numérique jouent les interfaces entre les créateurs et les utilisateurs en empochant, sans partage, les énormes retombées publicitaires. Il s’agit bel et bien d’une forme inédite d’esclavage intellectuel. L’article 13 de la directive européenne oblige les plateformes à filtrer les contenus en conformité avec le droit d’auteur, avec l’idée d’imposer des contraintes uniquement aux grands opérateurs, d’épargner les sites modestes ou récents, de donner leur chance aux startups, de créer un climat favorable à la multiplication des acteurs.

Le programme de mise à niveau du Bureau Marocain des Droits d’Auteur de mai 2010, constatait l’inefficacité des structures et des outils de protection du droit d’auteur, la très grande faiblesse des perceptions des droits, et préconisait l’alignement des barèmes sur la norme internationale, le renforcement de la lutte contre les piratages et le développement des soutiens à la création. Il était annoncé une loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, et la responsabilisation des prestataires de services internétiques. Les mesures prises pour prendre en charge les effets planétaires de la libre circulation des œuvres, rationaliser la gouvernance interne et corriger la réputation de laxisme en matière de droit d’auteur, restent lettres mortes. A quoi servent les belles professions de foi affirmant que l’amélioration des droits d’auteurs ? La plupart des artistes et des écrivains marocains, parmi les plus talentueux, poètes maudits malgré eux, croupissent dans la misère et meurent dans l’indifférence générale. Combien de manuscrits inédits, combien de chefs d’œuvres méconnus, s’abandonnent dans le silence aux feux destructeurs ? Qu’on se souvienne de ces génies disparus prématurément, brisés par le malheur, s’arrachant des lambeaux d’écriture de leur corps en souffrance, Mohammed Khaïr-Eddine, Ahmed Bouanani, Mohamed Zafzaf, Mohamed Leftah, Abdelaziz Mansouri…

Mustapha Saha
Sociologue, poète, artiste peintre

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