The Racket est d’abord apparu en 2016. De nombreux auteurs progressistes fort réputés tels que Noam Chomsky, Naomi Klein, John Pilger, Susan George, etc. en faisaient immédiatement l’éloge. Sans doute à cause de son grand succès, il fut republié en juin 2024. Chris Hedges rédigeait l’avant-propos de cette nouvelle édition.
La perception publique de l’empire américain, du moins pour ceux qui, aux États-Unis, n’ont jamais vu l’empire dominer et exploiter les « misérables de la terre », est radicalement différente de la réalité, affirme Hedges dans son avant-propos. Ces illusions fabriquées, sur lesquelles Joseph Conrad a écrit avec tant de clairvoyance, postulent que l’empire est une force pour le bien. L’empire, nous dit-on, favorise la démocratie et la liberté. Il répand les bienfaits de la ‘civilisation occidentale’. C’est un récit répété ad nauseum par des médias complaisants et colporté par politiciens, universitaires et puissants. Mais c’est un récit carrément mensonger, comme le comprennent tous ceux d’entre nous qui ont passé des années à faire des reportages à l’étranger.
Le point tournant dans ma vie, par rapport aux illusions fabriquées dont parlait Joseph Conrad, fut sans l’ombre d’un doute mon expérience du coup d’état au Chili en septembre 1973, et ce que j’ai vécu à Santiago pendant la première année de la dictature Pinochet.
Bien sûr, ayant vécu la révolution tranquille au Québec sous le leadership assez anti-impérialiste américain de René Levesque, un anti-impérialisme découlant de son expérience comme journaliste à l’étranger pour Radio Canada International et comme animateur vedette de Radio-Canada à l’émission Point de mire, j’étais déjà assez critique du capitalisme lorsque, fin juillet 1973 et à l’âge de 30 ans, j’arrivais au Chili.
Cependant, de voir, de mes propres yeux, l’horreur d’une dictature carrément appuyée par Washington, et qui, d’une part, exécutait sommairement, torturait massivement, imposait une censure totale et acheminait comme du bétail de dizaines de milliers de Chiliens et Chiliennes dans des camps de concentration et, d’autre part, célébrait le retour du marché libre et des investissements étrangers, incluant les investissements miniers canadiens... de voir tout cela m’a secoué et profondément radicalisé.
Le point tournant dans la vie de Chris Hedges et Matt Kennard fut similaire. Ce sont fondamentalement les réalités et atrocités qu’ils découvraient sur le terrain en pratiquant leur métier de journaliste qui les ont ébranlés et radicalisés.
Chris Hedges a longtemps travaillé comme correspondant à l’étranger – Amérique latine, Moyen-Orient, Bosnie, etc. – pour divers médias assez prestigieux, dont le New York Times. Ses reportages lui ont valu de nombreux prix. Matt Kennard a travaillé pendant sept ans pour le prestigieux Financial Times, produisant des reportages dans une douzaine de pays différents – Haïti, Palestine, Bolivie, Turquie, Égypte, Tunisie, Colombie, etc. Il a aussi couvert les nouvelles dans une douzaine de villes différentes aux États-Unis.
Si Kennard et Hedges ont fini par démissionner d’un poste que de nombreux journalistes auraient adoré pouvoir occuper, c’est pour une seule raison : la réalité qu’ils voyaient de leurs yeux sur le terrain n’était pas du tout celle qu’ils avaient appris à croire lors de leur formation intellectuelle et, aussi et surtout, celle que tentait de propager le journal pour lequel ils œuvraient.
Si dans mon article j’utilisais l’expression ‘dictature d’Arabie Saoudite appuyée par les États-Unis’, ou ‘système d’apartheid israélien appuyé par les États-Unis’, le Financial Times faisait disparaître ces expressions de mon article. Par ailleurs, si j’utilisais l’expression ‘Hamas appuyé par l’Iran’, ou ‘Hezbollah appuyé par l’Iran’ ou ‘Houthis appuyés par l’Iran’, le Financial Times retenait toujours ces expressions, affirme Kennard.
L’idée principale du livre
Afin de faire ressortir l’idée principale du livre de Matt Kennard, et d’illustrer aux lectrices et lecteurs toute sa pertinence dans la conjoncture actuelle, j’aimerais commencer par citer quelques passages du dernier discours à la nation que faisait, le 13 janvier 2025, le président Joe Biden avant de céder la présidence à Donald Trump le 20 janvier.
Par rapport à il y a quatre ans, je pense que, grâce à notre administration, les États-Unis sont en train de remporter la compétition mondiale » a affirmé Biden. « Par rapport à il y a quatre ans, les États-Unis sont plus forts. Nos alliances sont plus fortes. Nos adversaires et nos concurrents sont plus faibles. Nous n’avons pas fait la guerre pour obtenir ces résultats. (...)
Durant mon administration, nous avons augmenté la puissance américaine dans tous les domaines. (...) Nous avons augmenté notre puissance militaire, en faisant les plus gros investissements dans le complexe militaro-industriel depuis des décennies. (...) C’est en nous préparant bien pour la guerre que nous pourrons plus facilement empêcher celle-ci. Nous avons développé l’économie la plus forte du monde entier. (...)
L’Amérique dirige non seulement par son pouvoir, mais aussi par la force de son exemple, » poursuit Biden (...) Notamment en défendant sans relâche la démocratie et les droits civiques. Parce que c’est ce que nous sommes. C’est ce que nous sommes. (...) Nous sommes le seul pays au monde fondé sur une idée. Tous les autres pays sont fondés sur la géographie, la religion et l’ethnicité, ou un autre facteur unificateur. Mais l’Amérique est construite sur une idée. Au sens propre comme au sens figuré. Cette idée est que tous les hommes et toutes les femmes sont créés égaux. Nous nous efforçons toujours de faire mieux. Nous regardons toujours vers l’avenir. Nous recherchons toujours le progrès pour notre peuple et pour tous les peuples du monde.
Le récit qui se dégage clairement de ce dernier discours de Biden à la nation est le suivant : Les Etats-Unis sont un pays exceptionnel, non seulement sur le plan militaire et économique, mais aussi et surtout sur le plan moral ; le seul pays au monde fondé sur l’idée de l’égalité entre tous les êtres humains ; un pays qui fait tout pour faire avancer le bien-être de son peuple mais aussi de tous les autres peuples ; un pays qui exerce un leadership international dans la défense de la démocratie et des droits humains.
Matt Kennard n’est pas du tout d’accord avec ce récit. Il commence par en faire la description, une description qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle faite plus haut par le président Biden, et affirme carrément que ce récit ne tient pas la route.
Contrairement à toutes les superpuissances précédentes, les États-Unis se présentent comme une puissance ‘morale’, qui serait guidée par des principes et des valeurs, et non par la domination et la cupidité, » affirme Kennard. « L’Amérique est ‘exceptionnelle’, nous dit-on – pas exceptionnellement violente, ce qui est vrai, mais exceptionnelle dans la mesure où elle aurait une ‘vocation supérieure’, où elle représenterait ‘l’étoile qui brille au sommet de la colline’. »
Dès qu’on voyage à travers le monde avec les yeux ouverts, » affirme celui qui a couvert pendant sept ans les nouvelles pour le Financial Times dans 24 pays situés dans quatre continents, « on apprend que c’est le contraire de la vérité.
Les États-Unis, poursuit-il, ont 750 bases militaires à travers le monde, carrément plus que tous les autres pays réunis. La Grande-Bretagne, seconde puissance en importance dans ce domaine et qui a servi de modèle aux États-Unis, en a environ une centaine. Et la Chine, cette superpuissance montante qui retient de plus en plus l’attention, n’en a que deux ou trois, peut-être quatre.
De janvier à septembre 2022, les États-Unis ont dépensé 877 milliards de dollars pour leurs militaires. C’est plus que les dix pays suivants – dont la Chine, la Russie, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – réunis, affirme Chris Hedges, dans l’avant-propos de l’édition juin 2024 du livre de Kennard.
Nul autre pays dans le monde, affirme Kennard, n’a une politique étrangère aussi agressive que celle des États-Unis. Ces derniers, par des manœuvres secrètes de la CIA, ont tenté et souvent réussi à renverser un nombre fort impressionnant de gouvernements. Nul autre pays ne s’approche d’un tel score, dit-il.
Cette affirmation radicale se trouve fort bien documentée dans la recherche pionnière de Lindsay O’Rourke, du ‘Boston College’ au Massachusetts. Dans Covert Regime Change : America’s Secret Cold War (2018), O’Rourke démontre avec d’abondantes preuves à l’appui que de 1947 à 1989, les États-Unis ont tenté et souvent réussi à renverser, via des manœuvres secrètes de la CIA, 64 gouvernements à travers le monde. Et ils ont fait la même chose dans six autres pays, poursuit-elle, mais cette fois sans chercher à voiler leurs manœuvres.
L’illustre économiste américain Jeffrey Sachs ainsi que de nombreux autres chercheurs allèguent que les État-Unis, de 1989 à aujourd’hui, ont poursuivi sur la même voie : ils ont tenté et souvent réussi à renverser plusieurs autres gouvernements.
La grande priorité des Etats-Unis, affirme Kennard, n’est pas le progrès de tous les peuples, la défense de la démocratie et des droits humains, mais plutôt l’enrichissement de l’élite financière et économique américaine – qu’il dénomme The Racket – grâce à l’accaparement de marchés de plus en plus nombreux, et de plus en plus grands.
Pour atteindre l’enrichissement de leur élite, dit-il, les États-Unis n’hésitent pas à écraser systématiquement, souvent commettant d’énormes atrocités pour y arriver, tout gouvernement, tout groupe populaire et tout mouvement qui ose mettre des bâtons dans ses roues.
Comme en témoigne de façon éloquente son discours à la nation mentionné plus haut, le président Biden rejette carrément l’allégation de Kennard selon laquelle les États-Unis prioriseraient constamment l’enrichissement de l’élite américaine. La priorité de son pays, insiste-t-il, est le progrès et le bien-être de son peuple ainsi que de tous les autres peuples.
Cependant, à l’occasion de son dernier aurevoir au peuple américain le 15 janvier 2025, le président Biden s’inquiète qu’avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, l’allégation de Matt Kennard ne devienne valide.
Je crois, dit-il, que les États-Unis seront dorénavant dominés par un complexe industriel ‘hi-tech’. La grande priorité sera maintenant, je crains, l’enrichissement de l’élite américaine.
Aujourd’hui, une oligarchie d’une richesse, d’un pouvoir et d’une influence extrêmes se met en place en Amérique, » affirme le président Biden. « Cela menace carrément notre démocratie tout entière, nos droits et libertés fondamentaux, et la possibilité de tout Américain de progresser dans la vie.
On peut facilement comprendre l’inquiétude du président Biden, car le bras droit de Donald Trump est l’homme le plus riche de la planète (447 milliards US), Elon Musk, un homme qui a la réputation de maltraiter ses employés, de les faire travailler à un rythme toujours plus rapide et dangereux, et d’être carrément antisyndicale, et qui adore, avec sa nouvelle acquisition du réseau social X, se mettre le nez, comme on l’a vu ces dernières semaines, dans les affaires politiques de divers pays pour soutenir l’extrême droite – Allemagne, Grande-Bretagne, Canada, etc. De plus, Trump prévoit octroyer des postes clé de son administration à 13 milliardaires ! Et, depuis sa victoire électorale, plusieurs autres milliardaires américains, – Jeff Bezos de Amazon (249 milliards US), Mark Zuckerberg de Meta (224 milliards US), etc. – accourent vers le nouveau président Trump pour lécher ses bottes, et ce, sans vergogne aucune.
Cependant, sans nier le bien-fondé de sa crainte qu’avec l’administration Trump la démocratie et les droits humains risquent de subir une sacrée raclée, on peut se demander si le président Biden, un peu comme l’ex-président Jimmy Carter lorsqu’il affirmait qu’avec l’arrivée au pouvoir de George Bush Jr les valeurs américaines se trouvaient menacées, ne sous-estime pas la profondeur de l’impérialisme américain dans le passé.
Et, on peut se demander, aussi et surtout, si le président Biden ne se rend tout simplement pas compte de la profondeur de l’impérialisme qui caractérise sa propre administration…
Revenons au discours que prononçait le 13 janvier 2025 le président Joe Biden. Plus précisément, à la partie où il parle du Moyen-Orient et du conflit qui se déroule à Gaza depuis quinze mois. Cherchons à voir si derrière les paroles si inspirantes et lumineuses qu’il prononce – démocratie, droits humains, bien-être de tous les peuples, etc. –, on ne retrouverait pas ce qui caractérise un empire, c’est-à-dire une montagne de noirceur, d’oppression, et d’atrocités les plus abominables.
Dans la mer Rouge, qui est l’une des voies navigables les plus fréquentées au monde, nous avons réuni plus de 20 pays pour protéger les navires civils contre les attaques des Houthis. Nous avons développé des partenariats pour défendre les démocraties et lutter contre la corruption, » affirme avec grande fierté le président Biden. (...)
Et maintenant, regardez l’Iran ! (...) Après les attaques ignobles du Hamas du 7 octobre, l’Iran a directement attaqué Israël à deux reprises, et ce avec de centaines de missiles balistiques et de drones, » poursuit-il. « S’ils ont échoué chaque fois, c’est parce que les États-Unis ont organisé une coalition de pays pour les arrêter et ont mobilisé des avions et bateaux américains pour venir à la défense d’Israël. Aujourd’hui, les défenses aériennes de l’Iran sont en ruine. Son principal mandataire, le Hezbollah, est gravement affaibli et, alors que nous avons testé la volonté de l’Iran de relancer l’accord sur le nucléaire, nous avons maintenu la pression avec des sanctions. Aujourd’hui, l’économie iranienne est dans une situation désespérée. Au total, l’Iran est plus faible qu’il ne l’a jamais été depuis des décennies.
Dans la guerre entre Israël et le Hamas, nous sommes sur le point de concrétiser une proposition de cessez-le-feu que j’ai exposée en détail il y a plusieurs mois. Des années de service public m’ont appris à ne jamais, jamais abandonner. (...) Cela nous permettra d’augmenter considérablement l’aide humanitaire aux Palestiniens de Gaza, qui ont terriblement souffert de cette guerre déclenchée par le Hamas. Ils ont vécu un véritable enfer. Tant d’innocents ont perdu la vie. Tant de communautés ont été anéanties. Le peuple palestinien mérite la paix et le droit de déterminer son propre avenir. Israël mérite la paix et une véritable sécurité, tout comme les otages et leurs familles, qui méritent d’être réunis.
Déclarant publiquement qu’Israël est en train de commettre des crimes de guerre à Gaza, voire un génocide, les Houthis, quelques semaines après le début de l’invasion lancée par Israël à Gaza, commencent à attaquer les navires civils dans la mer Rouge. Nous attaquons, déclarent-ils, les navires qui se dirigent vers des ports israéliens ainsi que les navires de puissances occidentales qui appuient Israël dans ses atrocités. Dès que cessera ce génocide, rappellent plusieurs fois les Houthis, nous mettrons immédiatement fin à nos attaques.
Que cette affirmation des Houthis n’apparaisse nulle part dans le discours de Biden est fort révélateur !
Le président Biden, qui a maintes fois affirmé que les actions militaires israéliennes à Gaza ne constituent pas des crimes de guerre, que la Cour internationale de la justice a tort d’estimer plausible qu’Israël soit en train de commettre un génocide, que la Cour pénale internationale a également tort d’émettre un mandat d’arrêt contre Benjamin Nétanyahou et son ex-ministre de la Défense pour crimes contre l’humanité, notamment celui d’utiliser la faim comme arme de guerre...
Le président Biden, qui a déclaré tout ce qui précède, a le culot de présenter les Houthis, non pas comme des gens résolus à faire respecter la convention de Genève contre le génocide, mais plutôt comme de simples malfaiteurs et terroristes qui osent faire du tort au commerce international ! Ce qui lui permet de présenter l’opération militaire contre les Houthis comme le summum de la vertu !
Immédiatement après avoir affirmé qu’il a réuni un partenariat de 20 pays pour protéger les navires civils dans la mer Rouge, Biden ajoute qu’il a développé des partenariats pour défendre les démocraties et lutter contre la corruption.
Autrement dit, il laisse entendre que le partenariat de 20 pays qu’il a réuni pour venir à la défense de son grand allié, Israël, qui a reçu environ 18 milliards $ des États-Unis durant sa longue invasion de Gaza, faisait partie de la lutte pour les ‘démocraties’ et ‘contre la corruption’.
Quelle hypocrisie impérialiste ! Le grand leader international Biden, qui lutte avec tant d’ardeur pour la démocratie et contre la corruption, appuie avec une main de fer et finance un pays qui se fout éperdument de ces valeurs, et qui met littéralement aux poubelles ce pour quoi fut fondé l’ONU. Qui non seulement occupe illégalement depuis des décennies le territoire palestinien, opprime brutalement le peuple palestinien et pratique l’apartheid, mais bombarde sans discernement, détruit presque toute l’infrastructure qui rend possible la vie, fait du nettoyage ethnique et commet un génocide !
Israël est bel et bien un système d’apartheid et non une démocratie. Si tous les citoyens juifs qui vivent, soit en Israël comme tel, soit dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967, peuvent participer pleinement aux élections générales – voter, être élus au parlement et servir en tant que ministres, ce n’est pas du tout le cas pour les 5,5 millions de Palestiniens qui vivent dans les territoires occupés (3,5 millions en Cisjordanie, dont environ 350 000 à Jérusalem-Est et plus de 2 millions dans la bande de Gaza). Ces derniers sont carrément exclus de la soi-disant démocratie israélienne. Ils n’ont aucune représentation dans les institutions politiques qui dictent leur vie.
Poursuivons notre analyse du discours du président Biden, qui s’inquiète profondément qu’avec l’administration Trump la démocratie et les droits humains risquent de subir une sacrée raclée.
Lectrices et lecteurs noteront – cela saute aux yeux – qui si Biden n’hésite pas à qualifier d’ignobles les attaques du Hamas du 7 octobre, il ne semble trouver absolument rien d’ignoble dans les innombrables attaques perpétrées par Israël à Gaza depuis quinze mois ! Car on ne retrouve pas un seul reproche à Israël dans son discours !
Pourtant, la plupart des pays et l’immense majorité de la population mondiale condamnent carrément Israël pour avoir tué, depuis octobre 2023, 47 000 Palestiniens, pour en avoir blessé 111 000, majoritairement dans les deux cas enfants et femmes, pour avoir utilisé la faim comme arme de guerre, et pour avoir tellement bombardé la bande de Gaza qu’elle est maintenant inhabitable.
Le 17 janvier 2025, le reporter Lawrence O’Donnell de MSNBC fait une interview du président Biden à la Maison Blanche.
Sans doute pour montrer que, contrairement à ce que croit presque le monde entier, il n’est pas un président génocidaire, le président sortant Biden rappelle à O’Donnell qu’il a averti très tôt Benjamin Netanyahou de ne pas bombarder sans discernement des zones civiles. Et il affirme qu’il a constamment fait pression sur Netanyahou afin que plus d’aide humanitaire entre à Gaza.
Lorsque je me suis rendu en Israël immédiatement après l’attaque du Hamas, huit jours après le 7 octobre 2023, j’ai dit à Netanyahou que nous allions l’aider. Cependant, lors de cette première rencontre, je lui ai dit qu’il fallait éviter la mort d’innocents. Je lui ai dit, « Bibi, tu ne peux pas bombarder sans discernement les communautés à Gaza.
Ensuite, j’ai insisté très fort pour que l’aide humanitaire soit acheminée à Gaza.
Netanyahou m’a répondu : Eh bien, c’est exactement ce que vous avez fait ! Vous avez bombardé Berlin. Vous avez largué une arme nucléaire ! Vous avez tué des milliers d’innocents ! C’est cela qu’il vous fallait faire pour gagner la guerre.
Je lui ai répondu, poursuit le président Biden, Mais c’est pour cela que nous avons créé les Nations-Unies et établi de nouvelles normes et de nouveaux accords sur la manière de traiter les civils et les militaires en période de guerre. On ne peut pas bombarder sans discernement des zones civiles. Et même si les méchants sont là, on ne peut pas tuer 2, 5, 10 ou 1500 personnes pour attraper les méchants.
Netanyahou m’a reproché d’avoir fait cette remarque. Il m’a immédiatement présenté l’argument suivant, qui est tout à fait légitime.
Écoute-moi bien, m’a-t-il dit. Ce sont ces gars-là qui ont tué mon peuple ! Et ils se trouvent un peu partout dans des tunnels !
Personne n’aurait pu soupçonner qu’il y avait des kilomètres de tunnels à Gaza. Et le Hamas a fait passer tous ses tunnels sous des hôpitaux, des écoles, des églises, etc. Pour atteindre le Hamas, il fallait donc éliminer des gens. C’est incroyable ce qu’ils ont construit, » poursuit Biden, exprimant étonnement et quasi-admiration devant une telle réalisation. Et ils sont parfois à 200 pieds sous terre. Le seul moyen d’éliminer les militants du Hamas est donc de détruire les édifices sous lesquels ils ont creusé ces tunnels. (...)
Écoute-moi bien... Il ne faut pas être trop critique de (In all fairness to) Netanyahou, commente Biden à O’Donnell, car il a une coalition gouvernementale difficile. Il a le cabinet le plus conservateur qu’un premier ministre israélien ait jamais eu.
Aviez-vous des raisons de croire que Netanyahou retardait un accord de cessez-le-feu pour des raisons politiques et parce qu’il savait qu’un cessez-le-feu aiderait votre campagne de réélection ou la campagne présidentielle de la vice-présidente Harris, demande O’Donnell au président Biden.
Non, je ne pense pas que ce soit le cas, répond Biden. Je ne pense pas que ce soit son calcul. Mais je pense que Netanyahou est dans une position difficile... Il faut beaucoup de courage pour s’attaquer à la coalition qu’il a formée. Car celle-ci pourrait, du jour au lendemain, le faire tomber comme premier ministre. N’oubliez pas qu’il y a déjà une grosse dispute sur ce qu’ils vont faire à propos de la Cour. C’est pourquoi, en toute justice pour Bibi, je reconnais qu’il a subi d’énormes pressions politiques pour faire certaines choses qui, à mon avis, étaient contre-productives.
Quel témoignage ignoble du président sortant ! Un témoignage qui serait on ne peut plus accablant pour lui s’il devait un jour être contraint à comparaître devant la Cour pénale de justice pour complicité flagrante dans des crimes contre l’humanité et des actions génocidaires.
D’une part, le président Biden semble justifier ce que son aide militaire énorme et son étroite collaboration ont permis : 47 000 morts et 111 000 blessés à Gaza, ainsi que la réduction de cette petite région à des décombres. J’ai rappelé à Bibi (Netanyahou) les normes établies par l’ONU qui font en sorte qu’il n’est pas permis d’éliminer des centaines d’innocents civils afin d’atteindre un militant du Hamas, dit-il. Mais Bibi m’a présenté un argument tout à fait légitime, poursuit-il. Comme les militants du Hamas, qui avaient tué des Israéliens, se cachaient dans d’innombrables kilomètres de tunnels – un exploit absolument étonnant, commente Biden – sous hôpitaux, écoles, églises, édifices de l’ONU, mosquées, etc., Bibi, s’il voulait gagner la guerre, n’avait pas le choix !
D’autre part, Biden, qui, dans son discours du 13 janvier, se contente de souligner que cela a fait vivre aux Gazaouis un enfer, sans par ailleurs montrer une once d’empathie véritable envers les centaines de milliers de Gazaouis qui se faisaient pourchasser et massacrer comme des mouches dans une cage pendant quinze mois, démontre énormément d’empathie envers Bibi.
Pauvre Netanyahou, affirme le président Biden. In all fairness to Bibi..., il fallait, afin d’éliminer le Hamas, tuer et blesser tout ce beau monde, il fallait détruire massivement, il fallait raser complètement la bande de Gaza, il fallait détruire toutes les universités et détruire presque tous les hôpitaux !
Pauvre Bibi, dit Biden. Il faut comprendre la situation difficile dans laquelle il se trouvait. Quel courage ne fallût-il pas de sa part pour arriver à gérer une guerre en ayant le cabinet – Biden semble accorder peu d’importance au fait que c’est Netanyahou qui a formé ce cabinet – le plus conservateur de l’histoire d’Israël !
Certes, Netanyahou a sans doute trainé les pieds, refusant systématiquement pendant longtemps un accord de cessez-le-feu, avoue Biden. Mais avait-il vraiment le choix ? Pauvre Bibi... Il était pris entre le marteau et l’enclume. Comme sa coalition pouvait le faire tomber du jour au lendemain, il a subi d’énormes pressions politiques pour faire certaines choses qui, à mon avis, étaient contre-productives, dit Biden.
On sait tous que lorsque Biden se réfère à certaines choses qui, à mon avis, étaient contre-productives, il veut dire la montagne de morts et de blessés, ainsi que la destruction massive.
Le plus pathétique dans tout cela est qu’au même moment où le président Biden, qui a utilisé son droit de véto au Conseil de sécurité quatre fois de suite afin de bloquer un accord de cessez-le-feu, fait ses discours et accorde une interview au reporter Lawrence O’Donnell de MSNBC, son secrétaire d’état Antony Blinken affirme que, selon les services secrets américains, le nombre de militants du Hamas à Gaza n’a fait que croitre après quinze mois de guerre.
The Racket, l’élite américaine, exploite aussi le peuple américain, pas seulement les peuples à l’étranger
De même que l’élite américaine, The Racket, exploite les peuples à l’étranger, elle exploite aussi sans vergogne, affirme Kennard, le peuple américain.
Le nombre d’Américains vivant dans la pauvreté n’a jamais été aussi élevé depuis le début des relevés, il y a plus de 50 ans ; la faible reprise économique n’a pas permis d’augmenter les revenus. En 2010, 46,2 millions d’Américains sont tombés sous le seuil de pauvreté, soit un revenu annuel de 22 314 dollars pour une famille de quatre personnes et de 11 139 dollars pour une personne seule, selon le Bureau du recensement des États-Unis. Cette augmentation a porté le taux de pauvreté à 15,1 % de la population américaine, soit le taux le plus élevé depuis 1993 et près d’un point de pourcentage de plus que l’année précédente. ‘Atteindre 15,1 % est vraiment extraordinaire’, m’a dit Alice O’Connor, professeure qui étudie la pauvreté à l’université de Californie, à Santa Barbara. Nous entrons dans un territoire qui ressemble à la période précédant la ‘guerre contre la pauvreté’ dans les années 1960. C’est tout à fait stupéfiant. C’est un constat terrible sur les profondeurs de la Grande Récession mais, plus encore, sur la reprise, qui a clairement laissé de côté les plus pauvres.
L’élite américaine, qui s’est enrichie en pillant à l’étranger, mène également une guerre à l’intérieur de ses frontières. Depuis les années 1970, les mêmes mafieux en col blanc mènent une guerre contre le peuple américain, sous la forme d’une escroquerie massive et sournoise. Ils ont lentement mais sûrement réussi à vendre une grande partie de ce que le peuple américain possédait sous le couvert de diverses idéologies frauduleuses telles que le « marché libre ». C’est ‘the American way’, une gigantesque escroquerie, une grande arnaque. En ce sens, les victimes du ‘Racket’ ne se trouvent pas seulement à Port-au-Prince et à Bagdad, mais aussi à Chicago et à New York. Les mêmes personnes qui conçoivent les mythes sur ce que nous faisons à l’étranger ont également construit un système idéologique similaire qui légitime le vol chez nous ; le vol des plus pauvres par les plus riches. Les pauvres et les travailleurs de Harlem ont plus en commun avec les pauvres et les travailleurs d’Haïti qu’avec leurs élites, mais cela doit être occulté pour que le racket fonctionne.
Cette critique percutante de Matt Kennard – l’élite américaine exploite aussi le peuple américain – ressemble beaucoup à celle qu’on retrouve dans The Shock Doctrine : The Rise of Disaster Capitalism (2008) de Naomi Klein.
À mon avis, si on peut correctement reprocher au président Biden son impérialisme à l’étranger, le cas de la Palestine en étant sans doute l’exemple le plus spectaculaire, il faut nuancer notre propos lorsqu’il s’agit d’évaluer la performance de son administration relativement au bien-être de la population américaine. Que l’on pense à santé, environnement, sécurité au travail, création d’emploi, droit à un syndicat, etc., la performance de l’administration Biden a été, dans l’ensemble, fort positive. Et c’est avec raison que Biden, et beaucoup de monde avec lui, craignent l’arrivée de l’administration de Donald Trump.
Une critique cinglante des grands médias
Une première chose qui m’a profondément impressionné dans ce livre est la critique cinglante et radicale que Kennard fait des grands médias.
En lisant The Racket, je me souvenais de la critique percutante des grands médias que suscitaient chez moi les évènements tragiques et dramatiques que je vivais au jour le jour au Chili durant le coup d’état du 11 septembre 1973 et dans les mois qui l’ont suivi.
Palestine. En 2014, Kennard séjournait en Palestine pour faire un reportage. En voyant de ses propres yeux l’oppression brutale et inhumaine qu’Israël imposait au peuple palestinien, il a été non seulement profondément ébranlé, mais abasourdi par le fait qu’il n’aurait rien appris de tout cela s’il ne s’était contenté de s’informer qu’à partir des grands médias aux États-Unis :
Dans une petite maison située sur les collines de Jérusalem-Est, j’ai assisté à un microcosme de l’assassinat à petit feu d’un peuple, » affirme Kennard. « Aucun Américain lisant les journaux grand public ou regardant les informations télévisées n’aurait eu la moindre idée de ce qui se passait. Mais en le voyant de près, il était impossible de contester le crime énorme qui était perpétré avec l’argent des contribuables américains et leur soutien diplomatique.
Le fait d’être en Palestine m’a également permis de mieux comprendre comment la vérité sur ce que nos gouvernements font en notre nom est invariablement déformée par les médias. Ce décalage entre la vérité et ce qu’on nous rapporte est essentiel pour maintenir l’acquiescement passif de la population américaine aux grands crimes commis en son nom. Les pouvoirs en place sont conscients que si les gens connaissaient la vérité, cela les pousserait à mettre fin aux atrocités, comme le massacre qui est présentement commis à Gaza en 2014.
Cette prise de conscience radicale que vivait Kennard en Palestine en 2014 reflète fort bien celle que je vivais au Chili en témoignant, au jour le jour, les effets brutaux de la dictature militaire en 1974. Voici ce que j’écrivais dans mon journal à Santiago, le 20 avril de cette année-là :
Combien de messages jaillissent du sang, de la torture, de la faim et de l’oppression de ces Latino-Américains que je vois chaque jour autour de moi. Et combien de ces messages parviennent aux médias des grandes ’démocraties’ !
Combien de secondes, combien d’heures, combien de jours, de mois et d’années allons-nous continuer à écouter, comme des grands imbéciles, ces messages profonds qui nous encouragent à boire ce type de bière, à fumer cette marque de cigarettes, à acheter voitures, savon, parfums, etc.
Et combien d’étudiants, combien d’intellectuels ou soi-disant intellectuels, passent de longues heures et des journées entières à étudier, à lire, à s’imprégner de milliers d’idées, de faits, d’images et d’émotions fortes, dans l’absence quasi totale du cri émanant de millions d’êtres humains littéralement brisés dans leur dignité même, traités comme des moins que rien, utilisés et abusés, réduits en quasi-esclavage et manipulés par les mass-médias !
Si s’instruire se résume à s’insérer dans le statu quo socio-économique, l’avenir s’annonce bien triste, voire dramatique...
L’invasion du Timor oriental par l’Indonésie le 7 décembre 1975. Journaliste d’enquête, Kennard a beaucoup fouillé dans les dossiers déclassifiés. C’est ainsi qu’il découvrait une coïncidence fort révélatrice.
Le 7 décembre 1975, le jour même où le président américain Gerald Ford et le secrétaire d’État Henry Kissinger concluaient une visite officielle à Jakarta, le général Suharto envahissait le Timor oriental. N’est-ce pas une preuve on ne peut plus évidente, commente Kennard, qu’avant de procéder, le général Suharto avait obtenu le feu vert de ses deux prestigieux visiteurs ?
Le Timor oriental était le foyer d’un mouvement indépendantiste appelé Fretlinlin, dont l’idéologie de gauche le plaçait du mauvais côté de la barrière de la guerre froide et à la merci de l’armée indonésienne, poursuit Kennard. Il s’en est suivi près de 25 ans de massacres, de viols et de tortures et la quasi-destruction d’une nation. On estime que plus de 200 000 Timorais orientaux ont été tués pendant l’occupation indonésienne, soit un tiers de la population du pays. »
Ce qui étonne Kennard est le fait que les grands médias puissent, et ce sans scrupule aucun, faire ouvertement l’éloge d’un homme qui « a perpétré, au Timor oriental, l’un des pires génocides du XXe siècle.
Au moment du décès de Suharto le 27 janvier 2008, note Kennard, le Wall Street Journal affirmait dans un article que les contributions positives de l’homme qui a fait de l’Indonésie un membre respecté de la communauté internationale méritaient d’être soulignées.
Pour le grand journal d’affaires qu’est le Wall Street Journal, commente avec sarcasme Kennard, il importe peu que Suharto ait commis un des pires génocides du XXe siècle.
Comme il est bon pour les affaires, dit-il, il a automatiquement droit à un bon reportage !
Lorsque j’ai lu ce passage du livre The Racket, je me suis immédiatement souvenu de l’éditorial que publiait le plus grand quotidien conservateur du Chili, El Mercurio, le 18 aout 1973, un éditorial qui m’avait étonné et révolté.
À ce moment-là, je me trouvais à Santiago, et le gouvernement de Salvador Allende se trouvait confronté à une immense vague de protestations des milieux conservateurs, dont le fer de lance était les camionneurs. La grève de ces derniers, qui paralysait de plus en plus l’économie chilienne depuis plusieurs jours, était, comme le révéleront des documents déclassifiés, appuyée et financée par la CIA.
Les protestataires exigeaient la démission de Salvador Allende, mais les signes d’un coup d’état imminent étaient clairs.
En lisant l’éditorial du Mercurio le 18 aout, j’étais abasourdi. J’ai immédiatement commenté à ma conjointe d’alors, Wynanne, que ce quotidien faisait carrément appel à un coup d’état.
Intitulé Les communistes commencèrent le ‘Plan Djakarta’, l’éditorial rappelait qu’en 1965, l’oligarchie et les militaires en Indonésie, sous la direction du général Suharto et avec l’aide de la CIA, avaient éliminé physiquement toutes les forces populaires organisées et assis leur pouvoir sur 500 000 cadavres ‘communistes’.
Certes, affirme l’éditorial, tuer de centaines de milliers de gens de la gauche n’est pas bien beau sur le plan moral. Mais il ne faut pas oublier à ce sujet deux choses. D’une part, le massacre indonésien a été déclenché par les communistes eux-mêmes. Ceux-ci voulaient s’approprier du pouvoir en liquidant la haute officialité militaire qu’ils considéraient comme leur ennemi principal. Et ce plan échouant, la colère du peuple se tourna contre eux dans une répression qui fut généralisée, spontanée et horrible. D’autre part, c’est grâce à cette opportune répression que l’Indonésie est devenue une des principales nations du sud de l’Asie avec une économie stable et où l’ordre règne.
Le coup d’état chilien avait lieu trois semaines plus tard, soit le 11 septembre.
Une semaine plus tard, soit le 18 septembre, le journaliste Julio Arroyo Kuhn révélait dans le quotidien El Mercurio l’existence d’un Plan Z. Selon ce dernier, le gouvernement Allende aurait planifié l’assassinat, le lendemain 19 septembre et jour de fête nationale des forces armées, de différents chefs des forces armées qui s’opposaient à l’Unité populaire. Allende, selon ce plan, aurait invités des chefs militaires à déjeuner avec lui au Palais présidentiel La Moneda, où ils seraient abattus par des serveurs. Vingt-quatre heures seulement après l’assassinat, Allende annoncerait la création de la « République démocratique populaire du Chili ».
De toute évidence, et l’éditorial du Mercurio du 18 août et le plan Z qu’annonçait ce même journal le 18 septembre furent l’œuvre de la CIA.
D’une part, on sait, grâce à la Commission sénatoriale américaine Church de 1976, que les États-Unis, dans le but de renverser le gouvernement de Salvador Allende, non seulement avaient accordé des millions de dollars au quotidien El Mercurio, mais ils avaient aussi souvent influencé, voire carrément rédigé, certains de ses articles et éditoriaux. D’autre part, on sait, cette fois grâce aux documents déclassifiés, que le Plan Z n’était qu’une création de la junte militaire chilienne, avec l’aide de la CIA, afin de justifier auprès de la population le coup d’état qu’elle venait de faire une semaine plus tôt, et toute la répression barbare qui l’accompagnait.
Ce qui saute aux yeux aujourd’hui, c’est de voir que l’éditorial du Mercurio du 18 aout non seulement incitait au coup d’état mais annonçait d’avance le Plan Z qui serait utilisé par la suite pour le justifier auprès de la population. Le même prétexte utilisé pour justifier le génocide perpétré en Indonésie en 1965 est utilisé pour justifier le coup d’état des militaires chiliens.
De même que Matt Kennard dénonce avec véhémence le fait que le Wall Street Journal ose faire l’éloge de Suharto au moment de son décès, parce que ce dernier, malgré qu’il ait commis un génocide, « est bon pour les affaires », je dénonçais avec véhémence, dans Chili : le coup divin, les quotidiens chiliens El Mercurio et La Tribuna de louanger le coup d’état des militaires, parce qu’il est bon pour les affaires.
Comme par magie , affirme le Mercurio du 22 septembre 1973, la bourse redevient intéressante et tout commence à retourner à la normalité. L’attitude des investisseurs, si négative depuis trois ans, connait un changement profond : la confiance revient.
Le même jour, La Tribuna interprète le coup d’État comme le simple triomphe de « l’inexorable » loi économique de l’offre et de la demande. Aucun Chilien ne peut sous-estimer la loi de l’offre et de la demande—parce que c’est la Bourse de Londres qui détermine le sort de notre principal produit, le cuivre—et cette loi donne son verdict de façon anticipée, elle revendique et impose sa majesté : si les actions baissaient, Allende devait tomber !
Haïti et le modèle industriel d’agriculture
Dix-huit mois après le tremblement de terre qui, le 12 janvier 2010, dévastait presque toute la capitale Port-au-Prince, faisant plus de 280 000 morts, 300 000 blessés et 1,3 million de sans-abris, Matt Kennard arrivait à Haïti comme journaliste du Financial Times.
Alors que la poussière retombait encore à Port-au-Prince, la Banque mondiale, le FMI et leurs analogues régionaux, ainsi que diverses agences américaines – un partenariat qui devenait, en l’absence d’une alternative haïtienne, le gouvernement de facto d’Haïti – avaient déjà découpé le pays en différents secteurs en se les répartissant entre eux. La Banque interaméricaine de développement se voyait octroyer l’éducation et l’eau, la Banque mondiale l’énergie, tandis que l’Agence des États-Unis pour le développement international, USAID, acceptait gracieusement les nouveaux parcs industriels qu’on prévoyait mettre en place.
La privatisation massive des actifs de l’État et la transformation d’Haïti en un ‘sweatshop’ des Caraïbes - par le biais d’une production de vêtements axée sur l’exportation et d’un modèle de main-d’œuvre bon marché que les États-Unis et les IFI avaient encouragé depuis le milieu des années 1990 jusqu’aux années 2000 - devenaient ainsi une possibilité bien réelle », poursuit Kennard. « Et cela pouvait se faire avec fort peu de résistance étant donné que la société civile se trouvait décimée et le gouvernement haïtien dénudé. (...) Haïti se transformait ainsi en modèle par excellence sur le podium de la Banque mondiale et du FMI. Le « partenariat » (dans lequel le peuple haïtien ne participait aucunement) estimait que la reconstruction des capacités de l’État haïtien ne devait jouer aucun rôle dans la reconstruction du pays. La solution aux problèmes d’Haïti résidait plutôt dans la création d’un secteur privé florissant.
Kennard est scandalisé de voir le partenariat Banque mondiale, FMI, USAID, et autres agences américaines tenter d’imposer sur un pays dévasté par un tremblement de terre un modèle de développement axé sur la privatisation et l’exportation. Selon lui, la priorité aurait dû aller au renforcement des institutions publiques, et, aussi et surtout, aux capacités productives de la population, en particulier dans le domaine agricole. Haïti, dit-il, est un pays où une partie importante de la population vit dans des zones rurales. Au lieu de créer des sweatshops, ne faudrait-il pas plutôt promouvoir des terres agricoles appartenant à la communauté ? Cela non seulement permettrait aux gens de bien se nourrir mais conduirait aussi au dépeuplement d’une capitale qui se trouve à la fois dévastée et très surpeuplée.
Haïti pourrait se concentrer plutôt sur la création d’une nouvelle économie agraire, un secteur qui était florissant avant que le président Clinton ne déverse des tonnes de riz américain dans le pays dans les années 1990, détruisant ainsi l’agriculture haïtienne en faussant complètement les termes de l’échange (...). Environ 40 % de la population haïtienne, soit 4 millions de personnes, vivent dans des zones rurales. La promotion de terres agricoles appartenant à la communauté aurait instantanément dépeuplé la capitale surpeuplée et fourni un moyen durable de nourrir sa population, le surplus de cette production agricole pouvant être exporté.
Il n’en a même pas été question, affirme, avec émotion et révolte, Kennard. (...)
Les avantages financiers de ce montage pour le secteur privé américain étaient immédiatement évidents, poursuit-il. Une enquête de l’Associated Press a révélé que sur 100 dollars de contrats de reconstruction haïtiens accordés par le gouvernement américain, 98,40 dollars revenaient à des entreprises américaines. L’accent n’a jamais été mis sur le renforcement des capacités locales ; tout travail devait être sous-traité à des entreprises étrangères ou à des ONG par la CIRH. Il s’agissait de faire gagner de l’argent aux riches Américains.
Ces passages du livre de Kennard m’ont profondément impressionné car ils révèlent exactement la même problématique, voire grossière irrationalité, que j’avais moi-même observée au Nicaragua lorsque j’accompagnais les étudiants et étudiantes du Collège Dawson lors de leur stage d’un mois dans ce pays.
De 1995 à 1999, notre stage annuel avait lieu à Nandaime, qui était située à environ 10 km de Granada. Une bonne partie de la population de cette ville d’environ 40 000 habitants – c’est dans cette partie que la plupart de nos stagiaires vivaient dans une famille d’accueil – était tellement pauvre qu’elle avait beaucoup de peine à trouver de quoi manger chaque jour.
À peine trois kilomètres de Nandaime, il y avait de grands champs très fertiles où on faisait pousser, grâce à un système d’irrigation très sophistiqué, de la canne à sucre qu’on récoltait et transportait à une usine afin de produire du sucre destiné principalement à l’exportation.
Je voyais régulièrement ces terres fertiles lorsque j’allais visiter les quelques stagiaires qui habitaient dans une famille d’accueil dans la coopérative agricole Bernardino Dias Ochoa, fondée durant la révolution sandiniste des années 1980, et qui se trouvait à cinq kilomètres de Nandaime.
L’usine productrice de sucre, me disait-on, employait peu de personnes et avait tellement de mal à faire du profit que tout le monde s’attendait à ce qu’elle ferme dans un proche avenir.
Comme je cultivais, au Québec, mon propre petit jardin, où je produisais salade, pommes de terre, carottes, choux, brocoli, fèves, rhubarbe, piments, tomates, concombres, zucchinis, oignons, etc., j’étais conscient que si la population de Nandaime, surtout les gens des quartiers pauvres où habitaient nos stagiaires dans une famille d’accueil, avait pu utiliser ses terres fertiles pour produire ce que moi-même j’arrivais à produire chez moi, elle aurait non seulement de quoi se nourrir très bien chaque jour, mais en plus, elle aurait joui d’un surplus qu’elle aurait pu vendre afin de se procurer les autres biens dont elle avait besoin. De plus, elle aurait pu, comme je le faisais au Québec, utiliser du compost pour enrichir la terre et éviter d’utiliser de l’engrais chimique et tous les autres produits si nocifs pour l’environnement qui caractérisent une agriculture industrielle. Enfin, elle aurait pu aussi éventuellement produire oranges, bananes, ananas, citrons, mangues, avocats, etc.
Cela me paraissait d’autant plus évident qu’au Nicaragua, contrairement au Québec où la période de production ne s’étend que de mai à septembre, il est possible, grâce au climat doux et à l’irrigation, de produire pendant les douze mois de l’année.
Une telle situation me scandalisait et me paraissait carrément illogique et irrationnelle. D’où vient, me demandai-je à plusieurs reprises, cette situation si peu logique par rapport au bien-être réel de la population ?
La seule réponse qui, grâce à mes lectures sur l’histoire du Nicaragua, me venait à l’esprit, c’est le modèle de développement économique mis en place au Nicaragua par les colonisateurs espagnols. Un modèle où ces derniers, dans le but d’accroitre leur richesse personnelle, expulsaient systématiquement les indigènes de leurs terres et instauraient une agriculture fondée sur l’exportation, notamment le coton, le sucre, le bétail, etc.
J’étais d’ailleurs conscient que ce modèle de développement, comme le souligne l’Américain Bruce Rich dans son livre Mortgaging the Earth : The World Bank, Environmental Impoverishment, and the Crisis of Development (1994), est de plus en plus remis en question. Non seulement parce qu’il conduit à l’appauvrissement de la population, mais aussi parce qu’il est un désastre sur le plan écologique. Rich dénonce vigoureusement ce modèle qui, selon lui, proviendrait fondamentalement des pays européens colonisateurs.
Le développement économique est une idée relativement nouvelle dans l’histoire, qui s’est répandue à partir de l’Europe occidentale au XVIIe siècle pour conquérir le monde au cours des trois siècles suivants, affirme Rich.
Aujourd’hui, poursuit Rich, ce modèle est propagé et soutenu par ces mêmes pays, et en particulier par la grande puissance américaine, via des institutions financières comme la Banque mondiale. Cette dernière, selon ce que Rich a découvert dans sa longue et très impressionnante enquête, a tendance à produire ses propres rapports sur l’impact de ses projets, en prenant soin de voiler systématiquement au regard du public les dégâts gigantesques qu’ils ont, d’une part, sur les plus pauvres de la planète et les sans voix et, d’autre part, sur l’environnement.
Un message, un commentaire ?