Édition du 23 avril 2024

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Québec

Québec a abandonné son personnel de santé de première ligne

Tout comme les personnes âgées dont elles s’occupent, les infirmières et les aides-soignantes sont sous-estimées, ce qui a des conséquences tragiques. (Note du traducteur : Le féminin inclut le masculin dans ce texte.)

tiré de : Entre les lignes et les mots 2020 - n°19 - 2 mai

Lorsque le premier ministre du Québec, François Legault, a lancé la semaine dernière son appel désespéré à un plus grand nombre de travailleuses de la santé de première ligne, qui implorait les médecins généralistes et spécialistes de venir en aide aux foyers pour personnes âgées qui manquent cruellement de personnel – et où plus de la moitié des décès de COVID-19 ont eu lieu jusqu’à présent au Québec – j’ai compris son désespoir, mais j’ai été gênée par l’image donnée et le langage utilisé.

« Je comprends que les médecins sont surqualifiés pour faire le travail des infirmières dans les CHSLD, a-t-il dit. Je sais que ce n’est pas amusant, a-t-il dit, mais il n’y a personne d’autre pour le faire. »

Quand sa conférence de presse a pris fin, il avait déjà répété le mot « surqualifié » deux ou trois fois de plus, en faisant référence aux médecins. À chaque fois, j’ai été hérissée de colère.

Cette insistance du premier ministre québécois à constamment mettre l’accent sur la façon dont les médecins sont « surqualifiés » pour faire le travail des infirmières et des aides-soignantes était profondément révélatrice de la façon dont notre société sous-estime ces professions vitales. C’est non seulement vrai en ce qui concerne leur rémunération, mais aussi dans la perception du public, deux indicateurs qui vont souvent de pair.

Les médecins ne sont PAS surqualifiés pour faire le travail des infirmières ! Ce sont deux professions complètement différentes dans le domaine de la médecine, toutes deux cruciales et nécessaires à leur manière, ainsi que le rôle des préposées aux bénéficiaires (PAB) comme on les appelle ici au Québec. Si c’est ainsi que nous parlons de ces professions (sans parler de leurs pathétiques salaires), faut-il s’étonner que les maisons de retraite et les hôpitaux du Québec soient depuis si longtemps à court de personnel et sous-équipés, et que ces établissements soient maintenant laissés à eux-mêmes ? Le personnel de première ligne, tout comme les résidentes des maisons de retraite, est aujourd’hui forcé de se débrouiller avec les moyens du bord.

Rien d’« élémentaire » à cela

« Comment osent-ils appeler cela des soins élémentaires, comme si ce travail était sale et simpliste ? », m’a dit Natalie Stake-Doucet, une infirmière clinicienne diplômée actuellement déployée dans un CHSLD, et présidente de l’Association des infirmières et infirmiers du Québec, lorsque je lui ai demandé son avis.

« Sans nourriture, sans eau et sans bains, c’est la mort. Ce sont des soins de vie, des soins vitaux. Et dans les CHSLD, il s’agit de soins très complexes. Les médecins, à moins qu’ils ne soient gériatres (et même alors), ne savent pas comment nourrir ou baigner en toute sécurité des personnes âgées fragilisées. »

Cette tendance à la hiérarchisation des travailleurs de la santé peut également avoir contribué à la réticence du gouvernement et des échelons supérieurs du réseau de la santé à écouter les travailleuses et travailleurs de première ligne lorsque ces personnes ont sonné l’alerte.

Dès le 9 avril, l’Association des infirmières et infirmiers du Québec a envoyé une note de politique générale au ministère de la Santé, le mettant en garde contre les conséquences de l’inaction ; cette note comprenait des recommandations urgentes en vue d’enrayer l’épidémie dans les maisons de retraite.

« Les infirmières-praticiennes expriment actuellement leur détresse face à des conditions de travail qui ne répondent pas aux besoins les plus fondamentaux de leur patientèle et face au manque d’écoute de leur jugement clinique sur la situation dans plusieurs établissements de soins de longue durée », peut-on lire dans cette note.

Pourtant, la province, décidée à éviter une surcharge de patientes dans les urgences des hôpitaux, n’a pas donné la priorité aux centres hospitaliers de soins de longue durée avant qu’il ne soit trop tard. Cette bombe à retardement a fait exploser le triplé d’un sous-financement, d’un manque d’équipements de protection de base et de la fragilité des résidents.

« Nous aurions pu éviter cela si nous avions réellement fait confiance aux employées de première ligne dans les CHSLD, si nous les avions écoutées », poursuit Mme Stake-Doucet. « Au début, on ne nous a pas alloué de masques parce qu’on ne nous faisait pas confiance pour les utiliser “judicieusement”. Dans certains cas, des cadres de CIUSSS ont retiré des équipements de protection individuels (ÉPI) des CHSLD pour les ajouter à la réserve de l’hôpital, c’est pourquoi nous n’avions rien. Si on nous avait permis d’utiliser les bons EPI (et si on leur avait enseigné comment s’en servir), nous ne serions pas dans cette situation aujourd’hui. De plus, les réformes imposées par l’ancien ministre de la Santé Gaétan Barrette ont paralysé la capacité de réaction rapide de notre système. Beaucoup de gens ne savent toujours pas qui fait quoi depuis que tant de postes de direction ont été fusionnés. »

Les travailleuses de première ligne sacrifiées

Des travailleurs de la santé de première ligne au Québec

Le sous-financement chronique et la sous-estimation de ces tâches vitales de première ligne, exacerbés par l’âgisme et une réticence à prioriser les soins aux personnes âgées, ont inévitablement mis en danger tant les résidents que le personnel.

Samedi dernier, Victoria Salvan, une aide-soignante ayant 25 ans d’expérience dans le domaine des soins de santé, est décédée seule à son domicile des suites de la COVID-19. Elle enchaînait des doubles quarts de travail dans la « zone chaude » du CHSLD Grace Dart, l’un des plus touchés par le virus, et dans un établissement de soins de longue durée où le personnel se plaignait (de façon anonyme, par crainte de représailles) d’un manque d’équipements de protection. Décrite par ses collègues comme « l’une des meilleures » qui « s’occupait de tout le monde avant de penser à elle », Madame Salvan n’était qu’à quelques mois de sa prise de retraite.

D’origine philippine, Madame Salvan est le parfait exemple du type de travailleuse de première ligne si souvent exploitée jusqu’à la corde et sacrifiée en raison de la négligence gouvernementale et des réductions budgétaires. Si vous avez déjà passé un certain laps de temps dans un hôpital, vous aurez certainement remarqué que les aides-soignantes, les aides-infirmières et les infirmières sont en grande majorité des femmes et souvent issues de l’immigration. Ce n’est pas un hasard. Beaucoup de ces emplois sont très pénibles et souvent ingrats, et le salaire médiocre ne dédommage jamais ces personnes de ce qu’elles font quotidiennement pour leur patientèle. Et quiconque travaille en étroite collaboration avec elles le sait très bien.

L’importance d’aides-soignantes attentionnées

J’ai contacté une jeune infirmière que j’avais récemment « rencontrée » dans un groupe Facebook secret, composé de personnes dont des parents résident en CHSLD et qui attendent désespérément des nouvelles d’eux. Cette infirmière (qui a accepté de me parler sous le couvert de l’anonymat) a été suffisamment compatissante pour non seulement s’occuper de ses tâches quotidiennes d’infirmière, mais aussi de prendre et d’afficher quotidiennement des vidéos et des photos des résidentes âgées pour que leurs familles, coupées d’eux en ce moment, puissent les voir et trouver un peu de paix momentanée. C’est une chose si élémentaire, mais dont on a si désespérément besoin et qui est si profondément humaine que j’ai été émue. Je voulais lui parler de l’importance des soins infirmiers. Au lieu de cela, elle s’est lancée dans une étonnante défense des aides-soignantes et de leur travail indispensable, parce qu’elle avait travaillé comme telle par le passé.

« L’importance d’avoir des préposées régulières, compétentes et attentionnées ne peut être surestimée dans les soins de longue durée », m’a-t-elle dit. « Chaque résidente a une routine à laquelle elle aimerait se conformer, et le fait que la PAB connaisse ces besoins et soit capable d’assurer ces soins est primordial pour qu’elle se sente à l’aise. Une personne qui s’efforce de trouver les ressources nécessaires pour assurer l’exécution de cette routine est très appréciée des résidentes. Servir une tasse de thé à cette résidente alors que tous les autres reçoivent un café signifie beaucoup pour elle. Il est important de savoir comment poser correctement son dentier, avec la bonne quantité de crème adhésive. Il est important de savoir comment mettre et retirer les appareils auditifs et comment ouvrir le boîtier au coucher pour que la pile ne s’use pas. Il est essentiel de savoir qui a besoin de crèmes spéciales et où les appliquer, qui a besoin de bas de contention et comment les enfiler correctement. »


« Plus que toute chose, le ou la PAB doit défendre ses résidentes, en particulier dans un service Alzheimer. Il s’agit de veiller à leurs intérêts et de signaler les lésions cutanées avant qu’elles ne deviennent des plaies de lit. Il faut signaler les ecchymoses et les coupures, les rougeurs qui pourraient indiquer une infection oculaire, et toute difficulté avec la nourriture et la boisson. La PAB est celle qui passe le plus de temps auprès des résidentes et elle s’occupe d’elles dans la plus grande intimité. »

Certains de ces actes peuvent vous sembler « élémentaires », puisqu’ils ne nécessitent pas des années d’études et un diplôme universitaire. C’est le cas jusqu’à ce que vous soyez vieille et frêle dans une maison d’hébergement, coupée de votre famille à cause d’un virus mortel, et comptant sur la gentillesse et la compétence du personnel pour rendre votre vie tolérable. Soudain, la somme de ces actes définit tout votre vécu : la qualité de votre vie quotidienne, votre dignité et la façon dont vous vivrez vos dernières années. Peut-être, la façon dont vous allez mourir. Il n’y a rien d’élémentaire dans ces actes. Ces travailleuses et travailleurs de la santé jouent un rôle essentiel.

Un cercle vicieux

« Le personnel des soins de longue durée est extrêmement sous-estimé », explique cette infirmière. « Il n’en serait pas ainsi si les personnes âgées étaient traitées avec le respect qu’elles méritent. Tout le système de santé s’est – si je peux me permettre de parler franchement – chié dessus à cet égard. »

Et c’est précisément le nœud du problème. Nos personnes âgées sont sous-évaluées, et elles sont principalement prises en charge par une main-d’œuvre qui est également sous-évaluée. Il est devenu évident que ces femmes n’ont tenu le coup que grâce au travail (également sous-évalué et, en plus, non rémunéré) d’aidantes familiales qui ont pu combler les lacunes créées par le manque de financement et de soins.

Maintenant que la COVID a mis en pleine lumière les nombreuses lacunes de notre système de santé, on voit le gouvernement du Québec envoyer sans armes au front ce personnel de première ligne. Ces « anges gardiens » et ces « héroïnes » ont en fait été abandonnées et laissées à elles-mêmes. Comme l’a dit une collègue de Salvan dans une récente interview, elles et ils n’ont en fait comme arsenal que des couteaux au beurre, au lieu de véritables armes pour combattre un virus mortel.

« Posez la question à n’importe quelle travailleuse en soins de longue durée », dit Mme Stake-Doucet, « tout le monde savait exactement ce qui allait arriver. Comme d’habitude, nous avons été complètement ignorées. Et des gens sont morts. Beaucoup de gens. C’est ce qui est le plus difficile pour mes collègues. C’est comme une colère désespérée. Vous pleurez des larmes de colère tout en assurant les soins parce que nous savons que cela aurait pu être évité. »


Toula Drimonis

Toula Drimonis est rédactrice, éditrice et productrice d’informations indépendante, chroniqueuse primée, ex-directrice de l’information, Montréalaise trilingue, présente sur la scène nationale et internationale. Elle a travaillé dans la presse écrite, à la télévision et à la radio. Elle est accro à l’information, accro aux médias sociaux, et c’est une activiste surcaféinée. Elle aime aussi les livres, les mèmes, le féminisme et le vin.

Version originale : https://cultmtl.com/2020/04/quebec-has-abandoned-frontline-healthcare-workers/

Traduction : TRADFEM avec l’accord de l’autrice.

Toula Drimonis

Toula Drimonis est une journaliste indépendante basée à Montréal qui œuvre dans l’industrie des médias depuis près de quinze ans. Grecque, allophone, militante féministe, sont les multiples identités qui l’habitent et qui la façonnent à travers son combat, qui ne vient pas sans heurt, pour provoquer des changements dans notre société. (agitatrices.com)

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