L’Amérique latine dans le viseur
HS : Quelle est, selon toi, la situation actuelle de l’Amérique latine et ses perspectives ?
FG : Il est difficile d’en parler en peu de mots ! Cependant, disons que la région se trouve dans un cycle de croissance macroéconomique basée essentiellement sur les exportations de matières premières et de ressources naturelles, tout en ayant réussi l’amélioration de la situation concrète de larges secteurs de population et obtenu une certaine stabilité politique démocratique au regard des années 1980 et 1990. Dans le même temps, la polarisation sociale persiste et les oligarchies se consolident, bien que les inégalités se réduisent légèrement dans la plupart des pays, ce qui n’est pas négligeable.
Il faut rappeler que nous sommes à quinze ans du triomphe de Hugo Chávez au Venezuela. Plus d’une décennie de victoires électorales et gouvernements se situant à gauche des échiquiers politiques, allant d’exécutifs nationaux-populaires plus ou moins radicaux à d’autres « progressistes » ou sociaux- libéraux ; soit des années de recul significatif des droites (néolibérales ou réactionnaires) et de reconquête de souveraineté face aux géants du Nord. Cependant, voient désormais le jour une crise croissante de cette impulsion initiale et des tensions de tout côté au sein du « progressisme national » latino-américain. Et ce, y compris au Venezuela, pays dans lequel se maintiennent -en légère diminution- la croissance économique, la baisse des inégalités et les importants acquis sociopolitiques du chavisme, mais sans dépasser un modèle d’accumulation capitaliste rentier, combiné à de graves problèmes de spéculation, de ravitaillement et d’inflation. L’actuelle tentative de déstabilisation de la part des franges de la droite insurrectionnelle contre le gouvernement de Nicolas Maduro, avec le soutien des néoconservateurs états-uniens, s’inscrit dans une stratégie de la tension qui cherche à approfondir les faiblesses intrinsèques du « chavisme sans Chávez », pour balayer le processus bolivarien de la région. Une option, peu probable en l’état, mais qui modifierait brusquement l’ensemble des rapports de forces continentaux.
Globalement, on observe une reprimarisation des économies. Le Brésil qui disposait d’un appareil productif et manufacturier relativement consolidé recule aussi sur ce plan, au profit d’une agro-industrie orientée vers les exportations massives de transgéniques et biocarburants. Cette régression est le produit d’une nouvelle division internationale du travail au sein du système monde, modelée en partie par les multinationales et les puissances capitalistes « émergentes » comme la Chine. Nous sommes confrontés à un nœud gordien qu’aucun gouvernement de la région n’a pu trancher et qui affecte la capacité de changement radical et de transformation des sociétés latino-américaines. Ce modèle est prédateur au niveau de l’environnement, mais également au plan démocratique et socioéconomique. Cette nouvelle vague de dépendance ne pourrait être atténuée ou combattue qu’à travers l’intégration alternative et post-capitaliste des pays latino américains, ce qui n’apparaît pas à l’horizon pour l’instant. L’Alba ne progresse guère, de même que le Mercosur, qui ne représente -de plus- pas une alternative. La CELAC constitue une avancée réelle, bolivarienne, au plan diplomatique et politique, comme espace de dialogue et de recherche d’accords négociés sans les Etats-Unis mais avec Cuba, ce qu’il faut saluer car c’est un pas essentiel, mais elle n’est pas un espace de transformation et de co-développement économique régional, du fait notamment de son hétérogénéité interne.
Dans ce contexte, on peut entrevoir un nouveau cycle de mouvements sociaux et environnementaux. Ces mobilisations sont aussi un écho différé à ce qui s’est produit au début des années 1990, avec les puissants mouvements indigènes en Equateur, la défense de l’eau en Bolivie et, juste avant, avec le « caracazo » au Venezuela ou encore, au début des années 2000, en Argentine. Aujourd’hui, ces mouvements -anciens et nouveaux- font face aux stratégies impérialistes et megaextractivistes, comme à la déprédation des ressources et des territoires par les multinationales. Au Pérou, les mobilisations contre le projet Conga dans la région de Cajarmaca sont très fortes. En Argentine, elles visent la production de soja et le projet de « Ville Monsanto », près de Cordoba qui prétend construire 270 silos de maïs transgénique pour toute la région. La mobilisation des comuneros a pour l’instant paralysé sa construction. Il y a aussi des résistances importantes contre le projet minier de Barrick Gold, à la frontière du Chili et de l’Argentine, en pleine cordillère des Andes et de la zone de glaciers, etc. Les protestations collectives visent également les gouvernements de centre-gauche car aucun n’a été capable jusque là de s’opposer aux stratégies des transnationales et d’accumulation par dépossession. A l’inverse, les exécutifs les encouragent la plupart du temps. Ainsi, le gouvernement de Rafael Correa, au nom de la lutte contre la pauvreté, accorde de nouvelles concessions minières, accuse les activistes ou certaines ONG écologistes de comportements « infantiles » - voire les menace ouvertement- et, en abandonnant le projet Yasuni, renonce à l’idée originale de préserver pour partie l’Amazonie, faute – c’est vrai – de financement des pays du Nord et du soutien international attendu.
Des auteurs marxistes comme James Petras et Henri Veltmeyer affirment que plutôt que de postnéolibéralisme, il conviendrait plutôt de décrire la généralisation d’un « nouvel impérialisme du XXIe siècle » [5]. Certaines communautés indigènes et forces militantes revendiquent ainsi de manière croissante la recherche d’une voie qui soit à la fois postextractiviste et postcapitaliste, évoquant le « bien vivre », la distribution des richesses et l’écosocialisme. Les conflits miniers et environnementaux s’aggravent et vont s’intensifier dans les prochaines années. Ils montrent les limites des stratégies de reformes « par en haut », institutionnelles-électorales, du type « révolution citoyenne », qui pensent pouvoir amorcer la démocratisation des structures économiques et du modèle d’accumulation hégémonique en Amérique latine, sans procéder à une expropriation massive du capital national et transnational, sous contrôle des populations mobilisées. Vaste programme ? Certes. Mais les nouveaux conflits en cours et en gestation sont liés à cette problématique complexe et conflictuelle. On peut voir venir un autre thème dans ce sillage : celui « du droit à la ville », au travers des luttes menées au Brésil et au Mexique par les groupes sociaux pauvres et de classe moyenne, qui réclament l’amélioration de services urbains comme les transports, l’hygiène, la sécurité, la santé et la défense des espaces urbains au service de toutes et tous.
Unir les salariés, construire les alternatives
Enfin, dernière problématique de poids : le travail et ses conflits avec le capital. L’organisation syndicale, le droit de grève, le salaire minimum, la sécurité et la protection sociale, les lutte pour le droit à la retraite, tout cela reste au centre des préoccupations de millions de latino-américain-ne-s et le cœur de luttes multiples et éparses, alors qu’une mobilisation puissante et coordonnée des salarié-e-s fait défaut et que l’ampleur de la précarité (et du secteur informel) sont des obstacles parfois insurmontables au moment de se mobiliser syndicalement. C’est là que la recherche de l’unité des classes mobilisées apparaît comme fondamentale. C’est d’ailleurs pourquoi je n’étais pas d’accord lorsque la CUT chilienne a appelé à voter pour Bachelet, ce que la présidente de la CUT comme militante communiste aurait pu faire à titre personnel, mais pas au nom de la centrale syndicale ! Le grand dirigeant du mouvement ouvrier qu’était Clotario Blest s’est toujours opposé à ce que le mouvement syndical perde son indépendance de classe et adopte des positions politiques électoralistes, susceptibles de diviser les travailleurs, et cela même durant le gouvernement Allende.
Comme je l’ai exprimé dans un petit livre collectif récent – et qui vient de paraitre en espagnol en Equateur [6] –, il est nécessaire de reconstruire le mouvement syndical à partir de la base, évitant les instrumentalisations électorales par les partis traditionnels. Ce qui se passe aujourd’hui au Mexique autour du syndicat mexicain des électriciens (SME) est aussi intéressant car ils sont parvenus à impulser une nouvelle centrale combative, tout en appuyant la création de l’Organisation politique du peuple et des travailleurs (OPT), une organisation politique qui se veut indépendante. Le sociologue Atilio Borón insiste dans ses diverses publications sur la nécessaire coordination et articulation nationale et internationale des salarié-e-s, loin de l’idée de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Nous faisons en effet face à des adversaires puissants, qui eux sont unis dans de grandes organisations corporatives, très structurées, et qui étendent leur action au-delà des frontières, disposent de la police et de l’armée, de medias de masses et de l’hégémonie culturelle, etc. Les Etats-Unis ont ainsi en Amérique latine des dizaines de bases militaires. Les travailleurs et les secteurs populaires doivent s’organiser en conséquence et avec des instruments politiques qui leurs soient propres, sans quoi tout discours sur le « socialisme du XXI· siècle » serait vain. Il faut aussi tirer des enseignements des diverses expériences et émancipations concrètes existantes, qui pourraient servir de guide depuis les cas des entreprises abandonnées par les patrons qui ont été remises en marche par les travailleurs (telle que Ex Zanon – Fasinpat en Argentine) jusqu’à l’expérience historique des Cordons industriels au Chili ou encore, dans un autre contexte, l’expérience exceptionnelle de l’autogouvernement zapatiste, qui a déjà vingt ans.
Menaces contre la paix et les processus démocratiques
Il faut également, il me semble, porter le regard en particulier vers la Colombie et le Venezuela, non pas seulement à partir de la géopolitique latino-américaine, mais aussi selon un point de vue global. Dans le cas du Venezuela, les motifs sont évidents surtout lorsqu’au sein du chavisme de multiples tensions sont potentiellement explosives face à une opposition néolibérale très agressive. La victoire électorale du chavisme au cours des élections municipales du 8 décembre dernier est évidemment importante pour la continuité et légitimité du processus. Mais la vision triomphaliste ou unilatérale de certains analystes de gauche est très problématique. Plusieurs des textes que nous avons publié dans Rebelion.org indiquent un mécontentement croissant au sein du « peuple bolivarien » et les galères quotidiennes face à la corruption, les difficultés économiques, l’insécurité, tandis que la bourgeoisie accumule toujours des privilèges démesurés et organise la fuite de capitaux la plus massive de l’histoire récente de l’Amérique du Sud. La meilleure manière de combattre la stratégie de la tension de Leopoldo López n’est pas de chercher la paix ou la conciliation avec les putschistes d’hier ou avec Fedecamaras (le grand patronat), mais plutôt de répondre par des mesures énergiques aux attentes des classes populaires, tout en laissant s’exprimer la critique et le mouvement ouvrier de manière autonome.
D’un autre côté, il y a la Colombie, pays clé de la présence des Etats -Unis dans la région, non seulement au travers du « Plan Colombia » et de l’Alliance du Pacifique, mais aussi au moyen des millions de dollars investis dans les opérations secrètes des services du renseignement militaire états-uniens (faits confirmés par les révélations d’Edward Snowden). Il faut suivre de près l’évolution des négociations de paix menées à La Havane par le président Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), tout comme la prochaine élection présidentielle en Colombie. La tentative de destitution scandaleuse du maire de Bogota, Gustavo Petro, est une attaque directe contre toute perspective de paix avec transformation sociale et réforme agraire, espérance de millions de paysans déplacés et citoyen-ne-s de ce pays. A travers la destitution d’un dirigeant populaire pourtant très modéré, l’Etat et les classes dirigeantes disent en filigrane au peuple colombien : « il y aura la paix dans la mesure du possible et surtout pour rassurer les investisseurs étrangers. Mais tous ceux qui ont l’intention de défier l’ordre social seront punis ». Si l’on connait l’histoire sanglante de l’Union patriotique (et son extermination dans les années 1980), c’est un message effrayant non seulement pour les dirigeants des FARC qui pensent revenir à la vie civile, mais aussi pour les militant-e-s des mouvements sociaux. Là aussi, la solidarité internationale et nos campagnes unitaires seront déterminantes.
Notes
[1] La « Concertation de partis pour la démocratie » a gouverné le Chili de 1990 à 2010 et est une coalition qui regroupe le PS, la Démocratie-chrétienne et plusieurs petites organisations social-démocrates ou de centre.
[2] Voir Franck Gaudichaud, ESSF (article 30673), « Un dimanche de vote à Santiago du Chili », 18 décembre 2013 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30673
[3] www.michelle bachelet .cl/ programa
[4] Lire à ce sujet : Christophe Ventura, « Des projets concurrents pour l’intégration régionale de l’Amérique du Sud », 1er janvier 2014 : http://www.medelu.org/Des-projets-concurrents-pour-l
[5] Lire : Henry Veltmeyer and James Petras (ed.), The New Extractivism. A Post-Neoliberal Development Model or Imperialism of the Twenty-First Century ?,Zed Books, 2014.
[6] Voir Franck Gaudichaud (coord.), Amériques Latines : Emancipations en construction, Syllepse, Paris, 2013.
* http://www.medelu.org/Regards-critiques-sur-le-Chili
* Article traduit de l’espagnol par Denise Mendez. Version révisée et actualisée par l’auteur du texte publié dans la revue Punto Final, Santiago, n° 797, janvier 2014 (www. puntofinal.cl).