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Europe

« Séparatisme » : Les mots, les actes et la loi

« Séparatisme » : jouer sur le terrain de l’extrême droite est voué à l’échec

En s’appropriant les obsessions de Marine Le Pen, certains membres du gouvernement et la majorité jouent avec le feu. Comme un récent article de recherche le démontre, cette stratégie est impuissante à enrayer le vote pour l’extrême droite voire le favorise.

17 février 2021 | tiré de mediapart.fr

En une semaine, une étape cruciale a été franchie dans la validation, par la parole publique gouvernementale, des obsessions identitaires du Rassemblement national (RN). On a vu le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en direct à la télévision, accuser de « mollesse » Marine Le Pen à l’égard de l’islam. Peu après, une porte-parole de La République en marche (LREM) regrettait candidement l’absence de la députée d’extrême droite à l’Assemblée nationale sur « le sujet dont elle raffole, le séparatisme » – que l’exécutif a en effet choisi de mettre à l’agenda parlementaire, en pleine crise sanitaire, économique et sociale.

Puis la ministre chargée de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal, est venue donner du crédit aux thèses les plus fantasques sur la diffusion massive de l’« islamo-gauchisme » dans la société et à l’université. Thèses déjà récupérées, il y a quelques mois, par Emmanuel Macron, puis son ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, pour les mêmes raisons politiques.

Dans la mesure où ces propos relèvent de la conviction, il n’y a rien d’autre à faire que de prendre acte d’un brouillage des repères funeste de la part de responsables politiques qui ont argué, et argueront peut-être à l’avenir, de la nécessité de « faire barrage » à l’extrême droite. Dans la mesure où ces propos s’inscrivent dans une stratégie de compétition avec le parti de Marine Le Pen, ou de siphonnage continu de ce qui reste de l’électorat de droite traditionnelle, il y a cependant une alerte à faire : ça ne marche pas.

Autrement dit, selon la formule consacrée, le risque est non seulement celui du déshonneur, mais aussi de la défaite – ou du moins, la progression de l’extrême droite dans les têtes et dans les urnes. C’est ce que vient de confirmer un article académique de science politique, tout juste publié par Tarik Abou-Chadi, Denis Cohen et Markus Wagner dans le Journal of ethnic and migration studies, une revue universitaire à comité de lecture, basée au Royaume-Uni.

Les auteurs s’intéressent aux dynamiques de la compétition entre partis de droite radicale et « partis de centre-droit » (en fait, des grands partis conservateurs, démocrates-chrétiens et libéraux). Ces derniers, relèvent-ils, ont perdu de plus en plus de voix au profit des premiers au fil des décennies, au point que leurs plus grosses pertes électorales se soient dirigées vers cette famille dans les années 2010.

Inversement, les partis porteurs d’idéologie nativiste, c’est-à-dire ceux qui véhiculent une conception culturellement, voire ethniquement homogène de la nation, et entendent privilégier les autochtones en son sein, ont bien plus bénéficié de défections d’électeurs de droite que de n’importe quelle autre force politique. Par rapport à d’autres contributions sur le même sujet, l’avantage de l’article est de couvrir les années les plus récentes, et d’investiguer en particulier les conséquences des grandes crises ayant affecté l’Europe (celle de 2008 en matière économique et sociale, et celle de 2015 en matière migratoire).

Comme dans toute étude quantitative de ce type, les résultats dépendent de la pertinence et de la qualité des mesures choisies. À cet égard, les auteurs se sont appuyés sur plusieurs bases de données reconnues dans la discipline (European Social Survey, Comparative Study of Electoral Systems, European Voter Project et Manifesto Project). La sélection des cas s’avère elle aussi cruciale, et peut paraître ici critiquable : avec onze pays couverts, ce ne sont pas l’ensemble des démocraties occidentales, même consolidées, qui sont passées au crible.

L’étude a néanmoins le mérite d’objectiver, à une grande échelle et sur la durée, des phénomènes politiques difficiles à apprécier au cas par cas. Au lieu que la discussion soit alimentée par la mobilisation à l’envi d’exemples et contre-exemples, la voici éclairée par des résultats systématiques et, en l’occurrence, plutôt nets. 

Si l’hostilité à l’immigration et au multiculturalisme est de longue date le moteur principal du vote pour la droite radicale, les auteurs constatent que l’importance de cette dimension s’est accentuée depuis les crises de 2008 et 2015. Plus cette hostilité est marquée chez un électeur, plus celui-ci est disposé à choisir la droite radicale plutôt que la droite mainstream.

L’expression de difficultés économiques et la demande de redistribution, par contraste, constituent des variables de « prédiction » bien plus faibles du vote pour la droite radicale. Elles ont toutefois gagné en importance depuis la grande crise économique – on se souvient d’ailleurs que le Front national, alors au plus bas, a commencé à se redresser à partir de 2009. L’évolution n’est pas contradictoire avec la première, dans la mesure où un désir de plus grande solidarité peut tout à fait s’exprimer « entre natifs », contre les « gros » et les élites, mais aussi et surtout les déviants et les étrangers à la communauté nationale (bien davantage à portée de main).

Analysant plus précisément les « bascules » du centre-droit à la droite radicale, les trois politistes ne trouvent pas de lien explicatif avec des évolutions concrètes du contexte socio-économique, qu’il s’agisse du taux de chômage ou de la part des étrangers dans la population totale. Ces deux indicateurs sont certes assez frustes, mais il est frappant d’observer que la variable la plus puissante, en comparaison, est la mise en avant de l’enjeu migratoire dans le discours politique.

Plus elle est forte, plus elle favorise le vote pour la droite radicale, ainsi que nous l’avions analysé en 2018 dans le cas suédois, où la population était pourtant, dans son ensemble, moins hostile aux immigrés que par le passé. Autrement dit, il s’agit d’une question de politisation, de domination de l’agenda par un enjeu, laquelle est non seulement déterminée par le contexte, mais aussi par l’activisme d’entrepreneurs de cause et les choix stratégiques des partis de gouvernement.

Les auteurs de l’article insistent donc sur la façon dont l’enjeu migratoire est collectivement approprié par le système partisan. À cet égard, notent-ils, les partis de centre-droit ont beau faire varier leurs positions pour coller à la droite radicale, que ce soit sur la dimension économique ou culturelle, cela n’a guère d’effet. Pis, les auteurs ont trouvé une association entre un durcissement unilatéral des partis de centre-droit sur l’immigration, et la fuite de leurs électeurs vers les concurrents nativistes (de la « copie vers l’original », selon la célèbre formule de Jean-Marie Le Pen). « Des déplacements programmatiques droitiers [sur le sujet], écrivent les trois politistes, augmentent significativement des pertes brutes vers les partis de droite radicale. »

Si ces derniers profitent à ce point de la saturation du débat public par les questions d’immigration, d’identité nationale et de multiculturalisme, c’est non seulement parce que ces enjeux sont au cœur de leur offre politique, mais aussi parce qu’ils sont jugés plus crédibles que d’autres partis.

C’est ce que souligne auprès de Mediapart Mathieu Gallard, directeur d’études à Ipsos, pour qui le caractère « systématique » de ce résultat doit être pris au sérieux. « Sur la confiance accordée pour faire face à l’islam radical, on mesure une avance considérable du RN sur LREM. C’est vrai de manière générale, mais cela apparaît de façon très nette lorsqu’on s’intéresse aux seuls sympathisants LR. » Si les propos de ces derniers jours s’inscrivent dans une stratégie consistant à piller toujours plus la droite d’opposition de ses électeurs, l’opération apparaît donc risquée. 

Les plus indulgents, ou les plus fervents soutiens de LREM, pourront toujours arguer que ce parti n’a pas la même généalogie que la droite classique. Ce serait passer un peu vite à côté du fait qu’aujourd’hui, une majorité de la base LREM provient ou se positionne à droite. Surtout, la lourde responsabilité d’augmenter la « saillance » des enjeux migratoires et identitaires peut tout à fait être endossée par d’autres grands partis de gouvernement que la seule droite : c’est ce qui s’est produit en Suède, mais aussi au Danemark où les sociaux-démocrates n’ont pas hésité à prendre des positions très dures. Manuel Valls aurait-il été candidat du PS en 2017 que l’ambiance de l’élection n’aurait pas été la même (la prédominance des enjeux socio-économiques fut assurée par les campagnes de Mélenchon, Hamon et… Macron). 

Les plus dubitatifs tenteront quant à eux de mobiliser des contre-exemples, mais ceux-ci se révèlent rares – ils n’invalident donc pas un raisonnement à plus grande échelle – et parfois peu convaincants. Il n’y a guère qu’en Autriche où la stratégie anti-migration du chancelier conservateur Sebastian Kurz semble avoir porté ses fruits. S’il a été aidé par des scandales de corruption ayant frappé son concurrent d’extrême droite, il faudra surtout juger sur la durée. De ce point de vue, avec le bénéfice du recul, le précédent français de 2007 apparaît peu probant. À l’époque, Nicolas Sarkozy était parvenu à réduire singulièrement l’audience électorale du Front national, alors encore représenté par Jean-Marie Le Pen. Dès les régionales de 2010, particulièrement médiocres pour le pouvoir, le politiste Pierre Martin posait cependant l’hypothèse selon laquelle l’immigration était devenue « un piège pour la droite ».

Deux explications possibles, que le scrutin présidentiel de 2012 a confortées, étaient invoquées par Pierre Martin. D’une part, « le recul de la xénophobie dans l’électorat depuis vingt ans et la polarisation croissante entre les électorats de gauche et de droite sur cette question » ont enfermé la droite dans une position appréciée par une base ravie, mais trop étroite pour prétendre à une majorité solide dans le pays. D’autre part, le président Sarkozy a failli à honorer les attentes suscitées par le candidat : « Les sympathisants d’extrême droite sont déçus de [lui] car ils ont le sentiment qu’il n’a pas “livré la marchandise”, ni sur l’immigration, ni sur l’insécurité. »

Les raisons rejoignent celles invoquées par nos trois auteurs lorsqu’ils doutent, dans leur propre article, de la pertinence d’une stratégie de plus en plus droitière. Les discours xénophobes et anti-multiculturalistes, s’ils sont traduits en actes, peuvent contrarier les intérêts des milieux d’affaires les plus tournés vers le marché mondial, sans parler d’éventuels obstacles juridiques. Si ces discours restent lettre morte ou donnent lieu à une action timorée aux yeux de ceux qui y ont cru, l’absence de cohérence ou de respect de la promesse donnée n’en sera que plus criante. Suivis d’effets ou pas, ils peuvent enfin décourager les composantes les plus modérées de la coalition d’électeurs d’un parti qui se veut majoritaire.

Il est vrai que si l’ère Sarkozy a mal tourné pour la droite, c’est parce que ce « piège » l’a rendue peu compétitive face à la gauche en 2012, et vulnérable face à une nouvelle tentative de « centre autonomisé », incarnée par Macron en 2017. En comparaison, ce dernier ne souffre pas de la même concurrence pour la prochaine échéance présidentielle. Les gauches semblent encore dépourvues d’un ou d’une candidate crédible pour accéder et gagner au second tour. Et l’on ne voit pas de candidature qui serait capable de le déborder par le centre.

Reste la responsabilité de continuer à alimenter le moteur qui pousse la droite radicale à des niveaux historiquement élevés. Et le risque ultime, selon l’évolution de cette famille politique et de son leadership, que les repères se brouillent définitivement, et que la différence devienne invisible entre un candidat du « cercle de la raison » laissant libre cours aux rodomontades identitaires, et un candidat nativiste prêt à des compromis avec l’Europe et la loi du marché.

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