Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Afrique

Tunisie : Gouvernement Essid, l’échec inévitable

Voilà près d’une année que les noces démocratiques - les élections législatives d’octobre 2014 - furent consommées et le gouvernement de Mr. Habib Essid n’a pratiquement rien prouvé en termes d’aptitudes à gérer le pays.

Sa stérilité programmatique est si manifeste qu’elle n’a pas échappé à l’œil averti de la grande manitou du Fonds Monétaire International (FMI), Christine Lagarde, lors de son récent passage en Tunisie.

Celle-ci, ayant relevé l’incapacité du gouvernement à entreprendre quelque réforme que ce soit dans le cadre du programme « stand-by arrangement », s’est résolue non sans diplomatie à repousser la date butoir pour la mise en œuvre du panel de réformes structurelles préconisé par son institution au 15 décembre 2015. Ce qui laisse entendre qu’elle a interprété le fait comme une sorte de laxisme gouvernemental (tkarkir) et qu’il fallait laisser du temps au temps.

Sauf que cet immobilisme énigmatique devant la catastrophe économique annoncée trouve ses raisons ailleurs et n’est même pas soutenable par la thèse des mains amputées avancée par le ministre démissionnaire repenti Lazhar Akremi.

En dépit du soutien du quadriumvirat Nida-Ennahdha-Afek-El Horr qui lui assure ses arrières avec une majorité confortable à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), et composé d’un aréopage de ministres capables de diriger plus d’un Etat (dixit B.C.Essebsi !), ce gouvernement léonin n’a fait depuis son investiture qu’invoquer les circonstances atténuantes pour se dérober à ses engagements électoraux, ou se consoler de ne pouvoir entreprendre autre chose que des mesures douloureuses.
Visiblement, ce n’est pas la fragilité de son assise politique ou l’incompétence de ses ressources humaines qui l’ont condamné à l’inertie. A l’instar des quasi gouvernements qui l’ont précédé, c’est plutôt son obstination à vouloir passer l’éléphant social dans le chas de l’aiguille de l’économie libérale outrancière.

Ce dilemme, nos dirigeants, Frères musulmans et Libéraux, l’ont résolu en s’asseyant entre deux chaises alors qu’il fallait trancher, franchir le Rubicon dans un sens ou dans l’autre. Soit dans le sens thatchérien du chômage naturel et du partenariat pour le privé (PPP - partenariat public privé), soit dans le sens jaurésien d’un Etat social entreprenant et entrepreneur qui régule les transgressions de l’économie de marché et pondère le libre arbitre en les convergeant vers un bien être social et régional communs.

Et même secoué par les injonctions de Mme Lagarde, celui-ci persiste encore à entretenir cette ambivalence paralysante caractéristique d’un gouvernement à la grecque s’essayant à prendre d’assaut les dernières tranchées sociales sans y laisser sa crédibilité électorale.

Dans l’obligation pressante de faire quelque chose pour sauver les meubles, le gouvernement s’est donc empressé d’annoncer en grande pompe un plan stratégique de développement 2016-2020 qui vise, selon les ambitions de ses promoteurs, rien de moins qu’un nouveau modèle de développement capable de renflouer l’économie nationale avec des taux de croissance dignes de la Chine.
Une sorte de plan hybride sans Gosplan, étatiste et libéral à la fois, qui consiste à réaliser la transition économique, les objectifs socioéconomiques de la révolution, par le biais du moteur rodé de l’investissement privé. Ce plan devant être opérationnel fin décembre 2015, coïncidant étrangement avec la mise en demeure notifiée par le FMI.

Un plan de développement quinquennal, qu’il soit impératif ou incitatif pour le secteur privé, est par essence le fait d’un Etat interventionniste aux antipodes d’un Etat en voie de libérer totalement l’économie tunisienne telle que la conçoit Mohsen Marzouk, secrétaire général du parti associé au pouvoir Nida Tounes.

Dès lors, si l’intention de l’architecte et clairon de ce stratagème, le Ministre du Développement Yacine Brahim, n’est pas uniquement d’éditer une « note d’orientation », un énième livre blanc révélant sa vision platonique de la Tunisie de demain, celui-ci devra s’essouffler à matérialiser une stratégie de développement axée sur l’abattement des disparités sociales et régionales qui se déploie sous la dictature de l’économie de marché et des objectifs monétaires et budgétaires fixés par le FMI.

D’ailleurs le projet de loi de Finances 2016 s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs en faisant fi de cette fameuse note d’orientation aussi inutile qu’inapplicable et vient à propos pour étayer cette argumentation, que le plan quinquennal n’est en fin de compte qu’une officielle tromperie.
Même s’il n’y avait pas à gérer les déséquilibres macroéconomiques, le terrorisme, le diktat des créanciers, le legs de la Troïka et autres dommages collatéraux de la démocratie parlementaire, il ne peut y avoir de programme économique et social planifié véritable en dehors d’un Etat social ; cette matrice dans laquelle on peut ordonner méthodiquement les déterminants de ce plan stratégique de développement.

Dans les conditions actuelles de la Tunisie telle qu’elle a été malmenée depuis le 14 janvier 2011, cette assertion n’est ni une position idéologique ni un nouveau paradigme. C’est une nécessité économique et historique qui d’autant plus, est la seule interprétation dans la pratique des objectifs de la révolution condensés dans la trilogie Emploi (tachghil), Liberté, Dignité Nationale.

Si l’Etat social peut être contenu dans une définition, on peut citer celle qu’en donne l’économiste français Ch. Ramaux qui l’identifie par quatre piliers, à savoir, « la protection sociale, la régulation des rapports de travail, les services publics et les politiques économiques (des revenus, budgétaires, monétaires, industrielles, commerciales, etc.) de soutien à l’activité et à l’emploi ».

Toute la causerie littéraire qui a été déversée sur la « révolution du jasmin » bêchait dans la soif de démocratie et la théorie du complot sans saisir que la chute du régime de Ben Ali fût avant tout la conséquence de l’ébranlement de ces quatre piliers de l’état social par un modèle économique que même le quadriumvirat reconnait aujourd’hui à juste titre comme épuisé sans pour autant reconnaitre qu’il s’agit de l’échec du modèle néolibéral.

Un modèle prônant explicitement le déclin volontaire du secteur public et où l’Etat réduit à ses fonctions régaliennes ne représente économiquement qu’une « béquille du secteur privé ».
Pour mesurer l’ampleur de cette régression du rôle social de l’Etat il suffit de mentionner que le budget de l’Education nationale, l’école publique, est passé en une génération de 33% à 13% du budget global d’un Etat qui pesait à l’époque pour 60% de l’économie nationale. Chaque citoyen tunisien qui n’a pas connu l’exil doré de notre classe politique a dans sa vie vécu à ses dépens un quart de siècle d’effritement quotidien de l’Etat social dans les bus jaunes, les urgences des hôpitaux et les latrines infectes de l’école publique.

Le délabrement des services publics, le chômage massif des diplômés, l’agonie des régions intérieures, la nudité sociale des retraités, le déclassement de la classe moyenne, les droits bafoués des travailleurs de la sous-traitance, l’extinction progressive des artisans et des petits agriculteurs, les assauts répétés contre l’Union Générale des Tunisienne du Travail (UGTT), en somme, c’est cette négation des piliers de l’Etat social qui a sonné le glas du régime politique.

Outre que cette typologie d’Etat, et pour ainsi dire, même sous sa forme ponctuelle et non démocratique, les Tunisiens l’ont vécue et l’ont chèrement défendue (émeutes du pain 1984) et c’est ce qu’ils ont instinctivement essayé de rétablir lors du 14 janvier : la négation de la négation.

La restauration de l’Etat social sur des bases qualitatives auquel cas devait correspondre un nouveau mode de gouvernance démocratique alternatif englobant et transcendant le minima de la démocratie parlementaire.

Seulement, en raison de plusieurs facteurs concomitants, cette occasion qui s’est présentée un certain 17 décembre 2010 pour sortir le pays du mal développement a vite dégénéré en déconfiture de l’Etat rendant par conséquent sa réforme impraticable. Un front de lutte factice opposant les partisans respectifs d’un Etat civil quelconque et d’un Etat théocratique cauchemardesque a fini par avoir raison des citoyens réclamant un Etat, leur Etat, capable de fournir à un hameau isolé de l’eau courante ou d’embaucher un chômeur diplômé par famille nécessiteuse.

Les droits économiques et sociaux tenaillés par cet équilibre de la terreur islamo-libérale ne sont plus désormais que du poivre dans la sauce de la Constitution qui en revanche institutionnalise le système de l’actionnariat politique, la partitocratie, cette forme de gouvernement sans réelle séparation des pouvoirs qui s’est appropriée certaines prérogatives de l’Etat pour les transformer en autant de pans de pouvoir inféodés qui a des contrebandiers et qui a des ambassades.

La dérive mafieuse de l’Etat dévoilée récemment par les politiciens pentiti (mafieux repentis) ne se ressource par conséquent que dans le libéralisme outrancier secondé par ce régime partitocratique en continuité avec l’ancien régime du parti unique dans le cadre d’un Etat libéral affaibli.

Ce n’est pas par hasard que l’école économique néolibérale et la pègre organisée soient toutes deux issues de Chicago. La privatisation des biens confisqués et des sociétés fleurons de la famille régente estimés à 40 % du patrimoine national, et qui pouvaient constituer un levier économique étatique important, s’est transformée en une gigantesque braderie sans pudeur où même les slips de Leila Ben Ali ont été mis aux enchères.

L’explosion de l’économie parallèle, soit l’économie qui ne paie pas les impôts, est une suite logique d’une démarche hystérique néolibérale qui réclame moins d’impôts et moins d’Etat, la déréglementation poussée à l’extrême. La liberté de circulation des capitaux fait approuver par l’ARP des emprunts à des taux d’intérêt de 6 % qui incluent la commission des ministres. Et la liste n’est pas exhaustive.

Dans cette atmosphère délétère, bien que le Premier ministre soit reconnu pour son sérieux, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’échec inévitable du gouvernement Essid et du contenu évasif de son plan quinquennal qui s’attribue « d’édifier un projet civilisationnel en positionnant l’économie dans les chaînes de valeurs à l’échelle mondiale (?) » avec pour seul indice en croissance celui de la corruption et des activités interlopes.

Tant que la nature de l’Etat et du système politique qui vont contenir, orienter et servir sa démarche économique ne seront pas remis en cause, le champ de manœuvre gouvernemental, que les ministres soient manchots ou pas, est un reliquat de pouvoir qui n’autorise tout au plus que la gestion des affaires courantes.

Sept gouvernements successifs ont ignoré cette vérité élémentaire que le développement humain, l’inclusion sociale et la concrétisation des ambitions des régions auxquels fait allusion la note d’orientation ne sont pas le propre d’une dynamique du secteur privé qui finit par dégénérer en lumpencapitalisme dans l’absence d’un Etat régulateur.

Dans les années 70, l’impulsion donnée au secteur privé par le gouvernement Hedi Nouira a permis un développement rapide parce quelle s’est vue contenue par un rôle accru de l’Etat qui a guidé les investissements privés vers des secteurs spécifiques tout en maintenant le rôle prépondérant du secteur public dans l’activité économique. La planification, le système des subventions, le contrôle des prix, la sécurité sociale élaborée, les conventions collectives étaient pourtant l’œuvre de dirigeants aux idées libérales comme Mansour Moalla, alors ministre du Plan, mais assez intelligents pour ne pas tomber dans le piège du laissez-faire.

Toutefois, cette démarche a montré ses limites car elle s’exerçait dans la matrice d’un Etat centralisé non démocratique qui fluctuait économiquement entre Etat Providence et Etat libéral.
Ce qui nous ramène à la question récurrente du lien dialectique entre, d’une part, la nature de l’Etat et le régime politique qui le sous-tend et, d’autre part, la stratégie économique envisagée. Escamoter cette question, ne pas résoudre ce dilemme, c’est être condamné à l’immobilisme et foncer tête baissée vers le chaos.

Voilà pourquoi le gouvernement Essid est toujours ancré à la case départ. Si réellement il entendait mener à bien une politique économique de soutien à l’activité, à l’emploi et aux régions, au lieu de s’adresser aux ministres pour qu’ils identifient chacun dans son domaine cinq urgences à régler, il aurait dû d’abord commencer par désemboîter comme des poupées russes les dérives néolibérales des institutions issues de la transition politique qui vont à l’encontre des objectifs de la révolution.

Pour cela il aurait fallu la volonté et le courage de Chokri Belaïd, l’unique leader politique qui a fait de l’Etat social démocratique son cheval de bataille pour contrecarrer cette dérive mafieuse et qu’il a payé de sa vie. Or Mr. Habib Essid n’a ni l’une ni l’autre.

* Saber Dahi est Secrétaire Général de l’Association Œconomie et co-fondateur du groupe d’action et réflexion Forces de la Tunisie Libre.
Ancien opposant à Ben Ali, il avait notamment milité à l’époque de la dictature dans l’organisation clandestine OCR.

Article paru sur http://www.huffpostmaghreb.com/saber-dahi-/gouvernement-essid-lechec_b_8397318.html

Saber Dahi

Journaliste au Huffington Post Maghreb.

Sur le même thème : Afrique

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...