Édition du 12 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

Ukraine : cette gauche qui n’a rien appris

Une partie de la gauche radicale aborde la guerre en Ukraine avec des grilles de lecture vieillottes. Celles-ci négligent excessivement la nature des régimes en compétition sur la scène internationale.

Tiré de Médiapart.

Depuis la prise de Kherson par l’armée ukrainienne, ses soutiens occidentaux sont agités par un début de débat interne à propos du moment où il sera nécessaire – ou pas – de tempérer les ambitions de reconquête du pays agressé. Encore minoritaires, des voix s’élèvent pour inciter dès que possible l’Ukraine à rejoindre la table des négociations avec son agresseur, la Russie de Vladimir Poutine, afin de mettre un terme à une guerre humainement et économiquement destructrice, grosse d’un risque d’escalade nucléaire.

Au sein de la gauche alternative, des responsables politiques et des figures intellectuelles sont allées dans ce sens, poursuivant d’une manière différente la controverse qui a agité ce camp à propos des livraisons d’armes à Kyiv. C’est le cas aux États-Unis, de la part de parlementaires progressistes du Parti démocrate, qui se sont exprimé·es prudemment, avant de faire marche arrière, tancé·es pour cela par une fraction de la gauche radicale locale.

En France, le député insoumis François Ruffin a, lui aussi, marché sur des œufs dans un récent billet de blog sur Mediapart, où il s’interroge sur « nos buts de guerre » et appelle « à tout faire pour que “la fenêtre d’opportunité pour la négociation” soit ouverte ». Son collègue de groupe Jérôme Legavre, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, a choisi un mode d’expression beaucoup plus fruste, sur le fond comme sur la forme, à l’occasion des commémorations du 11-Novembre, en fustigeant« l’État français, soldat de l’Otan, [qui] livre des armes [et] alimente l’escalade guerrière en Ukraine ».

On ne sait pas si son « À bas la guerre ! » rageusement tweeté, aura plu à Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique. Celui-ci vient en effet d’y signer un article dans lequel il déplore le silence d’une gauche insoumise et communiste « avant tout soucieuse de laisser passer l’orage », décrite comme intimidée par la « gauche alignée », socialiste et écologiste, qui épouserait aveuglément les buts de guerre américains et ukrainiens (à l’Assemblée, le PS a plaidé pour que l’Ukraine recouvre ses frontières internationalement reconnues, ce qui inclut le Donbass et la Crimée).

Le patron du mensuel altermondialiste critique certes vertement « une gauche parfois qualifiée de “campiste”, puissante en Amérique latine et dans le monde arabe, [qui] se proclame anti-impérialiste et relaie, comme au temps de l’Union soviétique, la plupart des thèses de Moscou ». Soucieux de montrer son absence de complaisance envers Vladimir Poutine, il souligne à quel point celui-ci a transgressé le droit international et le droit des peuples de manière insoutenable. Toutefois, ces concessions sont loin d’être centrales dans l’analyse faite de la situation de l’Ukraine et du type de solidarité qu’elle requiert.

Il est symptomatique que les différents éditoriaux du Monde diplomatique, depuis l’invasion de février, aient mis en cause l’efficacité des sanctions, sans dire explicitement qu’il ne fallait pas en prendre (mais au profit de quelles autres réponses contre les transgressions de Poutine ?) ; ou aient regretté la surenchère des livraisons d’armes, sans dire s’il fallait en livrer moins ou pas du tout (mais avec quelles conséquences, maintenant qu’il est établi que ce support matériel a rendu possible une résistance que le déséquilibre initial des forces laissait passer pour improbable ?).

Il est également symptomatique que jamais Pierre Rimbert, autre plume du journal, ne soit revenu sur son éditorial de mars dernier ayant endossé des arguments typiques de la rhétorique poutiniste sur la présence nazie en Ukraine, au mépris de l’analyse nuancée proposée par la sociologue Anna Colin Lebedev, dans plusieurs interviews et son dernier livre, Jamais frères ? (Seuil, 2022). Plutôt qu’à une introspection sur sa cécité à l’égard de la guerre d’agression qui se tramait, les efforts de Pierre Rimbert ont été consacrés à la dénonciation d’un « voluptueux bourrage de crâne » des opinions occidentales, par des élites politico-médiatiques va-t’en-guerre.

Une pensée géopolitique plongée dans le formol

L’essentiel, c’est la paix – et pour y parvenir, quoi de mieux que de décréter que « la Russie a déjà perdu son pari », comme le fait Serge Halimi dans son texte de novembre, ou que la Russie « est déjà punie, s’est déjà punie », comme le fait François Ruffin dans son billet de blog ?

Les deux hommes donnent d’ailleurs chacun quitus à Emmanuel Macron d’avoir sagement voulu éviter « l’humiliation de la Russie », alors même que le Kremlin demeure une boîte noire qui ne permet guère de savoir quel type d’humiliation, de défaite ou de victoire anéantirait, calmerait ou exciterait les actions et tentations bellicistes de son chef.

Il ne s’agit pas ici de prendre gratuitement le contrepied de ces affirmations, par légèreté ou atlantisme échevelé. Les questions de paix ou de guerre, surtout lorsque l’annihilation de l’humanité est potentiellement en jeu, requièrent prudence et distance critique. On conviendra ainsi volontiers que les objectifs du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, ne sont pas l’alpha et l’oméga de la « bonne » position à avoir.

On peut même penser, comme le développait récemment Emma Ashford dans Foreign Affairs, que s’il y a une tension entre l’intégrité territoriale stricte de l’Ukraine et la sécurité durable du pays et de ses ressortissant·es, alors le second objectif est sans doute à privilégier. Mais cela est très différent de vouloir se précipiter absolument à la table des négociations, pour d’autres raisons que le sort humanitaire des populations sur place.

À lire certaines proses venues de la gauche, en effet, cette guerre serait la conséquence de chocs entre puissances impérialistes presque aussi détestables les unes que les autres, qui ne nous concerne que par ses effets collatéraux dommageables (l’inflation, le risque d’engrenage militaire), et à laquelle il faudrait prestement mettre un terme, afin de se préoccuper de causes « vraiment » importantes comme la transformation écologique et égalitaire de nos sociétés.

Or cette vision des choses est erronée. Derrière ce sous-texte permanent, repérable en dépit des contorsions rhétoriques, transpire selon nous la difficulté d’une partie de la gauche alternative à penser le basculement géopolitique contemporain autrement qu’avec une grille de lecture obsolète.

  • On finit par se demander s’il s’agit prioritairement d’être contre la guerre en tant que telle, ou contre une guerre dont le prolongement renforce la main des États-Unis.

À cet égard, on ne peut qu’être frappé par les multiples références à la Première Guerre mondiale dans le texte de Serge Halimi, qui dresse une analogie entre la situation actuelle et l’insouciance qui prévalait en France avant l’éclatement du conflit en 1914.

Le fait de parler d’« union sacrée », à propos des « partisans d’une victoire totale de l’Ukraine », s’inscrit dans la même veine. De même que sa déploration selon laquelle « de Jean Jaurès à Aristide Briand, de Lénine à Clara Zetkin, lorsqu’une guerre éclatait en Europe et menaçait de l’ensevelir, tribuns de gauche et manifestants pacifistes donnaient de la voix. Rien de tel dans le cas de l’Ukraine. Alors que le conflit s’envenime et que les médias s’enflamment, la gauche européenne est aphone. »

Le rapprochement est curieux. Le premier conflit mondial a été le fruit évitable d’un engrenage complexe de diplomatie secrète, de rivalités impérialistes et d’alliances composites mêlant des régimes démocratisés et des empires autoritaires. Le parti de la paix de l’époque, finalement impuissant, avait alors caressé l’espoir de grève générale des peuples pour empêcher un massacre mutuel.

En comparaison, l’invasion de l’Ukraine présente un tableau plus limpide : un pays agresseur a envahi un autre qui ne le menaçait point, au mépris des frontières établies et du droit international. Une limpidité difficile à troubler, même en rappelant ad nauseam la promesse trahie de non-élargissement de l’Otan, qui aurait excité la fureur de Moscou (promesse jamais formulée officiellement, faite à une entité politique disparue – l’URSS –, tandis que l’Ukraine n’avait en réalité pas de perspective rapide d’adhésion, laquelle aurait de toute façon relevé de son droit souverain).

Mais plus que la référence à 1914, c’est un cadre intellectuel typique de la guerre froide qui domine le texte de Serge Halimi. S’il tance Vladimir Poutine, ce n’est pas seulement à cause de ses crimes, mais aussi parce que ses erreurs stratégiques servent le camp atlantiste, celui des États-Unis et de leurs alliés. Et ça, ça ne passe pas. À force de répétition, on finit par se demander s’il s’agit prioritairement d’être contre la guerre en tant que telle, ou contre une guerre dont le prolongement renforce la main des États-Unis.

Le directeur du Monde diplomatique prévient : « Une victoire militaire de l’Ukraine, obtenue grâce à l’aide massive des pays occidentaux, mettrait un terme à l’agression russe et rétablirait la souveraineté, au moins formelle, de Kiev sur l’ensemble de son territoire. Mais, à supposer qu’une telle issue ne conduise pas Moscou à prendre des risques insensés, y compris nucléaires, pour la contrecarrer, elle ne se résumerait pas à une victoire du peuple ukrainien. Elle renforcerait aussi la position des États-Unis dans le monde, ébranlée après les débâcles irakienne et afghane, et consoliderait l’hégémonie américaine dans une Union européenne ayant définitivement renoncé à toute ambition d’autonomie stratégique. »

Le même réflexe se retrouve chez Susan Watkins, éditorialiste star de la New Left Review (publication phare de la gauche radicale intellectuelle au Royaume-Uni). Dans un texte paru cet été, elle juge que s’opposent avant tout, en Ukraine, deux stratégies de grandes puissances. « Le caractère du conflit de l’administration Biden avec la Russie est sans ambiguïté impérialiste, affirme-t-elle, dans le sens où il vise un changement de régime et l’affirmation de l’hégémonie américaine sur le continent eurasien. » Les Européens, dépeints en ravis de la crèche, seraient en fait « traînés par les bras vers le prochain conflit mondial en faveur de la primauté états-unienne ».

On se souvient d’ailleurs que 14 jours avant l’invasion russe, Jean-Luc Mélenchon estimait que c’était l’Otan qui était dans une posture agressive. « Les États-Unis d’Amérique ont décidé d’annexer dans l’Otan l’Ukraine, et la Russie se sent humiliée, menacée, agressée », avait-il déclaré, ajoutant : « Nous, Français, n’avons aucun intérêt à [une telle intégration], ça nous est complètement égal. »

Trois ans auparavant, en 2019, une autre figure de La France insoumise, le député Bastien Lachaud, publiait un ouvrage intitulé Faut-il faire la guerre à la Russie ? (Le Cerf). Il y rejetait la « fausse alternative entre va-t-en-guerre et inconditionnels du Kremlin », et plaidait pour « renouer une relation apaisée avec un pays que l’histoire et la géopolitique désignent nécessairement comme un partenaire de la France ».

Florian Louis, auteur de Qu’est-ce que la géopolitique ? (PUF, 2022), voit dans l’air de famille de toutes ces positions un évident héritage intellectuel qui puise à l’époque de la guerre froide, lorsque le camp de l’émancipation s’était habitué à dénoncer les nombreux coups tordus des États-Unis, bien réels, à son encontre. Mais l’enseignant perçoit aussi la trace d’une « vieille grille de lecture géopolitique, selon laquelle l’Eurasie constitue, compte tenu de sa taille, de sa démographie et de ses ressources, la clé de la puissance mondiale ».

« Selon cette vision, explique-t-il à Mediapart, les États-Unis savent qu’ils ne font pas le poids s’ils restent isolés sur leur “île” périphérique. Ils poursuivraient donc inlassablement un travail de sape visant à fracturer l’unité eurasiatique, en fomentant des guerres en son sein. La politique américaine consisterait donc à diviser l’Eurasie, pour mieux régner sur le monde. »

De fait, Watkins fait explicitement cette référence peu commune à l’Eurasie, et Halimi considère que « Moscou représente une puissance d’équilibre géopolitique, dont l’effondrement ressusciterait l’hubris américaine ». Rappelons par ailleurs que dans le programme de La France insoumise sur les questions internationales, les États-Unis étaient présentés comme « la principale menace pour la paix ».

À un anti-américanisme réflexe, accoutumé à fustiger la puissance au cœur de l’hégémonie capitaliste sur le monde, s’arriment donc des considérations qui se veulent réalistes sur le « grand jeu » des relations internationales. Elles permettent de renvoyer dos à dos, avec l’air de ceux à qui on ne la fait pas, les impérialismes états-unien et russe.

Une telle grille de lecture ne permet pourtant guère de prendre en compte le fait que « l’Ouest ne voulait pas de cette guerre », ni le fait que les États-Unis sont ennuyés d’une menace poutinienne qui les freine dans leur « pivot asiatique » pour se confronter à la Chine, ainsi que le rappelait cet été dans Jacobin le socialiste ukrainien Taras Bilous. Surtout, cette grille de lecture implique l’idée que dans la nuit du capitalisme tardif, tous les régimes sont gris, dans une sorte de relativisme inavoué (car moralement intenable).

Une posture « regime-blind »

Certes, l’idéal démocratique a été embarqué en étendard par l’Occident pour mener des guerres dont les intérêts premiers étaient en fait stratégiques, énergétiques ou revanchards. Mais cela ne suffit pas à postuler l’équivalence des régimes impérialistes dès lors qu’il est question d’action géopolitique, comme si les États n’étaient que des boules de billard s’entrechoquant sur le champ plan de la scène internationale.

Certes encore, chaque pays défend ses propres intérêts à la mesure de sa puissance. Mais les intérêts ne tombent pas du ciel, ni ne sont exclusivement déterminés par l’histoire et la géographie. Il y a un lien entre politique intérieure et extérieure, et les croyances idéologiques comptent, de même que les stratégies que les chefs d’État ou de gouvernement doivent mettre en place pour reproduire leur légitimité et rester au pouvoir.

C’est ce que souligne le sociologue Yauheni Kryzhanouski dans un récent texte pour AOC. « La Russie est non seulement un État autoritaire, écrit-il, mais un État autoritaire dominé par les services secrets » – eux-mêmes partie prenante d’un réseau d’élites mafieux, pourrait-on ajouter à la suite de François Bonnet dans ces colonnes. Arrivé à bout de souffle, ce régime n’aurait plus que « la guerre extérieure » pour relancer la justification de son pouvoir sur les Russes. Cela d’autant plus que « le rôle revendiqué de “protecteur contre une menace extérieure” est assez organique [aux] services secrets ».

Balayant les justifications du Kremlin, Kryzhanouski estime qu’un des motifs sérieux pour lesquels l’Ukraine a été la proie spécifique de cette emballement militaire, réside probablement dans l’évolution inverse du régime de ce pays, marqué par des alternances sous la pression des urnes ou du peuple insurgé. En ce sens, le conflit qui se joue contient bien une dimension politico-idéologique, qui met aux prises un autoritarisme avec les velléités de démocratisation de son étranger proche.

Voilà pourquoi on ne peut pas se satisfaire de la prose « rassuriste » de Serge Halimi, lorsqu’il s’en prend à ceux qui exagèreraient « la menace qu’une défaite de l’Ukraine ferait peser sur le reste de l’Europe, en affectant de croire que, si demain Odessa tombait, Moscou attaquerait Londres, Berlin ou Paris ». Que le sort du monde entier ne dépende pas de celui du Donbass ou de la Crimée est une chose. Mais aussi dérangeant que cela soit, la réaction massive des États-Unis et de certains pays européens à l’agression russe repose sur une analyse politique qu’il n’est pas interdit de partager.

Il est ainsi vrai que le régime de Poutine n’est pas seulement en guerre contre l’Ukraine, et que sa fuite en avant anti-occidentale l’amène à attaquer frontalement les démocraties libérales et certains de leurs acquis, parmi lesquels le pluralisme politique et la défense des droits LGBT, en passant par l’État de droit. Ces acquis sont imparfaits, abîmés, contredits par une économie politique inégalitaire et climaticide, mais leur absence serait terriblement vécue et réduirait davantage l’espace pour défendre des alternatives.

Or, il est abondamment documenté que bien avant l’invasion de l’Ukraine, le régime de Poutine cherchait à déstabiliser les régimes du camp euro-atlantique, en favorisant en leur sein les forces politiques nativistes et réactionnaires. En plus de la solidarité avec le peuple ukrainien, un intérêt plus « égoïste » justifierait donc de maximiser les gains possibles contre Vladimir Poutine, à savoir la préservation de nos modèles politiques d’un avenir autoritaire.

  • Il y a bien des raisons de se sentir directement concernés par les agissements de Poutine à ses frontières.

L’activiste socialiste russe Ilya Budraitskis alerte les Occidentaux en ce sens dans la revue Spectre. Le régime poutinien, explique-t-il, aura suivi en 20 ans une évolution graduelle depuis un « autoritarisme néolibéral dépolitisé » jusqu’à une « dictature brutale » – ce qu’il qualifie de « développement grotesque à partir de la “normalité” d’une société capitaliste, quand elle est sujette aux crises économiques, aux inégalités sociales massives et à un ordre maintenu à travers la répression ».

Autrement dit, il y a bien des raisons de se sentir directement concernés par les agissements de Poutine à ses frontières. D’une part, il exerce une menace réelle sur les principes qui fondent la composante démocratique de nos sociétés. D’autre part, il nous tend un miroir cauchemardesque des tendances les plus inquiétantes générées par la composante oligarchique de ces mêmes sociétés. Le mettre en échec donnerait incontestablement de l’air aux démocrates les plus avancés.

Une rhétorique tiers-mondiste fallacieuse

C’est ce que ne comprennent pas les figures de gauche « aveugles » aux régimes politiques lorsqu’il s’agit de déterminer leur position géopolitique. Les guerres sont pensées en priorité, voire exclusivement, en fonction des luttes pour les infrastructures énergétiques ou les débouchés économiques. « Encore une fois, la guerre se prépare pour le gaz et le pétrole et ce sont les peuples qui pâtissent », tweetait par exemple Bastien Lachaud le 22 février 2022.

Ancrées dans le seul titre du livre pourtant plus complexe de Lénine intitulé L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, ces analyses délaissent trop souvent les effets bien réels des visions du monde dans le déclenchement ou l’évitement des guerres.

S’il est bien sûr nécessaire de repérer les motivations géostratégiques qui alimentent les conflits, afin de ne pas verser dans les analyses simplistes en termes de guerre de civilisations ou de religions, on peut difficilement affirmer, ainsi que l’a encore fait Jean-Luc Mélenchon le 11 novembre dernier, que « la guerre ne vient jamais que de causes matérielles identifiables qu’il est toujours possible de régler ». Les intérêts et les passions politiques, dans leur autonomie vis-à-vis de l’ordre productif, comptent tout de même.

Voilà aussi pourquoi, d’ailleurs, la solitude occidentale concernant les sanctions infligées à la Russie constitue plus un constat qu’un véritable argument en faveur d’un plus grand ménagement du régime poutinien. Le lourd passif de l’Ouest envers les pays en développement joue certainement, mais on ne peut pas en tirer la conclusion que la défense du droit international doit être abandonnée. Surtout, il serait naïf d’y voir un souci de rééquilibrage géopolitique par un « tiers-monde » homogène.

Jean-François Bayart, politiste spécialiste de l’Afrique, le souligne dans AOC : « La propagande russe en Afrique a beau faire des ravages, elle ne suffit pas à expliquer la neutralité, voire l’indulgence des États d’Afrique subsaharienne à l’égard de la Russie […]. Au-delà de la détestation commune de l’Occident, il existe entre maints régimes africains et la Russie de Poutine une réaction commune : restauration autoritaire de l’État et réinvention des traditions, complotisme et sursauts religieux, autant de symptômes de “révolutions conservatrices” similaires, qui rendent la sympathie pour l’aventure poutinienne en Ukraine d’autant plus inquiétante. »

Par contraste, certains pays a priori proches de la Russie prennent leur distance. Cette semaine, la réunion au sommet de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) a tourné au fiasco pour Poutine. Le premier ministre arménien Nikol Pachinian a fait échouer la publication de toute déclaration commune. Et les dirigeants des pays d’Asie centrale ne sont pas prêts à le suivre dans son aventure ukrainienne, qu’ils jugent clairement déraisonnable.

Accepter de se confronter à la « hard politics »

En croyant opposer sa lucidité à l’aveuglement belliciste du reste du monde, une partie de la gauche alternative prouve ainsi, au contraire, sa propre cécité à des facteurs et des dynamiques qui n’entrent pas dans son cadre intellectuel obsolète. Son obsession pour l’histoire passée lui voile la compréhension du présent.

Mais on peut aussi y voir, de manière plus charitable, une réticence à se positionner dans des affrontements en décalage avec la coopération qu’il faudrait mener pour atteindre des objectifs de progrès social et écologique à l’échelle du monde.

« Ce conflit conduit à la régression » sur ces deux plans, déplore François Ruffin dans son billet de blog. Le 1er mars à l’Assemblée, Jean-Luc Mélenchon regrettait qu’« en une nuit d’invasion le gouvernement nationaliste de la Russie vie[nne] de nous ramener au XIXe siècle, quand les différends entre les puissances se réglaient par la guerre. De nous ramener au XXe siècle quand toute guerre en Europe devenait mondiale ». « Le conflit nous ramène dans le vieux monde de la sécurité », nous confirmait le chercheur Charles-Philippe David quelques jours plus tard.

À cet égard, le courant sociologique qui a dominé la discipline des relations internationales en France n’a pas vraiment aidé la gauche à être équipée pour le « gros temps » géopolitique du moment. Avec la thèse selon laquelle « les sociétés prennent la main sur les États », résumait récemment Jean-Vincent Holeindre dans un article académique, s’est affirmée la conviction que « l’international ne se loge plus dans les relations interétatiques et la possibilité du recours à la force, mais dans la société civile mondiale et les liens transnationaux ».

Bertrand Badie a été une figure influente de cette tradition. Dans Nous ne sommes plus seuls au monde (La Découverte, 2016), il décrivait certes la Russie comme un « empire frustré », mais se démarquait des « “réalistes” de toute obédience », pour qui « le power politics reste l’élément fondamental des relations internationales ». La « configuration » de ces dernières, ajoutait-il, « n’obéit plus et n’obéira sans doute plus jamais à la seule initiative des États, car ces derniers sont de plus en plus promis à réagir à la dynamique des sociétés, plutôt qu’à agir sur elles ».

De ce point de vue, l’invasion de l’Ukraine aura été un retour aux fondamentaux bruts de la politique internationale, qui a cueilli des élites occidentales – mais aussi une gauche radicale – peu préparées à s’y confronter. Cela n’a rien de réjouissant mais exige quelques révisions intellectuelles afin de déterminer les options politiques qui sont préférables, et celles qui sont détestables. Garder les mêmes lunettes et la même rhétorique inchangées depuis des décennies n’est clairement pas le meilleur moyen d’y parvenir.

Joseph Confavreux et Fabien Escalona

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