Édition du 30 septembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Un nouveau cycle pour la gauche brésilienne ?

30 juillet 202 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75843

1. La recomposition de la gauche brésilienne est un processus qui a déjà commencé mais qui se développe très lentement. Sommes-nous à l’aube d’un cycle qui dépasse les limites du lulisme ? Il existe de nombreuses variables encore indéfinies. Les deux plus importantes sont indissociables et nous ramènent au cœur de l’énigme : la gauche sera-t-elle capable de vaincre l’extrême droite et, dans ce processus qui passera par les élections de 2026, assisterons-nous à une montée de la combativité des travailleurs et de la jeunesse ? Telles sont les deux questions centrales. L’histoire nous enseigne qu’il n’y a pas moyen d’ouvrir un cycle au-delà du lulisme sans victoire sur le bolsonarisme et sans une montée de la lutte des masses. Si c’est la défaite qui prévaut, nous continuerons à voir des divisions, des fractures et une dispersion au sein de la gauche. Ce sera une régression, et nous connaîtrons une pause historique comme celle qui a suivi 1964, espérons-le, moins longue. Les militants révolutionnaires doivent rester convaincus que, tôt ou tard, les travailleurs se soulèveront. Mais l’ouverture d’un nouveau cycle au-delà du lulisme ne peut reposer uniquement sur ce dénouement. L’improvisation créative, bien qu’elle ait sa place dans la lutte politique, est dangereuse. Il existe une marge pour L’imprévu, le soudain, le brusque, le surprenant, mais elle est mince. Nous avons appris lors des événements tumultueux de juin 2013 que des occasions se présentent et se perdent. L’« objectivisme », une forme simpliste de déterminisme sociologique qui prône le statu quo, n’est pas une bonne boussole. La force de la conscience se joue dans l’engagement, la volonté, le projet et le programme. Le marxisme est militant. Il faudra ouvrir la voie avec de nouveaux outils, tant dans la sphère des mouvements sociaux, en particulier féministe et noir, que dans la lutte politique, qui exige un instrument plus puissant que ceux dont nous disposons aujourd’hui.

2. Que nous enseigne l’histoire ? Quand on regarde en perspective, il y a eu, au cours des cent dernières années, cinq cycles de la gauche au Brésil : l’anarcho-syndicaliste, le getuliste [de Getulo Vargas, dictateur « social » puis président réformiste élu entre 1930 et 1954 ndt], le communiste, le guérillerisme et le petiste/luliste. Le passage de chacun de ces cycles au suivant a été déterminé par de grands changements des conditions objectivess au Brésil et dans le monde, mais aussi par d’intenses luttes politico-idéologiques. Les transitions ont été conditionnées par des phases intermédiaires plus ou moins complexes. Les conditions qui ont favorisé l’affirmation du getulisme sur l’anarcho-syndicalisme ont été, pour simplifier, la victoire de la révolution de 1930, le début de l’industrialisation et le rôle prépondérant de Vargas. Le cycle communiste s’est ouvert sous l’impact de la défaite du nazisme et du fascisme, du rôle de l’URSS et du leadership de Prestes. Le cycle de la guérilla s’est appuyée sur l’impact de la révolution cubaine, la vague de mobilisation étudiante et ouvrière de 1968 et le rôle de Mariguella. Le cycle du PT s’est appuyée sur les luttes de masse de la phase finale de la dictature et le rôle de Lula. Mais il faut garder le sens des proportions. Le cycle anarcho-syndicaliste a duré moins de vingt ans. Le getulisme a été hégémonique pendant une trentaine d’années. Les communistes ont co-dirigé pendant moins de quinze ans. Les organisations de lutte armée ont été influentes pendant environ cinq ans. Le lulisme domine la gauche depuis quarante ans. Tous ceux qui l’ont sous-estimé se sont trompés. Il n’est ni immortel ni insurmontable, mais il est résilient.

3. À l’échelle latino-américaine, les cinq forces les plus importantes de la gauche sont le chavisme, le lulisme, le kirchnérisme, le MAS bolivien et la Frente Amplio uruguayenne, héritière de Mujica. Le lulisme est un phénomène distinct tant du kirchnérisme – dernière incarnation du péronisme – que du chavisme. Comparativement, il est plus fort que le kirchnérisme et plus faible que le chavisme. Il est plus fort que le péronisme pour deux raisons principales : (a) parce qu’il repose sur la majorité des mouvements sociaux organisés, sur la majorité de l’intelligentsia de gauche et, surtout, sur le PT, qui reste l’un des plus grands partis de gauche au monde ; (b) parce que Lula est un leader de gauche qui jouit d’une légitimité populaire supérieure à celle de Cristina. Mais il est paradoxalement plus faible que le chavisme après la mort de Chávez pour deux raisons essentielles : (a) parce qu’il n’a pas mené un processus révolutionnaire comme l’a été la victoire sur la tentative de coup d’État de 2002 ; (b) parce qu’il ne s’appuie pas sur une implantation dans les forces armées. Le lulisme est également un phénomène différent, beaucoup plus enraciné dans la classe ouvrière que le parti Morena de Claudia Sheinbaum au Mexique, le Frente Amplio de Gabriel Boric au Chili ou la coalition Pacto Histórico de Gustavo Petro en Colombie. Mais le PT est beaucoup plus homogène que le Frente Amplio uruguayen. Le seul parti qui a réussi à s’implanter socialement de manière équivalente est le MAS d’Evo Morales, mais les divisions internes irréversibles de la gauche bolivienne l’ont condamné.

4. Le cycle du PT a été le plus fort et, de loin, le plus long de notre histoire. La gauche n’a jamais eu autant d’influence et n’a jamais été aussi solidement enracinée dans le passé. Comme on peut s’y attendre, il sera beaucoup plus difficile de le dépasser que lors des épisodes précédents. Cela nécessitera la conjonction d’une montée en puissance colossale, de ruptures au sein du PT et du PCdB, la présence d’acteurs politiques collectifs. Mais c’est possible. Entre autres raisons, parce que le petisme s’est transformé en lulisme, et si c’est là sa force, c’est aussi sa faiblesse. Les sondages dont on dispose sur une longue période indiquent une dynamique claire. Le lulisme a une date de péremption. Pourquoi ? (a) parce qu’il dépend d’une relation de confiance personnelle avec les plus pauvres ; (b) parce que le PT n’a pas réussi à préserver son influence majoritaire parmi les couches moyennes de travailleurs « modestement aisés » ; (c) parce que l’expérience des masses avec la stratégie luliste de « réformisme faible » n’est pas suffisante pour gagner la « guerre » idéologique pour la conscience. La dépendance du PT vis-à-vis de Lula est désormais absolue. Un lulisme sans Lula aura peu de chances de perdurer, car aucun leader de remplacement doté de la même autorité n’est apparu. Sans Lula, le PT n’est qu’un appareil électoral sans tête, et la tendance la plus probable est un déclin irréversible.

5. La recomposition de la gauche dépendra de l’issue de la lutte contre le bolsonarisme. À un autre niveau d’analyse, elle sera conditionnée par l’évolution de la situation internationale, en particulier par la résistance à l’extrême droite en Argentine contre Milei, et contre Trump dans le monde. La victoire pourrait être rapide, si d’ici 2026, on voyait surgir une vague ascendante, même strictement électorale. Si l’on envisage un scénario de victoire « à froid », on assisterait, dans les grandes lignes, à une prolongation indéfinie de la « durée de validité » du lulisme, car le PT trouve sa cohésion dans la gestion de l’État. Si l’on envisage un scénario de victoire « à chaud », tout s’accélère, car les limites du lulisme seront remises en question par un niveau d’attentes et d’exigences beaucoup plus élevé, mais les voies en seront « à découvrir » car les différenciations internes ne se sont pas encore « décantées ».
Ce qui semble certain, c’est que la possibilité d’une rupture au sein du PT favorisera la construction d’un nouvel instrument de lutte incluant l’unification avec des fractions de la gauche radicale.
Si l’on envisage un scénario de défaite électorale et de démoralisation inexorable, le plus probable est que la configuration de l’après-lulisme dépende de la « libération des forces » à la suite d’une crise explosive au sein du PT, un peu comme il en a été du dénouement de la crise du PCB après la défaite de 1964, qui sera probablement précédée d’un virage programmatique vers encore plus de modération de la part de l’appareil et de ruptures avec les ailes de gauche. L’avenir de la gauche sera un processus de médiation entre « l’ancien » et le « nouveau », dans une large mesure, malgré le lulisme, mais sans nécessairement renier l’héritage du lulisme.

6. Le résultat récent du processus d’élection directe (PED) au PT en 2025 a confirmé la montée en puissance de l’aile CNB (Construindo um Novo Brasil, « Construire un nouveau Brésil ») et le recul de l’influence des tendances de gauche, ainsi que la victoire incontestable d’Edinho. Le vote est décourageant pour ceux qui avaient misé sur le fait que le PT pourrait jouer un rôle plus important en poussant le gouvernement vers un virage à gauche au cours des douze prochains mois. Il a également laissé sans soutien les courants qui comprennent la nécessité de lutter pour un programme avec une inflexion anti-impérialiste plus forte face à l’offensive des États-Unis. Non pas que les attentes étaient très élevées, car personne mieux que la gauche du PT n’est conscient qu’elle occupe un espace de résistance. Mais le résultat modeste obténu par Rui Falcão et Valter Pomar, même additionné à celui de Romênio Pereira, signale un isolement à la limite de l’irréversible, presque irrattrapable.

7. La conclusion à tirer de ce PED est que, malgré les luttes internes épouvantables au sein de la CNB, avec des critiques féroces sur la concentration des pouvoirs dans la trésorerie, la menace exacerbée d’une dispute pour la présidence par le Nordeste, et même les accusations abusives de Quaquá, l’unité du courant luliste, déchiré par divers groupes d’intérêts parlementaires et régionaux, a été préservée. Aucune divergence n’était finalement insurmontable. Pourquoi ? Il y a trois hypothèses. Le dévoilement des scores montre clairement que ce n’était pas par crainte des résultats, si les listes de gauche s’étaient unies. La CNB conserve une emprise sur l’appareil bien supérieure à ce qu’est son hégémonie politique. Ce n’est pas non plus parce qu’il existe un accord stratégique sur un projet politique pour le Brésil. Il n’y a pas eu de discussion sur le programme. La troisième hypothèse est que l’unité a été maintenue et qu’Edinho a remporté une élection triomphale parce que Lula l’a demandé.

8. Le processus de confrontation interne et même externe au PT pour l’après-Lula est contenu jusqu’aux élections de 2026 pour trois raisons principales, bien qu’il existe d’autres facteurs : (a) la première est de nature objective – un facteur est défini comme objectif lorsqu’il s’impose de lui-même et qu’il n’y a rien à y faire – Lula sera candidat à sa réélection, et cela conditionne tout ; (b) la deuxième est de nature subjective et se résume au fait incontournable qu’il n’y a pas de consensus au sein de la CNB sur ce que doit être le programme et sur qui doit être le successeur ; (c) la troisième est que le successeur sera désigné par Lula, même si cela nécessitera de nombreuses négociations et consultations.

9. Il est impossible d’imaginer l’avenir de la recomposition sans le PSol. La simple existence du PSol, depuis vingt ans, dans les conditions terribles de la lutte politique au sein de la gauche brésilienne, est un exploit remarquable. Le PSol a été une tranchée défendue par des combattant.e.s dévoué.e.s à la cause sociale, un espace d’accueil pour les socialistes des traditions les plus diverses. La liberté interne garantit l’expression de toutes les tendances dans le respect de la proportionnalité. Le PSol attire la majorité des jeunes qui s’engagent, dont le militantisme sur les lieux de travail, dans les quartiers, dans les mouvements pour le logement populaire, dans le féminisme, dans la lutte pour les droits des Noirs et parmi les LGBT est reconnu pour leur enthousiasme et leur dévouement. Le PSol a été en première ligne des campagnes internationalistes au cours des deux dernières décennies. Le défi de construire un parti de gauche radicale avec une présence dans les institutions, légalement reconnu, de manière à ce que la visibilité d’un programme socialiste puisse s’exprimer, était un pari qui exigeait du courage, de la détermination et beaucoup d’espoir en l’avenir. Il a été prouvé qu’il était possible d’avoir une gauche en dehors du PT, même minoritaire. Dans les deux plus grandes villes du Brésil, le PSOL est arrivé au second tour des élections municipales, devant le PT. Il a perdu, mais il a perdu des élections que le PT aurait également perdues. Le PSol n’est pas immunisé contre les mêmes pressions que l’ensemble de la gauche. Il souffre de l’électoralisme, d’adaptation syndicaliste, du poids de son appareil et du bureaucratisme. Ce n’est pas le parti révolutionnaire imaginaire idéalisé par une partie de l’avant-garde. Oui, le PSol est très imparfait, mais il n’est pas pétrifié et stérile, c’est une organisation utile. Face au poids parfois écrasant du PT, il a été un point d’appui pour les militant·e.s les plus lucides qui résistent à l’idée que la seule façon de lutter pour la révolution brésilienne est de se replier sur un projet politique « de musée »

10. Tant le camp luliste que la gauche ultra-radicale partagent l’idée que le PSOL aurait tous les défauts du PT, mais pas sa principale qualité, qui est le soutien encore majoritaire du peuple de gauche. En d’autres termes, c’est le parti qui a le plus de poids électoral. Dans la version la plus « marxiste », le PT est le parti de gauche à qui la classe ouvrière fait le plus confiance. Quant aux défauts du PSol, ils peuvent être résumés en trois « péchés originels » : (a) ce serait un parti de parlementaires ; (b) ce serait un parti regroupant différentes courants sans capacité de centralisation ; (c) ce serait un parti réformiste. Ce sont trois demi-vérités. Une demi-vérité est un mensonge complet, une simplification. Le PSOL est très imparfait, évidemment. Mais cette évaluation hâtive n’est ni correcte ni juste. Le PSOL n’est pas seulement un appareil électoral : son rôle militant a été indispensable dans les récentes mobilisations de la campagne « Sem Anistia » (Pas d’amnistie) en mars, et dans l’organisation des manifestations de juillet pour la taxation des super-riches, par exemple. Il n’est pas honnête de minimiser le fait qu’une partie des militants les plus combatifs des mouvements de femmes et de Noirs, des mouvements populaires pour le logement et des LGBT, des mouvements environnementaux, indigènes et culturels soutiennent le PSOL. Le PSOL, bien qu’hétérogène et divisé en deux camps, majoritaire et minoritaire, a conservé une remarquable capacité d’intervention unifiée au cours des vingt dernières années, même s’il a connu des hauts et des bas. Enfin, il n’existe pas de « règle » pour définir qui est révolutionnaire et qui ne l’est pas. À strictement parler, il existe deux positions extrêmes, mais insatisfaisantes : (a) soit sont révolutionnaires toutes les personnes qui défendent la nécessité d’une révolution ; (b) soit seules sont révolutionnaires les personnes qui ont dirigé une révolution. Évidemment, la première position est très large et la seconde très restrictive. Bien qu’il s’agisse d’un parti qui a les élections pour horizon, le PSOL organise une partie très importante, sinon la majorité, des révolutionnaires de gauche.

Valerio Arcary


P.-S.
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro
Source - Esquerda online. 30 juillet 2025 :
https://esquerdaonline.com.br/2025/07/30/um-novo-ciclo-da-esquerda-brasileira/
• Valerio Arcary est professeur titulaire à la retraite de l’IFSP. Docteur en histoire de l’USP. Militant trotskiste depuis la Révolution des œufs. Auteur de plusieurs livres, dont Ninguém disse que seria fácil (Personne n’a dit que ce serait facile, 2022), publié aux éditions Boitempo.

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