En ordre dispersé, moins en tir groupé – c’est le cas de le dire –, on parle de disqualification des crimes commis par les policiers, de banalisation de l’impunité commanditée par le gouvernement, de domination de classe ou/et de race (chasse au faciès, ciblage des classes populaires), parfois de militarisation des forces de sécurité (surarmement, achat massif d’armes) et de marche forcée vers la fin de la contestation ou vers la dépolitisation des luttes. C’est phénoménal.
Si les auteurs de ces commentaires chaussaient des lunettes féministes, on comprendrait mieux que la violence qui est dénoncée – disqualification, banalisation, domination, militarisation, dépolitisation – est structurante des sociétés patriarcales dans lesquelles nous vivons. Comme le soulignait il y a plus de vingt ans Andrée Michel1, cette orchestration de la répression enrichit le secteur marchand de l’armement tout en entretenant la division sexuelle du travail (entre hommes et femmes). L’ensemble fait système. Au-delà du sexisme dans les forces de sécurité, ce système produit des rapports sociaux inégalitaires, restructure le travail et développe la culture de guerre. Les prostitution, viols, trafic, pillage des ressources, conception du territoire en tant qu’espace de conquête, généralisation de la violence, exportation des systèmes répressifs et de torture, contrôle social brutal et « guerre contre la population civile », en sont des conséquences directes.
Ce système est ancien, ancré dans l’histoire, pour lequel la division entre collectif et individuel est centrale. Aujourd’hui, les exemples sont nombreux : on cite les cas de Steve, Zineb, Remy, Malik, Adama… alors que les cibles sont les militants pour l’indépendance de l’Algérie (Charonne),les manifestants contre le racisme, les gilets jaunes, les occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les étudiants de Tolbiac, les insoumis, les jeunes, les militantes féministes… Ne sont pas épargnés les inconnus morts « par accident » (chasse, règlement de compte, abus de pouvoir, trafic…) ou les femmes tuées par leurs conjoints ou ex-conjoints dans le cadre de « drames familiaux ». La même logique de division collectif/individuel est ici à l’œuvre à l’image de la dichotomie sphère privée/sphère publique qui renvoie « la femme » à sa seule culpabilité, sa responsabilité personnelle, son peu « d’estime de soi »… en cas de viol, d’agression sexuelle, de harcèlement au travail, de mutilation, de maternité précoce, de mariage forcé…
Ce système invisibilise les victimes, les culpabilise ou pire, les paternalise en les « soutenant », en les « aidant à faire le deuil », en les renvoyant à leur « introspection », parfois en les « regrettant »… plutôt que de les subjectiver et de désigner, juger et sanctionner les coupables : les bras armés (équipés d’armes de poing ou blanche, de véhicule à moteur, de corde… ou encore férus de persécution, acharnement, aliénation…), les politiques publiques de sécurité sexistes, sciemment ignorantes et autoritaires, le gouvernement militariste. Cette dialectique fait des « victimes » les seules coupables.
En contexte libéral, ce système financiarise la répression : l’achat massif de munitions et d’arsenaux militaires représente un chiffre d’affaires non négligeable pour les vendeurs d’armes du secteur privé. Il organise le flux financier entre domaines public (budget national, dépenses et recettes) et privé (entreprises, associations). Lancer des lacrymos sur des manifestants, tirer des balles sur des individus désarmés, placer en garde à vue des personnes qui tombent sous la main, fournir des informations aux coupables sur les victimes, ignorer les signalements de ces dernières, rapportent gros.
Ce système est bâti sur un mythe, le mythe du rattrapage, comme le décrivait Maria Mies2, qui consiste à faire croire que les personnes visées par les violences sont « en dehors » (des villes, de l’Occident, des technologies, du sexe masculin dominant), « en retard » d’une « évolution » nécessaire à « l’abondance », à la « croissance », à « l’accumulation des richesses », qui vaut modèle de « bien vivre » pour tous. Par cet imaginaire passionné, le renouvellement de la force de travail (la re-production) – santé, nutrition, éducation – étant globalement assuré par les femmes de « la base » à titre gratuit, renforce « la prolétarisation des hommes » (dédiés à la production), ce qui déprécie, marginalise et dévalue les pensée et options politiques des dominés, femmes et hommes. Les opposants au système, rebelles ou contestataires, tout comme les femmes, homosexuels, migrants, ruraux, stigmatisés en tant que groupes sociaux étanches, deviennent alors responsables de leur situation d’oppression.
La justice sociale, la valorisation du capital humain, l’égale répartition des richesses, la paix, mais aussi la négociation ou la médiation, ne sont résolument pas au rendez-vous. La bonne nouvelle c’est que ce système connaît des difficultés. Plus le pouvoir politique est chancelant ou affaibli, notamment par des pressions extérieures(nationales ou internationales), plus ses options politiques perdent en efficacité, plus il utilise la force pour asseoir sa légitimité. Le niveau élevé des violences policières représente ainsi un indicateur du danger qui le menace. Élevé non ?
Joelle Palmieri, 7 août 2019
https://joellepalmieri.wordpress.com/2019/08/07/violence-et-passion/
1 Andrée Michel, « Militarisation et politique du genre », Recherches féministes, Vol. 8, 1. 1995 : 15-34, p. 18.
2 Maria Mies, « Le mythe du développement par rattrapage », Silence,N° 251, 1999 : 4-11.
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