Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

Les États-Unis de la paralysie

À force de saper nos liens sociaux, l’État dominé par les entreprises glisse à la longue inexorablement vers l’autoritarisme

La paralysie politique est en train d’étouffer ce qui reste de notre anémique démocratie.
Cette paralysie, c’est l’inertie face aux oligarques des hautes sphères, qui ont fait croître leur fortune de près d’un tiers depuis le début de la pandémie et de près de 90 % au cours de la dernière décennie, ce qui ne les empêche pas d’orchestrer des boycotts fiscaux virtuels alors que des millions d’Américains se déclarent en faillite personnelle faute de pouvoir régler leurs factures médicales, versements de prêts immobiliers et automobiles, dettes de cartes de crédit, remboursements de prêts étudiants et factures galopantes de services publics, qui sont monnaie courante dans un système qui a privatisé presque tous les aspects de notre vie.

Tiré de Canadian Dimension

Mercredi 26 avril 2023 / Par Chris Hedges
traduit par Johan Wallengren

Cette paralysie consiste à ne rien faire pour hausser le salaire minimum, malgré les ravages de l’inflation, les quelque 600 000 citoyens sans-abri et les 33,8 millions de personnes vivant dans des foyers en situation d’insécurité alimentaire, dont 9,3 millions d’enfants.

Cette paralysie signifie ignorer la crise climatique, la plus grande menace existentielle à laquelle nous ayons à faire face, pour développer l’extraction des combustibles fossiles.

Cette paralysie s’accompagne d’un afflux de centaines de milliards de dollars vers l’économie de guerre permanente, aux dépens de la réparation des routes, des voies ferrées, des ponts, des écoles, du réseau électrique et du système d’approvisionnement en eau du pays, autant d’infrastructures qui périclitent.

Cette paralysie se traduit par le refus d’instaurer un système de santé universel et de réglementer l’industrie pharmaceutique et le secteur des assurances, mus par le profit, en vue d’un redressement du pire système de santé de tous les pays hautement industrialisés, caractérisé par une espérance de vie en recul et le fait que plus d’Américains meurent de causes évitables que dans les pays comparables. Rien qu’aux États-Unis, plus de 80 % des décès maternels sont évitables, selon les CDC (Centers for Disease Control and Prevention) [Ndt : la principale agence fédérale des États-Unis en matière de protection de la santé publique].

Cette paralysie se voit dans l’absence de volonté pour ce qui est d’endiguer les violences policières, de démanteler le plus important système carcéral au monde, de mettre fin à la surveillance gouvernementale généralisée de la population et de réformer un système judiciaire dysfonctionnel au point que presque tout le monde – à moins d’avoir les moyens de s’offrir les services d’avocats hors de prix – se fait soutirer un aveu de culpabilité onéreux faute d’avoir les moyens de plaider sa cause devant un tribunal [Ndt : mécanisme du plea bargaining, en anglais].

Cette paralysie fait de nous des spectateurs impuissants face à nos concitoyens qui manient des arsenaux d’armes d’assaut pour se massacrer les uns les autres au motif qu’on a traversé leur cour, qu’on s’est stationné dans leur allée, qu’on a sonné à leur porte ou qu’on les a contrariés au travail ou à l’école, quand ils ne sont pas si aliénés et amers d’avoir été laissés pour compte qu’ils vont jusqu’à abattre des groupes d’innocents dans des actes d’auto-immolation meurtrière.

Les démocraties ne sont pas trucidées par des bouffons réactionnaires comme Donald Trump, un habitué des poursuites pour non-paiement de ses employés et entrepreneurs, dont le personnage fictif à la télévision a été vendu à un électorat crédule, pas plus qu’elles ne sont occises par des politiciens superficiels comme Joe Biden, dont la carrière politique a été consacrée à servir les sociétés donatrices. Les politiciens en question offrent un faux réconfort en individualisant nos crises, comme si le fait de mettre au rancart telle ou telle personnalité publique ou de bâillonner tel ou tel groupe allait nous sauver.

Les démocraties sont assassinées lorsqu’une coterie – de sociétés, dans le cas qui nous préoccupe – prend le contrôle de l’économie, de la culture et du système politique et que ces sociétés les détournent pour servir exclusivement leurs propres intérêts. Les institutions censées veiller au grain pour le citoyen moyen deviennent des parodies d’elles-mêmes, avant de s’atrophier, puis de trépasser. Comment expliquer sinon que des organes législatifs ne sachent s’entendre que pour adopter des programmes d’austérité, décréter des réductions d’impôts pour la classe milliardaire, voter des budgets pléthoriques pour la police et l’armée et réduire les dépenses sociales ? Comment expliquer sinon que des tribunaux puissent dépouiller les travailleurs et les autres citoyens de leurs droits les plus fondamentaux ? Comment expliquer sinon que le système public d’éducation ne puisse offrir aux pauvres qu’un enseignement leur faisant au mieux bénéficier d’un programme réduit aux simples bases arithmétiques, tandis que les riches envoient leurs enfants dans des écoles et des universités privées dont les dotations se chiffrent en milliards de dollars ?

Les démocraties sont assassinées au moyen de fausses promesses et de déclarations oiseuses. Lorsqu’il était candidat, Joe Biden nous a dit qu’il porterait le salaire minimum à 15 dollars et qu’il distribuerait des chèques de soutien de 2 000 dollars. Il nous a dit que son plan pour l’emploi américain créerait « des millions de bons emplois ». Il nous a dit qu’il renforcerait les négociations collectives et garantirait l’accès universel à l’éducation pré-maternelle, ainsi qu’aux congés familiaux et médicaux rémunérés, et qu’il rendrait gratuit l’enseignement dans les collèges communautaires. Il a promis une option de financement public pour les soins de santé. Il a promis de ne pas forer sur les terres fédérales et de promouvoir une « révolution de l’énergie verte et la justice environnementale ». Rien de cela ne s’est concrétisé.

Mais la plupart des gens ont désormais compris de quoi il en retourne. Pourquoi ne pas voter pour Trump et ses promesses grandioses et fantaisistes ? Sont-elles tellement moins crédibles que les annonces de Biden et des démocrates ? Pourquoi prêter allégeance à un système politique fondé sur la trahison ? Pourquoi ne pas se détacher d’un monde rationnel qui n’a été source que de misère ? Pourquoi prêter foi à de vieilles vérités qui sont devenues de fallacieuses banalités ? Pourquoi ne pas tout faire sauter ?

Comme le mettent en évidence des recherches des professeurs Martin Gilens et Benjamin I. Page, notre système politique a fait du consentement des gouvernés une cruelle plaisanterie. « Le constat principal qui ressort de nos investigations est que les élites économiques et les groupes organisés qui représentent les intérêts du monde des affaires ont des impacts indépendants substantiels sur la politique du gouvernement américain, tandis que les groupes d’intérêt de masse et les citoyens moyens n’ont que peu ou pas d’influence indépendante », écrivent-ils.

Dans son ouvrage intitulé Le Suicide, le sociologue français Émile Durkheim désigne notre état de désillusion et de désespoir par le terme « anomie », mot auquel il donne le sens d’« absence de normes communes », voulant dire par là que les règles qui régissent une société et créent un sentiment de solidarité organique ne fonctionnent plus. Autant dire que les principes qu’on nous enseigne – le travail acharné et l’honnêteté nous assurent de trouver place dans la société ; nous vivons dans une méritocratie ; nous sommes libres ; nos opinions et nos voix comptent ; notre gouvernement protège nos intérêts – relèvent du mensonge. Bien sûr, pour quelqu’un de pauvre ou une personne de couleur, ces beaux principes ont toujours été un mythe, mais une majorité de la population américaine était autrefois en mesure de se faire une place sûre dans la société, ce qui constitue le rempart de toute démocratie, comme le font valoir de nombreux théoriciens politiques depuis Aristote.

Des dizaines de millions d’Américains, abandonnés dans le sillage de la désindustrialisation, comprennent que leur vie ne s’améliorera pas, pas plus que celle de leurs enfants. La société, comme le note Durkheim, n’est plus « suffisamment présente » pour eux. Les laissés-pour-compte ne peuvent participer à la société que par le vecteur de la tristesse, écrit-il encore.

La seule voie qu’il leur reste pour s’affirmer lorsque toutes les autres sont bouchées est celle consistant à détruire. La destruction, dopée par une hypermasculinité grotesque, procure excitation et plaisir, de même qu’une impression toute-puissance, sur fond de sexualisation et de sadisme. Exerçant un pouvoir d’attraction morbide, cette soif de destruction, que Sigmund Freud appelait l’instinct de mort, vise toutes les formes de vie, y compris la nôtre.

Ces pathologies de la mort, maladies du désespoir, se manifestent sous la forme de fléaux qui dévastent tout le pays : dépendance aux opiacés, obésité morbide, jeux d’argent, suicide, sadisme sexuel, groupes haineux et fusillades de masse. Mon livre, America : The Farewell Tour [Amérique : la tournée d’adieu] est une exploration des démons qui se sont emparés de la psyché américaine.

Un réseau de liens sociaux et politiques – liens d’amitié et relations familiales, rituels civiques et religieux, travail valorisant qui confère un sentiment d’appartenance, de dignité et d’espoir en l’avenir – nous permet de nous engager dans un projet plus vaste que notre propre personne. Ces liens constituent une protection psychologique face aux situations de mort imminente, de traumatisme causé par le rejet, d’isolement et de solitude. Nous sommes des animaux sociaux. Nous avons besoin les uns des autres. Si on supprime ces liens, les sociétés sombrent dans le fratricide.

Le capitalisme va à rebours de la création et du maintien de liens sociaux. Ses attributs fondamentaux – des relations transactionnelles et temporaires, la priorité donnée à l’avancement personnel par la manipulation et l’exploitation des autres et la soif insatiable de profit – anéantissent l’espace démocratique. L’annihilation de tous les contrepoids au capitalisme, qu’il s’agisse du mouvement ouvrier ou de la surveillance et de la réglementation gouvernementales, nous a laissés à la merci de forces prédatrices qui, de par leur nature, exploitent les êtres humains et le monde naturel jusqu’à épuisement ou effondrement.

Trump, qui est dépourvu d’empathie et incapable d’éprouver des remords, est la personnification même de notre société malade. Il est l’idéal vers lequel, selon ce que leur enseigne la culture entrepreneuriale, devraient tendre les retardataires du progrès. Il exprime, souvent avec vulgarité, la rage inchoative des laissés-pour-compte et représente une publicité ambulante pour le culte du moi. Trump n’est pas le produit du vol des courriels Podesta, des fuites du DNC [Democratic National Committee/Comité national démocrate] ou de l’affaire James Comey. Il n’a pas été fabriqué par Vladimir Poutine ou les automates russes qui sévissent sur les réseaux sociaux. Comme les aspirants-clones Ron DeSantis, Tom Cotton et Marjorie Taylor Greene, il est le produit de l’anomie et du délabrement social.

Les individus sont « trop étroitement partie prenante de la société pour qu’elle puisse être malade sans qu’ils en soient affectés, écrit Durkheim. La souffrance sociale devient inévitablement la leur ».

Ces charlatans et démagogues, qui rejettent les conventions régissant la bienséance politique et civique, dénigrent les élites « polies » qui nous ont sacrifiés. Ils n’offrent aucune solution viable aux crises qui secouent le pays. Ils dynamitent l’ancien ordre social, déjà vermoulu, et crient vengeance contre des ennemis réels ou fantasmés, comme si ces gesticulations allaient magiquement ramener un âge d’or mythique, et plus ce mirage leur semble loin, plus ils tombent bas.

« Puisque la bourgeoisie prétendait être la gardienne des traditions occidentales et confondait toutes les questions morales en exhibant publiquement des vertus que non seulement elle ne possédait pas dans la vie privée ou celle des affaires, mais qu’en fait elle méprisait, il semblait révolutionnaire d’admettre la cruauté, le mépris des valeurs humaines et l’amoralité générale, car cela détruisait au moins la duplicité sur laquelle la société existante semblait reposer », écrit Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, à propos de ceux qui ont embrassé la rhétorique haineuse du fascisme dans le contexte de la république de Weimar. «  Quelle tentation d’afficher des attitudes extrêmes dans le crépuscule hypocrite d’une double morale, de porter publiquement le masque de la cruauté, si tant est que tout le monde soit manifestement sans égards et se pare de bons sentiments, de faire étalage de méchanceté dans un monde, non pas de mesquinerie, mais de cruauté ! »

Notre société est profondément malade. Nous devons guérir les maladies sociétales. Nous devons soigner cette anomie. Nous devons rétablir les liens sociaux rompus et réintégrer dans la société les personnes dépossédées. Si ces liens sociaux demeurent rompus, un néofascisme effrayant s’imposera inévitablement. Des forces très sombres tournent autour de nous. Plus tôt que nous ne le pensons, nous pourrions tomber sous leur emprise.

Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer, un auteur à succès du New York Times, un professeur du programme d’études supérieures proposé aux prisonniers de l’État du New Jersey par l’université Rutgers et un pasteur presbytérien ordonné. Il est l’auteur de 12 ouvrages, dont le best-seller du New York Times Days of Destruction, Days of Revolt [Jours de destruction, jours de révolte] (2012), qu’il a co-signé avec le dessinateur de presse Joe Sacco. Ses autres ouvrages comprennent Wages of Rebellion : The Moral Imperative of Revolt [Les salaires de la rébellion : l’impératif moral de la révolte] (2015), Death of the Liberal Class [La mort de la classe libérale] (2010), Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle [L’Empire de l’illusion : la mort de la culture et le triomphe du spectacle] (2009), I Don’t Believe in Atheists [Je ne crois pas aux athées] (2008) et le succès de librairie American Fascists : The Christian Right and the War on America [Fascistes américains : la droite chrétienne et la guerre contre l’Amérique] (2008). Son dernier livre s’intitule : America : The Farewell Tour [Amérique : la tournée d’adieu] (2018). Son essai War Is a Force That Gives Us Meaning [La guerre est une force qui nous octroie du sens] (2003) a été nominé au National Book Critics Circle Award for Nonfiction [prix du cercle des critiques de livres national – catégorie essai] et s’est vendu à plus de 400 000 exemplaires. Monsieur Hedges rédige une chronique hebdomadaire publiée sur le site web ScheerPost.

Cet article a initialement été publié sur ScheerPost.com.

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