30 avril 2025 | tiré de Courrier international
Lien de l’article : https://www.courrierinternational.com/article/c-est-le-chaos-comment-les-chercheurs-americains-font-face-aux-assauts-contre-la-science_229441 | Lien de l’image : https://focus.courrierinternational.com/2025/04/25/0/0/2400/1600/1280/0/60/0/ffed034_sirius-fs-upload-1-c6ju57nbw3vy-1745587010722-clone-schmitz.jpg |PhotoDessin de Stephan Schmitz paru dans « Science Magazine », Washington
Le gouvernement Trump a bloqué les financements fédéraux, réduit les ressources des universités et mis fin aux programmes liés à la diversité, à l’égalité et à l’inclusion, ce qui compromet les bourses en cours. Le “département de l’efficacité gouvernementale” (Doge) d’Elon Musk a également entrepris une campagne de licenciements dans les institutions scientifiques, en prétendant que cela permettra de limiter les budgets surdimensionnés.
À lire aussi : Recherche. La suppression des politiques de diversité heurte de plein fouet les scientifiques aux États-Unis
Ces mesures radicales ont semé le chaos dans les laboratoires et les établissements de recherche en Californie. “Nous éprouvons un sentiment de frustration, déclare Needhi Bhalla, chercheuse en biologie moléculaire, cellulaire et du développement à l’université de Californie (UC) à Santa Cruz, à propos de la précarité de la situation. Et nous nous demandons pourquoi ce qui a bénéficié du soutien des deux partis pendant soixante-dix ans se retrouve aujourd’hui pris pour cible.”
Chiffre
Un bon retour sur investissement
On estime que chaque dollar investi dans la recherche et le développement, aux États-Unis, rapporte au moins 5 dollars en moyenne, rapporte The Atlantic. Soit un gain de plusieurs milliards de dollars par an. Depuis des décennies, “la science a prospéré, transformant l’investissement du gouvernement en innovation technologique et en croissance économique”, insiste le magazine américain.En outre, rappelle de son côté la revue britannique Nature, les universités américaines créent chaque année plus de 1 100 start-up scientifiques. Elles donnent naissance à d’innombrables produits qui ont sauvé et amélioré des millions de vies. Par exemple des médicaments pour le cœur, contre le cancer ou les vaccins à ARN messager. Courrier International
Les États-Unis ont longtemps été à la pointe de la recherche scientifique et de l’innovation, mais les spécialistes redoutent que cette destruction aléatoire des infrastructures n’ait des conséquences négatives, généralisées et durables.
Dès le mois de janvier, le gouvernement a pris des mesures pour limiter les National Institutes of Health (NIH) et la National Science Foundation (NSF), qui financent la recherche dans tout le pays à hauteur de dizaines de milliards de dollars chaque année.
Durant l’exercice 2024, la Californie a reçu 5,2 milliards de dollars [environ 4,6 milliards d’euros] des NIH et 1 milliard de la NSF. En ce moment, les scientifiques se heurtent à de multiples obstacles pour obtenir des fonds – même l’argent qui avait été attribué avant le début du mandat de Trump.
“Le mal est fait”
D’autres étapes essentielles de la recherche scientifique sont perturbées. La procédure de demande de bourse auprès des NIH est interrompue à cause de l’annulation brutale des réunions d’évaluation des projets, au cours desquelles étaient recommandées les attributions de financements.
Les NIH au tribunal
Les NIH (Instituts nationaux de la santé), qui se consacrent à la recherche biomédicale, sont les mieux dotées de toutes les agences fédérales scientifiques. Ils mènent leurs propres travaux et soutiennent des projets au sein des universités.Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, ils ont dû annuler des centaines de bourses, retarder l’attribution de nouvelles et tenter de réduire drastiquement les sommes allouées aux coûts indirects qui permettent notamment d’assurer le bon fonctionnement des laboratoires.“Mais les chercheurs ne se laissent pas faire”, assure Nature. Cinq poursuites sont en cours, intentées par des organismes scientifiques, des universitaires et des procureurs, contre les NIH et leur organisme de tutelle, le ministère de la Santé américain. Courrier International
“C’est tout simplement le chaos”, commente Gary Karpen, professeur de biologie moléculaire et cellulaire à l’UC Berkeley. L’incertitude règne dans le domaine de la planification des travaux et dans les programmes de recrutement, ajoute-t-il.
Randy Schekman, professeur de biologie moléculaire et cellulaire et chercheur auprès du Howard Hughes Medical Institute, craint que le blocage des fonds n’ait des répercussions qui dureront même plus longtemps que la pandémie. “Peut-être que ça sera rectifié dans les mois qui viennent, mais le mal est fait”, souligne Randy Schekman. Les scientifiques craignent en particulier que ces mesures n’affectent les étudiants, les doctorants et les postdoctorants.
À lire aussi : Opinion. Face à Trump, l’université Harvard bascule dans la résistance
À la fin du mois de janvier, le gel d’une grande partie des financements a suscité l’angoisse de la communauté scientifique. Bien qu’un juge fédéral ait bloqué la décision et que la directive ait été abrogée [une procédure d’appel est en cours], son effet a été traumatisant, disent les chercheurs, qui en ressentent encore l’onde de choc.
L’incertitude qui entoure le financement fédéral a incité le programme doctoral de sciences biologiques de l’UC San Diego à n’accepter que 17 étudiants pour l’année universitaire qui démarre l’automne prochain – nettement moins que les 25 qui sont admis d’ordinaire, indique Kimberley Cooper, qui enseigne la biologie cellulaire et du développement dans cette université.
Une génération touchée
Selon Randy Schekman, lauréat du prix Nobel de physiologie (ou médecine) en 2013, le département de biologie moléculaire et cellulaire de Berkeley accepte lui aussi moins d’étudiants pour son programme de l’an prochain. Ce recul est un nouveau coup dur pour les jeunes générations de chercheurs, qui ont aussi dû surmonter la pandémie. Il déplore :
“J’ai peur que nous ne perdions des gens qui pourraient être de futurs nobélisés.”
Les postdoctorants, qui ont pour objectif de s’établir et de prendre la direction de nouveaux laboratoires, font eux aussi face à un avenir incertain. Les postes sont limités, et des institutions comme Stanford ont gelé les embauches. Et même quand un jeune chercheur trouve effectivement un poste, à cause de la fragilité du financement fédéral, il peut être difficile de développer un programme de recherche.
“Je pense qu’à ce stade beaucoup de gens commencent pour cette raison à regarder ailleurs qu’aux États-Unis”, constate Isaac Lichter Marck, postdoctorant de la NSF qui travaille à l’Académie des sciences de Californie.
À lire aussi : Universités. “Trump pousse les étudiants internationaux à choisir le Royaume-Uni, profitons-en !”
Les scientifiques sont par ailleurs confrontés à des difficultés de financement à la suite de la suppression par le gouvernement Trump des programmes de diversité, d’égalité et d’inclusion (DEI). Un décret daté du 20 janvier [le jour de l’investiture du nouveau président] a annulé ces programmes dans toute l’administration, et les institutions de recherche en ont subi le contrecoup.
Les agences fédérales s’efforcent de se conformer au décret. La NSF, par exemple, passe actuellement en revue des bourses déjà attribuées en fonction de termes associés à la DEI, comme “égalité des chances” et “femmes”.
Les programmes qui aident les étudiants issus de milieux sous-représentés ont disparu. Ceux qui visaient à optimiser le développement des étudiants et leur accès à des carrières dans la recherche ont par exemple fermé en février 2025, soit onze mois plus tôt que prévu.
Des larmes et du travail jeté à la poubelle
Fabiola Avalos-Villatoro, diplômée du département de biologie moléculaire et cellulaire de l’UC Santa Cruz, a vu un financement potentiel lui échapper à cause de la purge anti-DEI. Sous la direction de Needhi Bhalla, elle a passé des semaines à préparer une demande pour des fonds spécifiquement destinés aux stagiaires venant de milieux sous-représentés, comme elle – Latino-Américaine et diplômée universitaire de première génération. Ce programme n’existe plus, il a été supprimé quelques jours avant qu’elle n’effectue sa demande. “Un mois de travail pour rien”, déplore-t-elle.
Fabiola Avalos-Villatoro étudie la ségrégation et la recombinaison des chromosomes, des travaux qui pourraient permettre de mieux comprendre l’infertilité, les fausses couches et les maladies génétiques. “J’ai pleuré pendant quelques jours”, avoue-t-elle. Needhi Bhalla prévoit de la financer à l’aide d’autres fonds. Mais cela pourrait empêcher le laboratoire de recruter d’autres étudiants à l’avenir, craint-elle.
Le programme Research Experiences for Undergraduates [REU, Expériences de recherche pour les étudiants] de la NSF pourrait également connaître des difficultés. Ce programme, qui finance des stages d’été dans des laboratoires dans tout le pays, est ouvert aux étudiants de premier cycle. Certains programmes sont spécifiquement conçus pour offrir aux étudiants issus de groupes sous-représentés des expériences pratiques en laboratoire.
“C’est toujours une formidable bouffée d’air frais d’accueillir tous ces jeunes”, assure Matthew Tiscareno, chercheur de l’Institut Seti, un organisme de recherche à but non lucratif situé à Mountain View, et directeur d’un programme REU. Selon lui, rien ne garantit que certains programmes REU continuent à être financés. Or les candidatures pour les programmes d’été affluent. Il s’inquiète que les étudiants ne se retrouvent sur la touche si les programmes REU restent ouverts aux candidatures pour s’apercevoir en fin de compte qu’ils n’ont plus de financement. “Ce serait du jamais-vu”, lâche-t-il.
Les coûts indirects plafonnés
Le gouvernement Trump a également tenté de réduire les fonds des NIH en s’attaquant aux “coûts indirects” associés aux bourses. Contrairement aux “coûts directs” de la recherche, les coûts indirects désignent les frais généraux, incluant par exemple les installations et l’administration.
Cela concerne le personnel universitaire qui gère les bourses et les infrastructures nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des laboratoires et des équipements. Les taux de recouvrement des coûts indirects, négociés avec les institutions, correspondent en moyenne à 27 % ou 28 % du montant requis pour les coûts directs ; ils peuvent atteindre 50 % ou 60 %.
Le 7 février, les NIH ont ordonné que les coûts indirects des bourses, les nouvelles et celles qui sont en cours, soient plafonnés à 15 %. Une réduction du financement des bourses en cours serait synonyme de difficultés financières considérables pour les universités.
Celle de San Diego pourrait ainsi faire face à une réduction de ses fonds de 150 millions de dollars par an, à en croire Pradeep Khosla, chancelier de l’établissement. Loin de viser à améliorer l’efficacité, ces mesures semblent n’être qu’un moyen de nuire au système éducatif et aux infrastructures de recherche, estime Gary Karpen, de Berkeley.
À lire aussi : États-Unis. “C’est un bain de sang” : Trump lance “une purge de grande envergure” au ministère de la Santé
Un juge fédéral a bloqué l’entrée en vigueur des réductions budgétaires, pour l’instant du moins. Mais chez les chercheurs, l’inquiétude persiste. Needhi Bhalla affirme que si les baisses des coûts indirects sont mises en œuvre, des gens vont perdre leur emploi.
“Il y a toute une infrastructure, en ce qui concerne le personnel et les ressources, qui a pour mission de garantir que les étudiants qui rejoignent mon laboratoire puissent se concentrer sur la recherche, explique-t-elle. Tous ces emplois dépendent des coûts indirects.”
Le plafonnement des bourses pourrait avoir des conséquences importantes pour des villes comme Santa Cruz, dont l’université est le principal employeur du comté.
Vingt-deux États, dont la Californie, ont intenté une action en justice contre le gouvernement Trump au sujet du plafond de 15 %. “Une réduction de cette ampleur est tout simplement catastrophique pour d’innombrables Américains qui dépendent des avancées scientifiques de l’université de Californie pour sauver des vies et améliorer les soins de santé”, assure Michael Drake, président de l’université de Californie, dans un communiqué en soutien de l’action en justice.
“Une véritable tragédie”
Les scientifiques craignent que les changements de ces dernières semaines n’aient des conséquences durables sur la recherche scientifique aux États-Unis, ainsi que sur l’économie. Needhi Bhalla prévient :
“Souvent, dans le cas de la recherche publique financée par le gouvernement fédéral, il faut attendre des décennies avant que les résultats soient perceptibles.”
Les avancées scientifiques, comme le vaccin à ARNm contre le Covid-19, qui a sauvé des vies, nécessitent des années de recherche fondamentale.
À lire aussi : Médecine. Les promesses de l’ARN messager
Du point de vue de Bruce Alberts, biochimiste à l’UC San Francisco et président de l’Académie nationale des sciences de 1993 à 2005, les changements qui touchent les chercheurs vont engendrer un “gaspillage massif”, quand des laboratoires vont fermer et que des scientifiques vont quitter le pays. “C’est une véritable tragédie de voir les États-Unis s’affaiblir au profit de nos concurrents mondiaux”, regrette-t-il dans un courriel.
“Une machine bien huilée sabotée par l’administration Trump”
Mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le système de financement de la recherche académique a permis aux États-Unis de devenir – et de demeurer – le leader mondial de la découverte scientifique et de l’innovation technologique. Il repose sur “un partenariat visionnaire entre les secteurs public et privé”, indique Nature.Le gouvernement fédéral finance des agences de recherche thématique – comme la Nasa pour l’espace ou les NIH pour la santé – qui elles-mêmes reversent des subventions aux universités pour des projets de recherche. Ces sommes font effet de levier et permettent d’attirer d’autres sources de financement via des collaborations industrielles, des organisations caritatives, des ONG, des administrations locales, etc.En 2023, ces fonds externes ont permis de faire passer les 60 milliards de dollars versés par les agences à 109 milliards de dollars au total pour la recherche universitaire. Celle-ci débouche ensuite sur des technologies, des brevets et la création d’entreprises qui stimulent l’économie du pays. “Mais, aujourd’hui, cette machine bien huilée est victime de sabotage de l’administration Trump, déplore la revue scientifique. Les coupes budgétaires généralisées sont en train de démanteler les infrastructures qui ont justement contribué à faire des États-Unis une superpuissance scientifique.” Courrier International
Au beau milieu de ce chaos, des milliers de chercheurs font part de leurs inquiétudes sur des réseaux sociaux comme Bluesky et organisent des manifestations. Abby Dernburg, professeure de biologie moléculaire et cellulaire à Berkeley, est une des organisatrices du rassemblement Stand Up for Science [“Debout pour la science”] qui a eu lieu à San Francisco le 7 mars, une des 32 manifestations orchestrées dans tout le pays.
“L’objectif de Stand Up for Science est entre autres de rappeler à quel point nous sommes tous tributaires de la science et à quel point elle a une influence positive sur nos vies, indique-t-elle. Tout ça dépend d’énormes investissements dans la recherche. Ça ne se fait pas tout seul.”
Jack Lee
Lire l’article original
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
Un message, un commentaire ?