En 2013 paraissait un Manifeste pour une politique accélérationniste, signé par Nick Srnicek et Alex Williams, émanant de cercles intellectuels d’une gauche radicale réunis dans les années 1990 autour de Nick Land et Sadie Plant à l’Université de Warwick sous le nom de CCRU (Cybernetic Culture Research Unit). On y trouvait, entre autres choses, cinq propositions majeures :
a) Contrairement à ce que l’on entend souvent, le capitalisme n’opère pas aujourd’hui comme un vecteur d’accélération, mais comme un poids qui nous enferme dans les contraintes de structures légales et économiques obsolètes (la propriété privée des moyens de production, la course compétitive au profit, l’indifférence envers les conséquences environnementales de l’optimisation économique).
b) L’une des tâches cruciales d’une gauche réellement progressiste et écologique doit être de se réapproprier les innovations technologiques (numériques et autres) pour libérer le temps humain des processus susceptibles d’être automatisés.
c) Nos infrastructures techniques étant désormais interdépendantes à l’échelle globale, c’est à cette échelle planétaire et sur ces infrastructures que doivent porter les revendications et les actions politiques les plus urgentes.
d) Du double fait de cette échelle planétaire et des contraintes temporelles relatives à l’urgence climatique, l’attachement de la gauche radicale à l’horizontalité des processus de décision politique (assemblisme, spontanéisme, primat du bottom up) doit être non abandonné, mais reconsidéré pour coordonner des actions bien plus larges et plus ambitieuses que ce qui se fait depuis vingt ans.
e) La priorité stratégique des mouvements progressistes doit porter sur la constitution de médias de masse capables d’élaborer et de diffuser à l’échelle internationale le nouvel agenda révolutionnaire appelé par notre situation historique sans précédent.
Une traduction française de ce manifeste a paru dans Multitudes en 2014, dans une indifférence à peu près générale (à peine teintée d’hostilité condescendante)[1]. Outre quelques maladresses qu’on pouvait reprocher avec raison à ce texte – son ton inutilement polémique et méprisant envers « l’écologie folklorique » des zad et des résistances locales, une insuffisante prise en compte des problèmes réellement posés par le prométhéisme industriel – ses thèses principales semblent plutôt avoir été refoulées que réfutées (ou même combattues).
Douze ans plus tard, Elon Musk occupe la Maison Blanche et son Department Of Governmental Efficiency (DOGE) dévaste les institutions fédérales états-uniennes sous les coups brutaux d’une armée de jeunes programmeurs brandissant les IA génératives comme leur arme ultime et leur principal drapeau de ralliement. Parmi les nombreuses interprétations possibles du moment présent, voir dans le DOGE un retour du refoulé accélérationniste mérite peut-être une brève réflexion.
Plus que mal formulé, le manifeste accélérationniste a été mal entendu. Son ton velléitaire était perçu comme obsolète parce qu’il datait (et se revendiquait) d’une époque où la gauche assumait des postures non seulement rebelles mais audacieuses et programmatiques. Cela paraît désormais inaudible pour une gauche crispée sur des positions purement défensives et, de fait, « conservatrices » (dans tous les sens du terme : défendre les acquis, sauvegarder l’environnement, préserver l’État social). La proposition d’un découplage entre appareillages techniques (automation) et systèmes juridico-économiques (capitalisme), avec son pendant de nouvelle alliance possible entre infrastructures numériques et politiques progressistes (comme les années 1990 avaient pu rêver d’une telle alliance), tout cela est littéralement tombé dans l’oreille de sourds. N’en payons-nous pas le prix avec les ravages commis aujourd’hui depuis la Maison Blanche (mais aussi avec ce qui se met en place du côté du Parti Communiste Chinois) ?
La récupération droitière
En intitulant son livre La rébellion est-elle passée à droite ?[2], Pablo Stefanoni formule une clé importante pour comprendre notre époque. De façon comparable, on peut observer comment, au cours de la décennie, l’accélérationnisme est passé à droite. Nick Land, le provocateur-inspirateur du CCRU de Warwick, a dérivé vers des positions assimilées à l’extrême-droite, au point d’être triomphalement récupérable du côté d’un Dark Enlightenment qui veut davantage accélérer l’effondrement de l’État-providence que le dépassement du capitalisme. Sa critique de longue date d’élites universitaires décrites comme sectatrices abruties d’une Church (« Église ») s’inscrit parfaitement dans l’anti-intellectualisme du mouvement MAGA.
Plus généralement, Eoin Higgins a bien analysé la façon dont, au cours de la dernière décennie, des voix influentes au centre-gauche du spectre politique états-unien se sont fait récupérer par des agendas et des médias d’extrême-droite (Glenn Greenwald, Matt Taibbi). Mais il analyse surtout la façon dont des magnats du numérique et de la finance (Peter Thiel, Elon Musk, Marc Andreessen) ont déplacé la lutte politique en mettant en place une puissance médiatique bien plus efficace et conquérante que ce dont pouvait rêver le manifeste accélérationniste pour la gauche progressiste[3].
Une redoutable alliance s’est progressivement constituée autour d’un accélérationnisme d’extrême-droite qui, comme celui de Srnicek et Williams, compte lui aussi dépasser la phase actuelle du capitalisme (point a extrait de leur manifeste ci-dessus), en misant sur les développements technologiques et l’automation (point b), la verticalité (point d) et la conquête des médias (point e) – et cela à l’échelle planétaire (point c). C’est bien le programme stratégique du manifeste accélérationniste qu’ils ont implémenté au cours des dix dernières années, tandis que les forces de gauche concentraient leurs forces sur la glorieuse bataille (perdue) des retraites[4] (quand elles ne se déchiraient pas autour de la laïcité ou de l’accusation d’antisémitisme).
Même s’il n’inscrit pas ses analyses dans les méandres complexes de cette dérive droitière de l’accélérationnisme, Lorenzo Castellani, dans un article du Grand Continent paru le 8 novembre 2024, a donc eu parfaitement raison d’annoncer, dès la victoire électorale de Donald Trump, la prise du pouvoir par les tenants d’une accélération réactionnaire[5]. Le recours à de nouvelles technologies porteuse d’automation, l’instrumentalisation politique des médias (numériques et autres), le primat d’une certaine efficacité (informelle) sur le respect scrupuleux des règles instituées (bureaucratiques), une vision explicitement articulée à l’échelle planétaire (particulièrement dans le domaine des ressources, mais aussi des forces sociales et des dynamiques médiatiques), et surtout l’affirmation du besoin d’aller-plus-vite dans nos réactions collectives à des menaces existentielles (quitte à court-circuiter des procédures désirables en elles-mêmes mais irréalistement chronophages) : tout cela caractérise assez précisément l’agenda (haïssable) du DOGE, emblématisé par la personne (détestable) d’Elon Musk.
Les leçons à tirer de cette convergence autour d’un programme accélérationniste peuvent bien entendu être radicalement opposées. C’est un triomphe facile pour les critiques. Voyez donc où mènent vos appels (anti-démocratiques) à une « efficacité » fétichisée pour elle-même, vos courts-circuits technosolutionnistes, vos rêves d’emprise médiatique et vos soifs de verticalité : à un gouvernement mafieux qui brutalise ses employés, avant de brutaliser sa population en supprimant des services sociaux et des réglementations environnementales, sous prétexte de remplacer le tout par des IA dociles, qui multiplieront les profits comme le pouvoir d’une élite technocapitaliste !
Mais on pourrait aussi retourner la perspective : que se serait-il passé si – au lieu des gouvernements Obama et Hollande – les Démocrates états-uniens ou une gauche européenne un peu radicale avaient entrepris d’accélérer les bifurcations socio-écologiques dont nous savons avoir dramatiquement besoin ?
Un accélérationnisme réactionnaire
Et si le problème n’était pas tant l’accélérationnisme que son orientation réactionnaire ? Et si c’était parce que la gauche n’a pas voulu entendre la proposition d’un accélérationnisme progressiste que nous prenons dans la figure un accélérationisme néo-féodal ? Et si – malgré toutes les apparences du contraire (des apparences qui nous plombent le moral et l’horizon) – c’était parce que nos sociétés ont réellement progressé vers davantage de droits, de démocratie, de respect des minorités, d’anti-autoritarisme et d’esprit critique que les forces réactionnaires se voyaient aujourd’hui contraintes de recourir précipitamment à davantage de brutalité et de contrainte pour espérer maintenir les privilèges et les dominations en place ?
Ce qui est clair, c’est l’inversion d’un certain sens de l’histoire qui caractérise la récupération droitière de l’accélérationnisme issu du CCRU. Au lieu d’orienter un dépassement du capitalisme vers un revenu universel, la réduction des inégalités, l’émancipation des minorités, la décolonisation, la justice sociale et la transition écologique, les nouveaux accélérationnistes promeuvent le tourisme spatial pour millionnaires, le dynamitage de l’éducation publique et de l’État social, le démantèlement de toute réglementation environnementale et le retour aux bonnes vieilles valeurs du passé (travail, famille, patrie). Ils n’hésitent pas à précipiter la fin du monde, pour prévenir à tout prix la fin du capitalisme.
Pour qui a fréquenté les textes des années 2013-2015 (en particulier le manifeste xénoféministe du collectif Laboria Cuboniks[6]), le programme idéologique revendiqué par un Vivek Ramaswamy (candidat républicain aux primaires, collaborateur précoce et éphémère du DOGE) se lit comme un renversement symétrique – caricaturalement réactionnaire – des thèses de l’accélérationnisme progressiste. Parmi les dix « Vérités » proclamée par son livre Truths de 2024, on trouve en effet : « 1. Dieu est bien réel ; 2. L’agenda du changement climatique est un canular (hoax) ; 3. Une frontière ouverte n’est pas une frontière ; 4. Il n’y a que deux genres. […] 6. La famille nucléaire est la plus grande forme de gouvernance connue de l’humanité. 7. Le racisme à l’envers est bien du racisme. 8. Le nationalisme n’est pas un vilain mot.[7] »
On peut se gausser de telles déclarations, comme on peut s’étonner d’une articulation topologiquement contradictoire entre une accélération technologique (vers l’avant, forward, vorwärts !) et retour en arrière idéologique (vers le bon vieux temps passé de la suprématie masculine blanche). L’important est de comprendre le vide dans lequel s’engouffre le succès actuel du mouvement MAGA – un vide qui doit peut-être beaucoup à l’incapacité de la gauche à entendre le manifeste accélérationniste et à articuler un programme à la hauteur des défis du présent.
Le refoulé bureaucratique
La méthode du Department Of Governmental Efficiency d’Elon Musk est move-fast-and-break-things. Leur accélérationnisme est brutal, et essentiellement destructeur. Entre stratégie du choc et inondation de la zone, leur pulsion les pousse à ne rien respecter de l’existant, à tout remettre à plat, à identifier ce qui était vraiment nécessaire au nombre cris de détresse et de victimes causés par sa suppression. Les conséquences en sont d’ores et déjà terribles – comme il se doit, puisque le DOGE s’attaque de façon très ciblée à tout ce qui empêche la clique trumpienne de tyranniser la planète pour son profit partidaire et financier à court terme.
La question n’est toutefois pas (seulement) de percer à jour les motivations éhontées et cyniques de la MAGA-mafia, mais de comprendre ce qui l’a portée au pouvoir, et ce qui pourrait consolider (provisoirement ?) sa tyrannie – au cas où la réaction à la réaction (le backlash d’auto-défense populaire contre le backlash populiste) ne conduisait pas la clique trumpienne à être éjectée de la Maison Blanche avec du goudron et des plumes. Si toutes les administrations fédérales semblent pouvoir être impunément brutalisées, c’est que le DOGE surfe – temporairement ? – sur la double vague d’un fort ressentiment (contre les lourdeurs, les irritations et les aberrations de la surabondance de red tape) et d’un puissant mantra (l’automation promise par le déploiement des IA).
Avant de coloniser la planète Mars, l’accélérationnisme réactionnaire promet de réduire les absurdités, les coûts et les tyrannies d’une bureaucratie que tout le monde déteste (souvent pour de bonnes raisons), mais que les forces identifiées à la gauche se trouvent défendre de façon généralement acritique et quasi-pavlovienne – alors même qu’une tradition progressiste, autour d’un Cornélius Castoriadis, en avait fait un objet majeur d’analyse critique dans les années 1960. La question est bien entendu complexe et, ici comme ailleurs, l’idéologie qui porte le DOGE relève bien davantage de l’enfumure hypocrite (truffée de fake news et de fausses solutions) que d’un effort sincère de rationaliser l’État fédéral.
En France comme aux USA, nous savons que les dynamiques de reproduction de nos existences engagent des interdépendances trop complexes, imbriquées et multi-couches pour être abandonnées au bon (ou mauvais) vouloir des acteurs individuels. Nous avons évidemment besoin de formalisations législatives, de catégorisations légales, de réglementations, de dispositifs de surveillance et de contravention pour « sécuriser » nos interactions au sein de ces interdépendances. Ce sont ces structures bureaucratiques qui permettent à la plupart d’entre nous de jouir de certains droits fondamentaux, que le coup d’État trumpiste piétine insolemment, révélant leur terrible fragilité à ceux qui s’en croyaient protégés – une fragilité dont avaient depuis longtemps une conscience douloureuse ceux qui s’en trouvaient de facto partiellement exclus. Que cela nous plaise ou non, un État centralisé (à Paris ou à Bruxelles) est nécessaire pour coordonner et « enforcer » de tels droits. Et, de par l’échelle de ses prérogatives, un tel État comporte nécessairement sa part de lourdeurs, de lenteurs et de rigidités – frustrantes mais inévitables.
Quoique le libertarianisme technocapitaliste soit clairement une idéologie simpliste et funeste, quoique certains combats contre les règlementations écologiques (de la part des millionnaires et des corporations complices de Trump, comme de la part de la FNSEA) soient attribuables à un ancien monde qui refuse de voir une certaine réalité en face, nous avons tous et toutes nos expériences concrètes de multiples procédures bureaucratiques dont les effets vont à l’encontre du bon sens comme des finalités qu’elles visaient originellement. Dire que toute machine (administrative) comporte sa part de frictions est vrai, mais insuffisant.
Ce qui répand un sentiment de rigidité, d’aberration et de révolte parmi nous – sentiment qu’instrumentalise le DOGE –, c’est un mode de formalisation bureaucratique qui a pour but avoué de créer les conditions de la confiance à l’échelle de nos sociétés tentaculaires, mais qui a pour effet de mécaniser une défiance funeste pour le corps social. C’est cette défiance, systématisée par ce mode de formalisation, qui se retourne violemment contre les agents de l’État fédéral à travers les licenciements brutaux opérés aujourd’hui par le DOGE.
Si le vectofascisme théorisé par Grégory Chatonsky[8] peut surfer sur le ressentiment causé par cette défiance, s’il peut se réclamer d’une certaine rhétorique anarchiste (en elle-même respectable), c’est que la gauche officielle (celle des partis politiques) a abandonné une valorisation de l’informalité – et de la confiance qui doit l’accompagner –, qui a pourtant nourri les mouvements progressistes de tous les temps (non sans se retourner occasionnellement en terreur sanguinaire…). Au niveau (très local) des pratiques de terrain, comme à celui (très médiatique) des conversations concrètes, nous avons besoin d’informalité : faire et dire les choses selon ce qui convient aux aspérités du moment, plutôt qu’à un règlement formalisé et décrété en haut lieu.
Au niveau local : les cultivateurs pratiquant la permaculture sont effectivement mieux placés que des fonctionnaires parisiens ou bruxellois pour savoir quand (ne pas) respecter le cadrage nécessaire mais abstrait de règles générales (largement tuyautées par ls lobbies agro-industriels). Au niveau médiatique : une partie du charme exercé par l’histrionisme de Trump tient à ce qu’il dit tout ce qui lui passe par la tête, sans aucun égard pour les règles du politiquement correct ou de la simple décence, avec un mépris affiché (et désormais vengeur) pour tout ce qui relève de la loi, de la constitution ou des formalités judiciaires. Ce dernier exemple montre à la fois que nous avons effectivement besoin de normes, mais aussi que les plus importantes ne prennent peut-être pas la forme de règles formelles, édictées de haut et enforcées par un appareil punitif, mais plutôt celle d’une politesse endémique, dont le lien avec la politique doit être réinstauré[9].
L’important est que la prévalence de la formalisation bureaucratique dont nous héritons des XIXe et XXe siècles est en partie responsable de rigidités, d’aberrations et de lenteurs d’un business as usual que les évolutions actuelles de nos menaces écologiques et sociales ne permettent pas de poursuivre à l’identique. Il faut aller plus vite et plus loin – plus radicalement et plus souplement – dans la transformation-transition-bifurcation de nos modes de (re)production. L’accélérationnisme progressiste tentait (maladroitement) de faire face à ce défi. Son refoulement a ouvert un boulevard à l’extrême droite, qui y a investi ses pires tendances.
Au nom de la lutte contre le red tape, les gaspillages et les lenteurs administratives, le DOGE démantèle des systèmes de protection étatiques dont nous avons tous et toutes besoin – laissant les renards opérer sans entraves dans un poulailler enfin libéré, déchaînant sous couvert de « libération » une licence autorisant ceux qui tiennent le couteau par le manche à prélever toutes les livres de chair qu’ils souhaiteront de celles et ceux qui subissent leur tyrannie. Le nouveau livre du philosophe Brian Massumi analyse admirablement à la fois les causes (médiatiques) qui ont permis à cette licence de s’emparer du pouvoir exécutif et les effets (politiques) qui permettent à l’exécutif, par cette même licence, d’ignorer et d’écraser toutes les résistances provenant d’autres branches (supposées indépendantes) de la démocratie représentative[10].
Qu’est-ce que l’efficacité gouvernementale ?
Les historien.nes à venir devront analyser finement ce qui s’est dit et passé dans les débats idéologiques et les luttes de pouvoir faisant certainement rage aujourd’hui au sein du DOGE. Initialement lancé comme co-dirigé par Elon Musk et Vivek Ramaswamy (l’auteur des dix vérités de Truths évoqué plus haut), ce Département de l’Efficacité Gouvernementale (dont le sous-titre accélérationniste affiché sur son site web est « Le peuple a voté pour des réformes majeures[11] ») a rapidement vu une partie des idéologues se réclamant de la guerre au red tape abandonner le navire (ou être jeté par-dessus bord). Avant la fin janvier, Vivek Ramaswamy, partisan d’« emprunter la voie réglementaire et légale pour dégraisser l’État fédéral et faire des économies » était victime du mantra trumpien (You’re fired !), laissant Musk tout seul pour verticaliser l’anarchie à partir d’une vision « technocentrée [qui] entend transformer le gouvernement de l’intérieur, en modernisant notamment la technologie et les logiciels fédéraux afin de maximiser l’efficacité et la productivité de l’administration américaine[12] ». Ramaswamy voulait réduire l’emprise des régulations « pour favoriser la croissance dans le long terme », tandis que Musk veut du chiffre, « pour diminuer les dépenses » tout de suite, en affichant chaque jour sur X le nombre de contrats « terminated » et de fonctionnaires limogés – s’attirant les critiques d’une partie de la droite, qui lui reproche sa « sloppiness » irréfléchie[13].
Derrière les postures d’un X-Terminator amphétaminé à une verticalité/brutalité aux relents de révolution culturelle maoïste, l’un des opérateurs idéologiques majeurs du DOGE est à chercher dans la hype actuelle sur les malnommées Intelligences Artificielles génératives[14]. Les (fausses) promesses de « remplacement » de l’humain par des IA renversent ici leur valeur : de cauchemar d’un chômage généralisé, elles deviennent rêve de réduction des coûts, de « rationalisation », de « modernisation » et d’« efficacité ». Le DOGE casse allégrement tout ce qui entrave son programme réactionnaire en promettant de tout reconstruire demain, en mieux et gratis, par la grâce des IA génératives, qui sauront optimiser la computation des big data pour trouver à chaque problème son algorithme.
Les premiers mois de 2025 auront ainsi été une grande expérimentation exhibant à ciel ouvert la stupidité des intelligences artificielles et de leurs manipulateurs décervelés. La censure de l’Enola Gay comme propagande wokiste peut servir d’emblème aux aberrations bureaucratiques d’une IA censée remédier aux aberrations bureaucratiques – et la multiplication de telles inepties mérite certainement de faire des gorges chaudes, en une période où les rires sont bien trop rares.
Mais qui peut dire, à ce stade, s’il est délirant ou simplement ambitieux de vouloir réaménager en quelques mois, comme l’annonce le DOGE, les 60 millions de lignes de code de l’Administration de la Sécurité Sociale de son substrat en langage COBOL, hérité des années 1950, vers un langage plus récent et plus efficace ? Les plus grandes banques ont essayé de le faire depuis des années, et la plupart y ont renoncé. Tant que COBOL fonctionne (pas trop mal), pourquoi vouloir absolument le mettre au goût du jour, en prenant le risque bien réel de crasher le système, avec des conséquences humaines terribles pour les plus précaires des Américains [15] ? D’un autre côté, qui aurait pu croire, il y a dix ans seulement, que DeepL atteindrait aussi rapidement son degré actuel de fidélité, et d’« efficacité » (qui ne remplace pas le travail d’une traducteurice littéraire, mais qui rend d’inestimables services automatisés) ?
Es Musk nicht sein !
En composant son dernier quatuor à cordes, Beethoven a écrit en marge de la partition : Muss es sein ? Es muss sein ! (« Cela doit-il être ? Cela doit être ! »). Le dramatique coup d’État actuellement en cours aux USA rejoue ce questionnement sur le mode de la farce tragique. Musk es sein ? Même si l’arbre accélérationniste ne saurait cacher la forêt réactionnaire, même si l’histrionisme mafieux de Trump n’agite la mascotte de l’automation que pour mieux asseoir sa dictature – et mieux se remplir les poches par des tactiques de pump-and-dump[16] – c’est un certain destin des fausses promesses et des vraies puissances des IA qui se joue aussi dans le moving fast du DOGE[17].
Derrière la vengeance punitive, derrière la violence vectofasciste, derrière la destruction ciblée de ce qui fait tenir ensemble une société, c’est une rencontre (tragi-comique) de notre époque avec ses besoins d’accélération qui se joue sur la scène états-unienne. Aussi désolant soit-il, l’épisode trumpiste est à prendre comme un catalyseur de clarification. De l’usage des IA au velléitarisme des executive orders, le principal enseignement à en tirer est que les forces progressistes ne devraient pas différer plus longtemps leur confrontation à la question accélérationniste. Celle-ci ne saurait se réduire à un impératif de moving fast, et encore moins aux facilités du breaking things. Elle ne tient pas non plus à faire la part de ce qui doit aller « de l’avant » et de ce qui devrait revenir « en arrière ». Elle consiste plutôt à tenter de comprendre et discriminer – analytiquement et expérimentalement, pragmatiquement et consensuellement – ce qui gagnerait à être accéléré, ce qui devrait au contraire ralentir, et ce qui demande à être préservé.
Ainsi, dans le cas des IA, la question n’est pas d’être pour ou contre, de croire à leurs promesses ou de les récuser. Alors que la bulle spéculative tente de les imposer de force dans tous les interstices de nos vies – où aucun besoin réel ne se fait sentir, sinon celui d’étendre l’emprise du capitalisme de plateforme –, la véritable proposition accélérationniste consiste à se demander où et pourquoi les faire intervenir, quels espaces gagnent à en être préservés, et quelles formes d’agirs humains se découvrent à leur contact et à leur contraste. Loin de vouloir tout précipiter et tout digitaliser, un accélérationnisme « de bon aloi » chercherait à spécifier les domaines d’expérience et de collaboration où nous n’avons pas besoin d’IA – ni même d’électricité, les deux finissant par se rejoindre tangentiellement. Non pas muss es sein ?, mais plutôt qu’est-ce qui a besoin de se faire avec elles, ou protégé d’elles ?
La première réponse, insuffisante mais évidente, est claire : es Musk nicht sein. La rapidité et de verticalité dont se targuent les occupants actuels de la Maison Blanche illustrent moins une raison accélérationniste, dont les IA seraient le vecteur privilégié, qu’un tropisme tyrannique bien identifié par Spinoza dans son Traité politique de 1677 : « Si Sagonte succombe pendant que les Romains délibèrent, il est vrai aussi que la liberté et le bien commun périssent lorsqu’un petit nombre d’hommes décident de tout par leur seule passion[18] ».
La reconstruction commence maintenant
À moyen ou plus long termes – à l’horizon des échéances électorales à venir en Europe comme aux USA – l’accélérationnisme réactionnaire trumpien doit impérativement être instrumentalisé et retourné pour accélérer les transformations, les convergences de fond et les revendications constitutives des mouvements progressistes. Les élections canadienne et australienne paraissent déjà refléter un rejet endémique envers le backlash trumpiste. La gigantesque casse socio-écologique en cours aux USA forcera nos sociétés à reconstruire d’autres normes et d’autres institutions sur le grand chantier de démolition traumatisé par les tronçonneuses de l’extrême droite.
Ici aussi, le véritable ennemi des forces progressistes seront les choix faussement binaires (accélérer ou ralentir, l’économie ou l’écologie, etc.). Il faut sans attendre travailler à l’élaboration de programmes communs qui puissent à la fois assouplir les contraintes envers les moins bien munis et mettre les nouvelles technologies d’automation au service de la réduction des inégalités et des nuisances environnementales. Bien accélérer – dans la bonne direction – implique d’écouter (ce qui prend le temps de l’étude et de la conversation), et non seulement de calculer (ce qui peut être automatisé par la computation).
Contrairement aux hantises apocalyptiques dont profite Trump pour accélérer la fin du monde (sous la promesse fumeuse de rendre sa grandeur passée à l’Amérique grâce à un repli sur soi obsidional), un accélérationnisme progressiste doit à la fois se donner le temps de la consultation et se donner la confiance dans la possibilité d’un avenir désirable pour toutes et tous. On ne le répète pas assez : nos ressources planétaires sont plus que suffisantes pour satisfaire tous les besoins fondamentaux de toutes les populations (et pas seulement les caprices des Américains ou des Européens).
Sous couvert de lutte contre l’antisémitisme et le wokisme, Trump a d’excellentes raisons de s’en prendre en priorité aux politiques de DEI : le défi du progressisme est d’accélérer la réalisation d’une Diversité, d’une Équité et d’une Inclusion promises, et faisant l’objet de larges aspirations à l’échelle planétaire, mais encore terriblement en souffrance. À nous de relever ce défi authentiquement progressiste. Sans attendre.
Yves Citton
Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes
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