Édition du 16 avril 2024

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Médias

Coupures à Radio-Canada

Au bout de l’arc-en-ciel conservateur

Dans les six années que j’ai passées à Radio-Canada, j’ai vu partir de nombreux collègues journalistes dans toutes les directions imaginables. Christine St-Pierre et Bernard Drainville en politique provinciale, Philippe Schnobb et Boris Chassagne en politique municipale et plusieurs autres, dont moi, vers les départements de relations publiques de quelques ONG, d’organismes communautaires ou encore de compagnies privées.

Tiré du site de Greenpeace Canada. Il est conseiller en communications.

Cette débandade est, dans certains cas, due aux compressions que le gouvernement conservateur impose à Radio-Canada depuis 2006. Ces coupures ciblent le radiodiffuseur public et le droit des citoyens à être informés par une force journalistique indépendante des revenus publicitaires et, par ricochet, des intérêts privés.

Tout comme l’annulation des projets de recherche, l’étranglement financier des organismes scientifiques fédéraux et le musèlement de chercheurs travaillant pour l’État, les compressions budgétaires imposées à CBC/Radio-Canada au fil des ans ont aussi contribué à renforcer l’emprise des compagnies pétrolières sur les décideurs politiques. Ce déficit de journalistes sur le terrain est à décrier dans un contexte où les projets pétroliers sous forme de forages, ports, trains et pipelines sont proposés partout au Canada et au Québec. Avec la diminution de la variété et de la qualité de la couverture médiatique, c’est le débat public autour de l’avenir économique, énergétique, environnemental et social du Québec qui s’appauvrit.

Cet appauvrissement de l’information sert aux desseins des pétrolières. Moins il y a de la place pour la science et les victimes réelles et à venir du développement tous azimuts, plus grand est le risque que la population devienne perméable aux messages préfabriqués vantant un improbable « Eldorado » économique pour les régions où les emplois se font rares.

L’un des résultats les plus inquiétants de cette équation se trouve probablement dans le cas des journalistes qui quittent le radiodiffuseur public pour aller travailler du côté des compagnies pétrolières, car ces compagnies cherchent sans cesse à influencer l’agenda politique et à créer les conditions propices à leurs projets d’exploitation et de transport des hydrocarbures, souvent contraires à tout avis scientifique et parfois aussi opposés à la volonté des Premières Nations.

Un exemple de cette dangereuse ingérence : l’Initiative pour un cadre énergétique (EFI selon son acronyme anglais), qui comptait parmi ses membres l’Association canadienne de pipelines d’énergie (http://www.cepa.com/about-us/cepa-foundation/foundation-membership/cepa-foundation-members) dont TransCanada fait partie, et qui en 2012 a réussi à influencer la rédaction de larges pans des lois C-38 et C-45 (http://www.cbc.ca/news/politics/energy-industry-letter-suggested-environmental-law-changes-1.1346258), démantelant ou affaiblissant les protections environnementales au pays. Autrement dit, l’industrie pétrolière a déjà dicté des lois au gouvernement du Canada. Tout porte à croire que c’est encore le cas, et que la contamination rejoint les provinces.

Pour mettre du vent dans leurs voiles médiatiques et augmenter leur capacité de lobbyisme, les journalistes et personnalités que les pétrolières engagent portent avec eux de complexes réseaux d’influence et des contacts au plus haut niveau. Ceci peut aussi être vrai pour nombre de journalistes qui font un saut réussi en relations publiques, mais dont la nature du travail diffère d’une organisation à l’autre.

À ceux qui seraient tentés de mettre sur un pied d’égalité le travail des relationnistes des pétrolières et celui des relationnistes œuvrant au sein des ONGs, prenez note qu’il n’y a pas, à notre connaissance, des relationnistes au service des pétrolières qui déposent des demandes d’accès à l’information auprès des ministères fédéraux ou provinciaux pour forcer la divulgation des informations d’intérêt public relatives au non-respect des lois environnementales. Quelques relationnistes d’ONG canadiennes font ce travail de fourmis depuis des années, facilitant la circulation d’informations jusqu’à là tenues secrètes, mais pouvant influencer le débat public et la perception que les citoyens ont des agissements de leur gouvernement.

Pour ce qui est des relationnistes qui œuvrent pour des pétrolières, le cas de Phil Fontaine (http://media.knet.ca/node/22757), ancien chef de l’Assemblée de Premières Nations de 1997 à 2000 et de 2003 à 2009 devenu porte-parole de TransCanada en décembre 2013, et celui plus récent de Tim Duboyce (http://m.radio-canada.ca/regions/est-quebec/2014/10/07/005-transcanada-cacouna-energie-est-cre-bsl.shtml), correspondant de CBC/Radio-Canada à l’Assemblée nationale de 2003 à 2013 et dont on annonçait son embauche comme porte-parole de TransCanada le 7 octobre dernier, ne passent pas inaperçus.

Tout comme dans le cas de l’ancien chef de cabinet de Line Beauchamp, Philippe Cannon (https://ricochet.media/fr/104/cacouna-nadeau-dubois), on est en droit de se demander si les longues années que M. Duboyce a passées dans les coulisses du pouvoir ne lui confèrent un avantage hors pair pour faire avancer les points de vue de TransCanada parmi les décideurs politiques au Québec. Pour ce qui est du jeu d’influences, la pétrolière n’aurait pas pu recruter un meilleur candidat.

D’un point de vue idéologique, la victoire des conservateurs ne saurait être aussi totale. Pour eux, ennemis jurés de l’existence même du radiodiffuseur public, de voir un journaliste expérimenté déserter les files de la CBC pour rejoindre les rangs d’une des pétrolières qu’ils s’efforcent d’appuyer avec le démantèlement systématique des lois environnementales équivaut à trouver le trésor rêvé au bout de l’arc-en-ciel.

Les conservateurs peuvent bien souhaiter que les journalistes qui posent des questions inconfortables dans le but de mieux informer le public finissent un jour par changer de travail et ainsi ne plus faire obstruction à leurs projets. Mais ils n’auraient certainement pas imaginé que, dans certains cas exceptionnels, leur rêve se réaliserait d’une manière aussi magistrale et concluante.

Le grand perdant dans ce transfert de connaissances et du pouvoir d’influence vers le secteur privé est, encore une fois, la population du Québec qui, elle, ne voit rien d’encourageant au bout de l’arc-en-ciel qui s’étend loin sur un fleuve –encore– bleu.

Diego Creimer

Blogueur à Greenpeace Canada

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