Édition du 1er octobre 2024

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Philosophie

Capitalisme, pouvoir dominateur et éveil de la conscience

En ce temps de pandémie, de nombreuses analyses sur les méfaits et les abus du capitalisme circulent dans les journaux et les médias sociaux. Il est vrai que ce système économique est générateur d’injustices multiples1 et de surexploitation dévastatrice pour l’environnement et les écosystèmes2. Je ne vais pas reprendre ici tous les méfaits qui lui sont associés. Je ne remets pas en question le fait qu’il s’agit d’une organisation violente des sociétés humaines. Cela a été suffisamment démontré de façon sans équivoque dans de nombreuses critiques et analyses. D’ailleurs, il suffit d’observer la réalité afin de s’en rendre compte. J’ajouterai à cela qu’il s’agit d’un système sacralisé et donc sacrificiel, qui fait du marché, du profit, de la croissance et de la compétitivité des divinités auxquelles nous n’avons qu’à nous soumettre aveuglément.

Il m’apparaît toutefois que le problème est bien plus fondamental, plus profond, ontologique. Il faut creuser davantage pour toucher la ou les causes et sources premières des dérives et destruction éminemment violentes associées au capitalisme, ce qui n’infirme en rien cependant les analyses et observations nécessaires faites pour en dévoiler le dysfonctionnement et les aberrations qui lui sont inhérentes.

Allons-y par étape.

Le pouvoir dominateur ou de domination

Le capitalisme est une forme contemporaine de ce que le philosophe québécois Jean Bédard appelle le pouvoir dominateur ou de domination3. Depuis des milliers d’années, en fait depuis qu’il y a des sociétés humaines structurées, l’exercice du pouvoir tend à s’imposer de façon dominatrice. À travers les époques et les cultures, cette façon d’organiser les groupes humains a pris diverses formes. Le capitalisme est l’une de celles-là.

Employons une analogie pour bien saisir ce dont il s’agit. Selon les cultures et les époques, le pouvoir dominateur a revêtu divers vêtements. Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire, nous constatons qu’effectivement, le pouvoir de domination a tantôt porté le vêtement de la monarchie absolue, tantôt du féodalisme, de l’impérialisme, du colonialisme, du totalitarisme, du communisme historique, etc. Toutefois, ce qui différencie le capitalisme des autres oripeaux qu’a revêtus le pouvoir dominateur, c’est l’échelle de grandeur et les moyens techniques mis à sa disposition. Cette fois-ci, il s’agit d’un vêtement mondialisé du pouvoir de domination. À cet égard, qu’il s’agisse d’un capitalisme de marché ou d’un capitalisme d’état, il s’agit d’habits semblables, avec des variantes certes, du pouvoir dominateur. Précisons ici que le patriarcat est une forme particulière du pouvoir dominateur. En effet, celui-ci, bien qu’il se soit exprimé de diverses façons à travers l’histoire, est transversal aux autres vêtements qu’a revêtus le pouvoir de domination. Il leur est concomitant. Autrement dit, les systèmes de domination ont été profondément traversés par la domination des hommes sur les femmes et le sont encore de nos jours.

Sacralité et idéologies

Aucun pouvoir de domination, quel qu’il soit, ne peut se maintenir et se perpétuer sans se doter des moyens nécessaires à cette fin. J’en nommerai deux, et non des moindres. Ils sont essentiels, car sans eux aucun pouvoir dominateur ne peut subsister. Il s’agit de la sacralisation du système et de l’idéologie qui va le légitimer.

La sacralisation du système va permettre de l’élever au statut de divinité. Une fois divinisé, le système se trouve recouvert d’une aura d’intouchabilité. Il n’est plus possible de le remettre en question sans passer pour hérétique. Pour les adeptes du système ainsi divinisé, celui-ci fait office de réalité absolue indiscutable. Au nom de la divinité, il sera donc possible d’exercer la logique du sacrifice sans qu’il n’y paraisse4. Cette structuration de la société fonctionne tant et aussi longtemps que la majorité des sociétaires sont aveugles à la violence dominatrice du système. Pour que la logique sacrificielle fonctionne, il doit y avoir unanimité. Au-delà d’un certain seuil de lucidité par les sociétaires de ce qui est véritablement à l’œuvre, le sacrifice se révèle pour ce qu’il est vraiment, une forme contemporaine de la violence structurelle du système de domination.

Par ailleurs, l’ensemble du système doit-être légitimé par la conceptualisation d’une puissante idéologie véhiculée et répétée ad nauseam comme une vérité absolue. Par exemple, l’idée, bien que relevant de la pensée magique, que le marché s’autorégule si aucune contrainte ne vient l’en empêcher5. Dans l’Empire romain, la Pax Romana jouait aussi ce rôle de légitimation du système en place, les Romains étant convaincus que la « paix romaine » était facteur de civilisation des peuples « barbares ». À force d’être machinalement répétées, ces idées se transforment en dogmes quasi théologiques, contribuant ainsi à l’aveuglement général face à la violence du système dominant. Par ailleurs, l’idéologisation du réel fait en sorte qu’on finit par confondre les concepts idéologiques avec la réalité et la vie. Or ceux-ci ne sont pas une idéologie.

Peur et conditionnements

Comment expliquer ou comprendre cet état de fait ? Si l’on creuse encore davantage par introspection (plongée en soi), par l’observation (de soi, des autres, de la société et du monde), ce qui se cache plus profondément c’est la PEUR. Une PEUR fondamentale, ontologique, ancienne. Cette peur est essentiellement une peur de la vie, peur de vivre, peur de soi, de ce que nous sommes vraiment, une peur qui fait en sorte que nous ne sommes pas en phase avec la réalité, toujours dans une fuite en avant, car la vie c’est dangereux et incertain. Il faut donc s’en prémunir. Alors nous dévorons pour ne pas être dévorés, une question de survie. Cela se fait de multiples façons : par l’avidité, la cupidité, le besoin ou le désir compulsif d’amasser des biens, de la richesse, de contrôler, les autres, l’environnement, la politique, la religion, l’économie, etc., afin de se sécuriser, se créer un petit monde sécurisant, mais combien illusoire. Spirituellement parlant, selon Anthony de Mello, cette peur provient de l’ignorance ou inconscience6. 

Nous transposons nos conflits et notre chaos intérieurs sur la réalité extérieure, dans le monde, et nous ne voyons pas que les systèmes qui structurent les sociétés sont le fruit de ce monde du dedans. Le monde nous apparaît schizoïdique7, mais c’est nous qui le sommes intérieurement. Nous ne vivons pas et ne voyons pas le monde tel qu’il est. Nous vivons dans le monde que nous créons nous-mêmes et nous y sommes enfermés, soumis. Cela permet, au moins en partie, de comprendre pourquoi lorsque nous nous activons à changer les structures injustes des sociétés, nous répétons du pareil au même. Nous recréons, par transposition de ce que nous vivons intérieurement, mais aussi par mimétisme (la mimesis)8, cachés sous d’autres vêtements, des systèmes organisés sous l’égide du pouvoir de domination. Nous restons prisonniers du même paradigme de fond. L’histoire de l’humanité en témoigne largement.

Nous sommes profondément conditionnés par la normativité du pouvoir dominateur, par les idées (idéologie) et les dogmes qui permettent de le légitimer. Nous répétons les idées et les dogmes dominants comme si nous les avions nous-mêmes pensés, contribuant ainsi à la perpétuation du système de domination. Ces conditionnements font de nous des êtres soumis, car là où il y a domination il y a nécessairement soumission. L’un ne va pas sans l’autre. Même si nous considérons le système dans lequel nous vivons insatisfaisant et injuste, la normativité du système que nous avons intériorisé depuis notre plus jeune âge engendre un environnement socio-politico-économique psychologiquement vécu comme sécurisant. Après tout, c’est ce que nous connaissons et ce que nous connaissons est nécessairement réconfortant. Cela contribue à apaiser notre peur, mais cela n’en est pas moins insatisfaisant pour autant.

C’est à travers les prismes déformants de la peur et des conditionnements que nous voyons et comprenons le monde dans lequel nous vivons.


Éveil de la conscience

Dans cette perspective, si nous ne devenons pas conscients (spirituellement éveillés9) de ce qui se joue vraiment, nous répéterons l’histoire, remplaçant un pouvoir dominateur par un autre et encore un autre. Il est très éclairant de regarder l’histoire à partir de cet angle. Les pouvoirs de domination, et cela malgré les meilleures intentions, ont toujours été remplacés par d’autres formes de pouvoir de domination. Afin de véritablement entrer en rupture avec cette logique implacable, nous ne pouvons occulter la nécessité de l’éveil de la conscience. C’est ce qui justement nous permettra de changer de paradigme et ne plus répéter du pareil au même, même si historiquement parlant, le vêtement que revêt le pouvoir dominateur nous apparaît très différent des précédents.

Ici, il ne s’agit pas de la conscience ordinaire que nous assimilons à la connaissance. Ne disons-nous pas effectivement que lorsque nous connaissons quelque chose que nous en sommes conscients, que nous avons conscience de ladite chose ? La conscience à laquelle il est question ici fait référence à la réalité ontologique de l’être au monde. Elle est relative à la pacification de soi, à la libération de la peur et de nos conditionnements. Pour cela, il est essentiel de plonger en soi pour apprendre à se connaître. Prendre conscience des conflits et du chaos qui nous ronge intérieurement afin de cesser de les projeter sur le monde et de les y transposer est un incontournable ou devrait l’être. Il ne peut y avoir de sociétés ou un monde pacifié si individuellement nous ne le sommes pas. Par exemple, nous prétendons vivre en temps de paix, mais parallèlement nous ressentons le besoin d’investir des sommes colossales dans l’armement, individuellement ou collectivement, signe que nous vivons toujours dans la peur. Cette peur fondamentale et les conditionnements qui nous rendent aveugles à ce qui se joue en profondeur finissent immanquablement par nous faire retomber dans une forme ou l’autre de violence associée au pouvoir dominateur. Le capitalisme n’échappe pas à cette logique implacable.

L’intériorisation et la voie de l’éveil de la conscience sont celles de l’être au monde et non de l’avoir et du paraître. La pacification de soi et du monde mène sur un chemin de collaboration, d’entraide, de coopération et de solidarité et non de suspicion, de méfiance, de cupidité, de contrôle, de compétition, etc. Pour cela nous avons à plonger en soi pour nous émanciper de cette peur et des conditionnements qui nous enferment individuellement et collectivement dans un cul-de-sac, celui de la violence sans fin, de la destruction (guerre, injustices, oppression, surexploitation des écosystèmes et de la biosphère, pollution de toutes sortes, extinction massive d’espèces vivantes animales et végétales, etc.), du pouvoir dominateur et de son corollaire, la soumission.

Il s’agit d’un chemin de vie qui propose la libération de cinq rouages qui s’interpénètrent les uns les autres et nous enferment dans une cage dorée loin de notre pleine et entière humanité : le mimétisme (mimesis), le pouvoir de domination, le patriarcat, la peur et les conditionnements.

Un beau programme en perspective.

Nelson Tardif
Artiste en art visuel, auteur, poète et intervenant social

Notes

1. Par exemple, notons l’écart de richesse toujours grandissant entre les plus riches et les plus pauvres, l’exploitation des travailleurs et travailleuses dans plusieurs régions du monde, le sacrifice, au nom du marché, des plus pauvres et des travailleurs et travailleuses, les logiques de la compétitivité, du profit maximum, de l’austérité, les nombreuses coupures dans les systèmes de santé, d’éducation et dans les programmes sociaux, l’évasion fiscale dans les paradis fiscaux, etc.
2. Par exemple, le réchauffement et le dérèglement climatiques qui mènent inexorablement vers le chaos climatique, l’extinction massive d’espèces vivantes animales et végétales, la disparition rapide des forêts et des habitats nécessaires au maintien de la vie, le réchauffement et l’augmentation du niveau des océans, la fonte des glaciers et du pergélisol, les multiples visages de la pollution, etc.
3. Jean Bédard, Le pouvoir ou la vie. Repenser les enjeux de notre temps, Fides, Montréal, 2008, 352 p.
4. Par exemple, au sein du capitalisme, au nom du marché, de la croissance sans fin, de la compétitivité et de la maximisation des profits, on va sans gêne sacrifier des travailleurs et des travailleuses à des fins de restructuration d’entreprise et l’environnement considéré uniquement du point de vue restrictif de ressources à exploiter source de profits. Dans cette perspective, la vie passe en arrière-plan. Ce qui est central c’est la logique inhérente du système
5. C’est pour cette raison qu’il ne faudrait pas réglementer le marché afin d’en optimiser l’autorégulation.
6. Les termes ignorance et inconscience sont ici des synonymes.
7. Pour creuser cette question : Roland Jaccard, L’exil intérieur, schizoïdie et civilisation, Presses universitaires de France, Paris, 1975, 155 p.
8. Pour approfondir la question de la mimesis, René Girard est une référence incontournable à consulter.
9. Nous pouvons ici, à notre convenance, employer une autre terminologie. Il est important de ne pas buter sur les mots.

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