Édition du 23 avril 2024

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Éducation

Déclaration du 19 mai 2012

Contre la globalisation de l’endettement, contre la globalisation de la peur : nous refusons de nous taire devant la barbarie marchande malgré la loi spéciale

La Presse publie des « sondages » bidons faits sur internet pour dire que seulement 9% de la population appuieront les enseignant-e-s s’ils et elles décident de soutenir la grève des étudiant-e-s. On nous dit que les professeur-e-s doivent être neutres dans le conflit qui déchire notre société. Cela n’est pas sans rappeler le banlieusard aliéné de la pièce « Les voisins » de Claude Meunier, qui s’exclame : « Y’a tu moyen qu’un jour, il ne se passe rien ? ». Il faudrait oublier la grève étudiante, « passer à autre chose », c’est-à-dire à rien. Et le gouvernement s’en assure avec une loi qui interdit de penser et de parler.

C’est pourquoi désormais, au Québec, il est devenu criminel de prendre position, d’être un ou une intellectuel-le, un ou une professeur-e, qui est attaché-e à la recherche de la vérité et qui cherche à comprendre son ancrage dans le monde. Maintenant, seul prévaudra le mensonge généralisé, et il n’est plus permis d’élever sa voix pour le questionner.

Le gouvernement ment pour justifier la hausse des frais de scolarité. De même, le savoir qui sera produit dans les universités ne cherchera plus à être vrai, mais à stimuler la valorisation du capital ; le savoir devient donc mensonge, puisque son critère de légitimation n’est plus d’être vrai, mais lié à un calcul : combien cela coûte-t-il, et combien cela rapporte-t-il ?, le tout sans égard à aucune autre considération. Notre pertinence est leur prix. Comme le disait un consultant de la Banque Mondiale : « Relevance is going to become something that will need to be demonstrated, not just once, but on an ongoing basis. Economic imperatives will sweep all before it and « if the [intellectuals] do not adapt, they will be bypassed » ».

La nouvelle loi spéciale vise donc à ce que tous-tes les professeur-e-s deviennent comme la cohorte des économistes, les chroniqueur-e-s-éditorialistes, les gestionnaires et les experts qui, depuis des décennies ont inféodé leur pensée au règne du faux, c’est-à-dire : se sont asservis à la notation financière, l’évaluation bancaire, la performance, la course aux subventions, tout dévoués à la satisfaction des investisseurs et actionnaires, ceux-là mêmes qui sont devenus les ennemis de leur propre peuple. S’ils veulent conserver leur poste, les intellectuel-les et professeur-e-s doivent devenir les relais du pouvoir, les serviteurs du mensonge, les ennemis de la connaissance et du peuple pour servir le seul maître argent.

En effet, selon les termes de la nouvelle loi spéciale 78, il est interdit à un professeur de critiquer le système : « Quiconque, par un acte ou une omission, aide, ou par un encouragement, un conseil, un consentement, une autorisation ou un ordre, amène une autre personne à commettre une infraction visée par la présente loi commet lui-même cette infraction et est passible de l’amende prévue ». Si, donc, un et une professeur-e omet d’inciter ses étudiant-e-s à ne pas se rendre une manifestation, s’il et elle refuse de reprendre à son compte le diktat du pouvoir, il et elle se trouve d’office criminalisé. Cette loi vise ni plus ni moins à réclamer des éducateurs et éducatrices qu’ils fassent preuve d’allégeance conformiste au pouvoir.

Voici qui rappelle une loi passée par le pouvoir italien dans les années 1970, quand les intellectuel-le-s étaient présumé-e-s coupables par association en fonction de leur position théorique et critique, et associé-e-s aux actions des Brigades Rouges. Qu’arrivera-t-il à un professeur qui enseigne Marx, Thoreau, Gramsci, Arendt, Simone Weil, Foucault, Freitag, Deleuze, voire même Keynes qui en appelait à l’euthanasie des rentiers parce qu’il associait le capital financier à l’usure et à la mort d’une société civilisée ?

N’est-ce pas ce que sous-entend Raymond Bachand quand il dit qu’il faut empêcher les étudiant-e-s de perturber l’économie : « il y a des groupes radicaux qui systématiquement veulent déstabiliser l’économie de Montréal. Ce sont des groupes anticapitalistes, marxistes, ça n’a rien à voir avec les frais de scolarité ». Comme si les frais de scolarité n’avaient rien à voir avec le capitalisme. Il faut comprendre qu’en paroles comme en pratique, « l’économie » a remplacé l’éducation, remplacé la société, et que selon M. Bachand, il faut défendre le capitalisme contre les étudiant-e-s qui refusent d’en faire les frais. « L’économie d’abord, oui ! ».

En somme, ce que le pouvoir dit aux intellectuel-le-s et professeur-e-s c’est, comme le dirait William Hazlitt : il est permis aux professeur-e-s de citer des intellectuel-le-s à condition qu’ils s’en réfèrent en dernières instance à l’Attorney General : « Nous en appelions à nos pairs en dialogue, mais ils nous répondirent avec la pointe des baïonnettes », ou, du moins, avec l’attitude corollaire du contrôle qu’induisent les subventions de recherche. Le fusil du néolibéralisme s’accompagne de la baïonnette des lois spéciales d’exception.

Il ne faudrait surtout pas que les intellectuel-le-s s’opposent au programme de l’overclass possédante. Comme le dit Frédéric Lordon, dans un texte intitulé « Nous assistons à l’écroulement d’un monde, des forces immenses sont sur le point d’être déchaînées » : « Qui, en leur position consentirait à renoncer. Il faudrait même dire davantage : c’est une forme de vie que ces hommes défendent, une forme de vie ou entrent aussi bien la perspective de gains monétaires hors norme que l’ivresse d’opérer à l’échelle de la planète, de mouvementer des masses colossales de capitaux, pour ne rien dire des à côtés les plus caricaturaux, mais bien réels, du mode de vie de « l’homme des marchés » : filles, bagnoles, dope. Tous ces gens n’abandonneront pas comme ça ce monde merveilleux qui est le leur, il faudra activement le leur faire lâcher ».

Pourquoi le gouvernement prend-il des moyens autoritaires et anticonstitutionnels pour réformer le système d’Éducation ? Parce que l’Université concentre aujourd’hui en elle tous les problèmes du néolibéralisme. Tout le discours du gouvernement est fondé sur le mensonge de la globalisation : il faudrait augmenter les frais de scolarité pour être concurrentiel dans l’économie déterritorialisée. Le même sophisme voudrait qu’en réduisant les impôts des riches, l’économie se porte mieux. Or, L’adage n’est plus : « seigneur, pardonne leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est bien plutôt : tout le monde sait que l’affaire est fausse, mais continue à faire semblant. L’édifice du mensonge repose sur l’idée que l’augmentation de la croissance bénéficierait à l’ensemble de la société, alors qu’elle repose sur des innovations technologiques visant l’augmentation de la productivité et des innovations financières spéculatives qui se traduisent par des mises à pieds. Nous vendons maintenant les dettes des gens sur les marchés, voir même des produits dérivés sur ces mêmes dettes.

Mais plus le Québec sera « concurrentiel », plus il détruira du travail, et plus les salarié-e-s seront largués par le système, voués à s’endetter pour se réinsérer et nourrir ainsi la même dynamique. Les étudiants qui critiquent leur endettement remettent en question l’endettement de toute la société. Nous nous endettons pour travailler pour payer nos dettes. Et le futur et le temps nous sont volés.

Paradoxalement, donc, pour devenir globalisés et performants, il faut développer au niveau local le pire appareil de contrôle, de répression, d’endettement. Dès lors, la mission dévolue à l’État est de former le sujet universel de la globalisation, l’homme endetté, l’homo debitor, et pour cela il doit le contraindre par la force à accepter que son diplôme comme voie d’accès au travail n’est plus désormais qu’une voie d’accès au crédit. La déterritorialisation se double d’une reterritorialisation autoritaire.

Nous disions un « autre monde est possible » en parlant de justice sociale, mais voici que dans les soubresauts du vieux monde mourant, on nous impose par la force un nouveau monde qui ne réfère plus à l’idée de la souveraineté du peuple et où le nouveau souverain est Capital. Les mots perdent alors leur sens : au nom de la « démocratie », on met le peuple en package, on le fait éduquer par des professeur-e-s bâillonné-e-s dans des institutions mises au pas afin qu’il devienne « fier vassal » du capital, c’est-à-dire suprêmement aliéné jusqu’à désirer d’être exploité.

Dans leur bataille, les étudiant-e-s ont gagné plus que ce qu’ils voulaient au départ. Par-delà la question de la hausse, ils et elles se sont affirmé-e-s et constitué-e-s comme sujet politique ennemi de l’État néolibéral. Ils et elles ont gagné leur appartenance au vrai monde contre la fausseté de l’abstraction du capital. C’est pour ça qu’ils et elles sortent par milliers tous les soirs. Les étudiant-e-s ne veulent plus devenir des salariés endettés qui vivent dans la peur et se collent sur le parti de l’ordre.

Depuis les Lumières, contre la noirceur et la barbarie, le rôle des intellectuel-le-s et professeur-e-s n’est pas de rester neutre et d’agir comme courroie de transmission de la dogmatique du mensonge et de la vulgarité des marchands, il est de prendre parti pour la vérité. Et dans ce cas-ci la vérité est assez simple, loi spéciale ou pas : les étudiant-e-s ont raison, et ils ont ouvert une formidable brèche dans le désespoir.

Benoit Coutu
Eric Martin
Maxime Ouellet
Jacques-Alexandre Mascotto

Maxime Ouellet

Chercheur à l’IRIS et co-auteur de Université Inc.

Éric Martin

Chercheur à L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
Membre du Collectif d’analyse politique (CAP)
Doctorant en pensée politique, Université d’Ottawa

ERIC.MARTIN@uottawa.ca

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