Édition du 12 mars 2024

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Afrique

Dans la fabrique de la guerre au Sahel

Alors que la force Barkhane quitte le Mali, un livre collectif revient sur les débuts de l’engagement militaire français au Sahel, en 2013. Une réflexion, en creux, sur la fabrique de la politique étrangère française, le rapport de nos sociétés à la guerre et le pouvoir des sciences sociales.

Tiré de Médiapart.

La pandémie de Covid a fait de nous des épidémiologistes – a-t-on cru. La guerre en Ukraine a fait de nous des géostratèges – croit-on encore. Ce n’est pas la moindre des vertus du livre Entrer en guerre au Mali que de nous rappeler qu’une guerre peut s’envisager autrement qu’en alignant quelques fragiles hypothèses sur la portée d’un missile balistique intercontinental ou la manière dont raisonne un ex-agent du KGB.

La guerre, ce sont certes des chars, des Sukhoï Su-35 et des taux d’attrition ; mais ce sont aussi de hauts fonctionnaires qui, de leurs bureaux lambrissés, mènent des batailles de palais contre un service concurrent, des officiers qui jouent leur fin de carrière, des commandants qui prennent une décision opérationnelle d’autant plus facilement que le scénario était déjà « dans les cartons » et des hommes et des femmes politiques plus ou moins disposés à s’intéresser à cet étrange ballet.

L’entrée en guerre de la France au Sahel était un peu de tout cela à la fois, démontre Entrer en guerre au Mali, ouvrage collectif paru le 8 avril. Il revient plus précisément sur le lancement de l’opération Serval, en janvier 2013, qui marqua le début d’une décennie d’opérations extérieures françaises au Sahel – touchant aujourd’hui à sa fin avec le retrait de l’opération Barkhane, lancée en août 2014. Cette entrée en guerre, démontrent-ils, est le « produit de luttes politiques et bureaucratiques » au sein de l’appareil d’État français qu’il est possible de reconstituer.

Contre le « défaitisme méthodologique »
Entrer en guerre au Mali est avant tout un ouvrage de sciences sociales. Codirigé par trois enseignants-chercheurs français (Grégory Daho, Florent Pouponneau et Johanna Siméant-Germanos), alimenté par les contributions de leurs étudiant·es, il affiche un programme scientifique clair : comprendre « l’international », en l’occurrence la fabrique de la politique étrangère de la France, à partir de matériaux empiriques et sans céder au « défaitisme méthodologique » qui voudrait que les domaines régaliens soient une boîte noire inaccessible, scellée par le secret d’État.

Mais il n’est pas que cela. On peut également le lire comme une contribution d’histoire immédiate alimentée par des documents jusqu’alors inédits (y compris des archives publiques classifiées) et de nombreux entretiens : avec le président de l’époque François Hollande mais également son chef d’état-major particulier, sa conseillère Afrique, son premier ministre, le chef d’état-major des armées, des officiers et conseillers ministériels…

À l’issue de ce travail, Grégory Daho, Florent Pouponneau et Johanna Siméant-Germanos démontrent en quoi décrire le lancement de Serval comme « une décision du président Hollande » est réducteur et échoue à expliquer comment fonctionne l’État français.

En lieu et place, ils proposent une description minutieuse des services ministériels, agences de l’État et hauts fonctionnaires impliqués dans le processus qui a conduit à cet engagement armé – autant de lieux et personnes méconnus du grand public mais décisifs pour qui veut comprendre la politique étrangère de la France.

Qui connaît l’existence et le rôle du chef d’état-major particulier du président, chargé de « traduire » en options militaires les choix politiques du chef de l’État et de décrypter pour lui les positions des uns et des autres (notamment les concurrences à l’œuvre au sein de ses différents services) ? En raison de la faible expérience de François Hollande sur les questions internationales au début de son mandat, il fait pourtant partie du cercle très restreint sur lequel le président s’est probablement reposé pour acter la décision d’entrer en guerre.

Qui connaît, encore, les modes de recrutement au sein de la direction Afrique du ministère des affaires étrangères ? La primeur qui y a été donnée aux « swahilistes » (du swahili, langue parlée en l’Afrique de l’Est) explique pourtant largement pourquoi les diplomates français sont réputés moins bons connaisseurs de l’Afrique de l’Ouest que certains officiers, issus eux d’une institution (l’armée) à la connaissance de la région ancrée dans l’histoire du colonialisme. Entrer en guerre au Mali revient sur la manière dont les positions de ces diplomates ont été marginalisées dans les discussions autour du déclenchement de Serval.

Qui sait, enfin, les luttes de pouvoir et d’influence entre le cabinet du ministère de la défense (Jean-Yves Le Drian) et les principaux conseillers militaires du président Hollande ? Jugeant que le mandat de Nicolas Sarkozy avait été marqué par une trop grande place accordée aux militaires, en particulier au chef d’état-major, le ministre s’était fixé comme objectif, en arrivant à son poste, de réaffirmer la subordination de ces derniers aux autorités politiques. Cela ne fut pas sans effets sur l’opération Serval.

Quant au président lui-même, il apparaît finalement comme « un rouage » de l’État davantage qu’un dirigeant omnipotent. Sa fonction « n’est pas tant la décision » que « le veto [éventuel] dans les processus bureaucratiques autonomes de conception et de mise en œuvre de l’action publique militaire », développent les auteurs. De fait, le rôle de François Hollande a surtout consisté à ne pas s’opposer à une option – l’intervention armée – imaginée, souhaitée puis mise en œuvre par des officiers et hauts fonctionnaires.

Méthode scientifique, antidote politique
Comprendre comment la France est entrée en guerre revient également à comprendre les origines du « consensus interventionniste » entourant Serval – autrement dit, l’absence notable de critique du bien-fondé de l’opération, à la fois dans les médias et au Parlement. Les auteurs y reviennent dans deux chapitres qui rappellent crûment – et à raison – le « nationalisme ordinaire » des journalistes en temps de guerre et la difficulté des parlementaires à s’affranchir de leurs perceptions de ce que « l’opinion publique » pense du conflit.

Sans faire dire à ce livre ce qu’il ne dit pas, on ne peut s’empêcher d’y saisir des occasions de réfléchir à une autre guerre – celle qui déchire l’Ukraine depuis février 2022. De quoi Vladimir Poutine est-il le nom ? Au-delà de sa personne, de quelles luttes d’appareil, de quels généraux carriéristes, de quelles routines bureaucratiques, de quelles recompositions des relations politico-militaires à la tête de l’État russe l’attaque de l’Ukraine est-elle le fruit ?

Poser ces questions ne signifie pas dissoudre la responsabilité d’un homme dans le déclenchement d’une guerre dont les conséquences, notamment en termes de victimes civiles, sont sans commune mesure avec les interventions françaises au Sahel, mais bien chercher l’antidote. Car à Paris comme à Moscou, si l’entrée en guerre est une décision politique qu’il est possible de décortiquer, faite de luttes internes, d’hésitations et de compromis, elle devient aussi moins insondable, moins arbitraire et sans doute moins irrévocable.

*

Grégory Daho, Florent Pouponneau et Johanna Siméant-Germanos (dir.), Entrer en guerre au Mali. Luttes politiques et bureaucratiques autour de l’intervention française, éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2022, 330 pages, 21 €.

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