Édition du 3 décembre 2024

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Écosocialisme

De l’économie du socialisme à la planification écologique

La réflexion sur un calcul économique permettant de prendre en compte les contraintes environnementales pourrait avantageusement se nourrir de débats déjà anciens sur l’économie du socialisme.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2019 - 34 - 24 août : Notes de lecture, textes, lien, pétitions et annonces

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/08/22/de-leconomie-du-socialisme-a-la-planification-ecologique/

Le livre d’Eugène Préobrajensky, La nouvelle économique, va faire l’objet d’une nouvelle édition. C’est la rédaction d’une nouvelle introduction à cet ouvrage qui a fait apparaître une continuité possible entre les théories anciennes du socialisme et l’élaboration d’un écosocialisme.

Dans son livre, publié en 1926, Préobrajensky cherche à poser en termes théoriques les principes de fonctionnement d’une économie socialiste. Il avance cette belle formule : « dans le domaine de la science, l’économie politique cède la place à la technologie sociale c’est-à-dire à la science de la production socialement organisée ». Préobrajensky fait référence aux quelques passages où Engels, dans l’Anti-Dühring, et Marx, dans Le Capital, esquissent une organisation sociale où « les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine [1] ».

Mais dans une économie en transition vers le socialisme, comme celle sur laquelle Préobrajensky réfléchit, on reste encore dans « l’empire de la nécessité ». Les « lois de l’activité sociale » ne sont pas supprimées, mais sont transformées dans le sens d’une maîtrise de la société sur ses objectifs et ses priorités.

Un exemple un peu réducteur de Préobrajensky

Cependant l’exemple concret que donne Préobrajensky pour contraster le fonctionnement différent de ces lois est sans doute un peu limité. Il part d’une augmentation de la demande de chaussures en cuir. Dans le régime capitaliste, explique-t-il, l’ajustement entre l’offre et la demande va se faire après coup, mais de manière fortuite, « la disproportion dans un sens ou dans l’autre étant la règle ». En revanche, dans une économie planifiée, cette augmentation de la demande sera enregistrée « préalablement » , non pas par l’intermédiaire du marché, mais grâce aux « colonnes de chiffres de la comptabilité socialiste (…) portées à la connaissance des centres planificateurs ».

Cette présentation est tout à fait insuffisante, et on serait presque tenté de se moquer de telles illusions en évoquant les étals vides des magasins soviétiques. Ce serait évidemment une lecture anachronique assez stérile, et injuste parce que le livre de Préobrajensky est par ailleurs d’une grande richesse.

Mieux vaut ici esquisser la discussion en partant des manques que révèle cette démonstration de Préobrajensky, en tirant profit des débats ultérieurs sur le socialisme. La faiblesse de son raisonnement réside d’abord dans le choix d’un bien de consommation. Que son prix puisse fluctuer sur le marché n’est au fond qu’un aspect assez secondaire des critiques que l’on peut adresser au capitalisme. La critique essentielle devrait être plus fondamentale et porter sur le fait qu’une classe sociale a le privilège, que lui confère l’appropriation du surplus, de définir les priorités sociales. En choisissant d’investir dans tel ou tel domaine, les capitalistes vont décider de la trajectoire suivie par la société et la modeler en fonction de leurs propres intérêts. L’autre caractéristique fondamentale du capitalisme est évidemment de transformer les travailleurs en prolétaires et de les asservir aux desiderata des patrons. Mais il est en tout cas curieux que la démonstration de Préobrajensky se limite à l’équilibre offre/demande à court terme, alors que la véritable différence entre capitalisme et socialisme réside potentiellement dans leur dynamique différente.

Prix et marché : quel calcul économique ?

On peut cependant continuer la réflexion sur les biens de consommation. Préobrajensky pose une question théorique exigeante en se demandant si des prix et des marchés doivent encore exister dans une économie socialiste pleinement développée. Pour lui, cette question semble équivalente à une autre, qui consiste à se demander si la loi de la valeur continuerait à prévaloir ou devrait dépérir.

Cette double interrogation conduit à se demander ce qu’il faut entendre précisément par « loi de la valeur ». La réponse la plus élémentaire est que la loi de la valeur, telle que l’entend Marx, établit que la valeur d’une marchandise dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa production. Par extension, elle implique, comme corollaire, que l’accumulation du capital est orientée par la recherche de sa valorisation maximale.

La conclusion logique est que la loi de la valeur ne saurait dépérir que « dans une ambiance d’abondance », pour reprendre l’expression de Mandel dans son introduction au livre de Préobrajensky. Dans la mesure où l’élaboration d’un modèle de socialisme ne peut pas reposer sur l’hypothèse d’abondance, cela signifie que la loi de la valeur n’est pas abolie, et que subsiste la nécessité d’un calcul économique, mais fondée sur un autre mode de définition des choix sociaux.

Préobrajensky aurait pu citer un autre passage de l’Anti-Dühring où Engels donne quelques indications : « certes, la société sera obligée de savoir même alors combien de travail il faut pour produire chaque objet d’usage. Elle aura à dresser le plan de production d’après les moyens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens régleront tout très simplement sans intervention de la fameuse valeur [2]. »

Le « pesage des effets utiles » permettra donc de se passer de la « fameuse valeur » mais il faudra quand même savoir « combien de travail il faut pour produire chaque objet d’usage ». Le calcul économique ne disparaît donc pas, et la « fameuse valeur » dont il est question ici désigne la manière dont le capitalisme alloue les ressources en fonction de ses intérêts privés.

On ne peut donc que partager la position de l’économiste polonais, Wodzimierz Brus, qui proposait de « rejeter résolument » l’assimilation entre catégories marchandes et monétaires et loi de la valeur : « lorsque l’Etat modèle, au moyen du plan, les proportions de la production sociale et des prix, le fait que se manifestent des catégories marchandes et monétaires ne peut plus être défini comme une « utilisation de la loi de la valeur », en particulier si les relations de prix s’écartent des relations de valeur non en tant que phénomène accidentel et momentané, mais en tant qu’effet d’une politique consciente [3] ».

Kantorovitch et la maximisation du bien-être

Leonid Vitalievitch Kantorovitch (1912-1986) est un mathématicien et un économiste russe (le seul à avoir reçu le « prix Nobel » d’économie, en 1975). Il a formalisé en termes mathématiques les modalités de ce nouveau calcul économique : le « programme » d’une économie socialiste vise à produire, compte tenu des ressources disponibles, la plus grande quantité possible d’un assortiment de marchandises selon des proportions qui sont fixées directement par la société et qui expriment ses préférences. Le principe de « rentabilité », et donc le calcul économique, ne disparaît pas mais son rôle est subordonné : « dans la société socialiste, une rentabilité élevée ne doit pas constituer un but en soi (comme dans le capitalisme) mais un moyen d’atteindre le meilleur résultat ou le minimum de dépenses, pour l’ensemble de la société. En conséquence, les applications de ce principe [le] subordonneront aux exigences de la meilleure réalisation des objectifs du plan général [4]. »

Ce processus de maximisation conduit au calcul de pseudo-prix que Kantorovitch appelle « évaluations objectivement déterminées » qui jouent un rôle différent que les prix dans le capitalisme. Dans le capitalisme le « signal-prix » est un indicateur de rentabilité ; dans le socialisme, c’est un indicateur d’utilité sociale. La différence essentielle entre capitalisme et socialisme réside donc dans le mode d’allocation des ressources, et principalement l’affectation du surplus. C’est cette différence qui n’a pas été comprise, et Kantorovitch a été à tort présenté comme une sorte de théoricien de l’optimum soviétique, par exemple par Pierre Naville [5].

Ce ne sont pas seulement les modalités du calcul économique qui changent, mais sa fonction même. Sous le capitalisme, c’est l’exigence de maximisation du profit qui détermine vers quels secteurs l’économie va porter l’effort d’investissement : les priorités du développement social sont des contraintes pour ce calcul économique (il faut quand même que les marchandises produites correspondent à une demande sociale). Le socialisme se définit au contraire comme la maîtrise exercée par l’ensemble de la société sur ses propres priorités, auxquelles le calcul économique est désormais subordonné.

Dans une société rationnelle, le besoin ne serait plus seulement une condition vide de contenu garantissant la réalisation de la valeur : l’intensité du besoin définit une hiérarchie conforme aux priorités de la société. Dans le capitalisme, au contraire, l’objectif est la maximisation du profit, et la proportion dans laquelle sont offerts les différents biens est un sous-produit, et non une contrainte, du processus de maximisation.

La démocratie sociale, principe de régulation de l’économie socialiste

Malgré son formalisme, la présentation de Kantorovitch a l’intérêt de bien mettre en valeur la dissociation que suppose le mode de fonctionnement de l’économie socialiste. Ses objectifs sont déterminés en quelque sorte extra-économiquement, par opposition aux lois du marché capitaliste qui, en même temps qu’elles en assurent la régulation, modèlent ses propres fins, selon un processus qui n’est pas socialement maîtrisé.

La possibilité même de cette dissociation repose sur ce que l’on pourrait appeler l’hypothèse de la démocratie socialiste : pour fonctionner selon cette logique supérieure, la société doit s’être dotée des moyens d’objectiver ses propres choix collectifs à travers un plan démocratiquement établi, faute de quoi le calcul économique va en somme fonctionner sur des données fausses. Sans même parler de la dictature bureaucratique, l’échec économique des pays de l’Est renvoie fondamentalement au fait que l’on y avait supprimé les mécanismes qui permettent au capitalisme de fonctionner, sans mettre en place ce qui est la condition nécessaire d’existence du socialisme, à savoir la démocratie sociale [6].

La raison pour laquelle l’économie joue un rôle démesuré dans le système capitaliste est qu’elle ne se borne pas à sélectionner les moyens, mais contribue centralement à révéler, à sélectionner et calibrer les fins, alors que le socialisme correspondrait à un rétrécissement de la sphère de l’économique, rigoureusement cantonnée à une fonction d’ajustement des moyens à des fins déterminées ailleurs. Préobrajensky avait particulièrement insisté sur ce basculement, lorsqu’il expliquait : « Avec la disparition de la loi de la valeur dans le domaine de la réalité économique disparaît également la vieille économie politique. Une nouvelle science occupe maintenant sa place, la science de la prévision de la nécessité économique en économie organisée, la science qui vise à obtenir ce qui est nécessaire de la manière la plus rationnelle. C’est une science tout autre, c’est la technologie sociale, la science de la production organisée, du travail organisé, la science d’un système de rapports de production où les régulations de la vie économique se manifestent sous de nouvelles formes, où il n’y a plus objectivation des relations humaines, où le fétichisme de la marchandise disparaît avec la marchandise [7]. »

Le problème de l’efficacité d’une économie socialiste n’est donc pas technico-économique, mais éminemment et directement politique. Les priorités que se donne la société y sont déterminées de manière extra-économique et s’imposent comme objectifs aux lois de la technique économique, alors qu’au contraire les fins sociales du capitalisme n’apparaissent qu’après coup, comme sous-produit des transactions marchandes. La démocratie est donc la condition même de fonctionnement d’une telle organisation sociale, et cette conception conduit à poser autrement l’articulation entre plan et marché.

Pour la planification écologique

Cette approche acquiert une légitimité supplémentaire aujourd’hui, lorsqu’on introduit les contraintes écologiques. On pourrait reprendre ici les termes de la programmation linéaire pour dire que le critère de maximisation du profit conduit à des valeurs qui n’assurent pas le respect de certaines normes écologiques. Le capitalisme prétend les prendre en compte par la formation de pseudo-marchés ou par la modification des signaux-prix.

Les modèles économiques, même les modèles « climatiques », raisonnent en termes de coût-efficacité [8]. Ils « estiment les bénéfices nets sociétaux de l’argent dépensé en action pour le climat, puis comparent ces avantages à ceux que l’humanité aurait pu obtenir en investissant cet argent dans un autre instrument financier à faible risque, comme les obligations d’État [9] ». Ce genre de calcul conduit à des évaluations comme celle-ci : « Le préjudice économique net d’un réchauffement de 3 degrés est de l’ordre de 0,25% du revenu national pour les Etats-Unis ». Certes, cette évaluation aberrante date de 1992 [10], mais son auteur, William Nordhaus n’a jamais remis en cause sa méthodologie déficiente, et a néanmoins reçu le « prix Nobel » d’économie en 2018.

Cette pseudo-monétarisation de l’environnement peut moduler à la marge le principe de maximisation du profit, mais hors de toute proportion avec l’ampleur des baisses d’émissions à réaliser. C’est pourquoi Servaas Storm a doublement raison : d’abord en accusant les économistes de faire obstacle aux progrès sur le changement climatique, mais aussi en affirmant que la croissance verte est une illusion, dans un article qui constitue une remarquable synthèse sur ce sujet [11].

Le but de rapide passage en revue était de montrer que les débats sur la planification socialiste, qui ont à peu près totalement disparu aujourd’hui, doivent être aujourd’hui repris en charge, parce que le défi climatique leur donne une nouvelle actualité. A un niveau théorique, certes très abstrait, la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique pose la question d’un autre calcul économique susceptible d’incorporer correctement les contraintes environnementales. Il est peut-être temps d’ouvrir les vieux dossiers et de s’apercevoir que le sous-dimensionnement des politiques actuelles renvoie directement au refus idéologique d’une planification qui bousculerait la logique du profit.

Michel Husson

http://alencontre.org/ecologie/de-leconomie-du-socialisme-a-la-planification-ecologique.html

Notes

[1] Karl Marx, Le Capital, livre III, chapitre 48, p. 742.

[2] Friedrich Engels, Anti-Dühring [1878], Editions sociales, 1963, p.349.

[3] Wodzimierz Brus, Problèmes généraux du fonctionnement de l’économie socialiste, 1968 [1964] ; The Market in a Socialist Economy, 1972. Cité par Catherine Samary, Plan, marché et démocratie. L’expérience des pays dits socialistes, IIRF, Cahiers d’études et de recherche n°7/8, 1988.

[4] Leonid Kantorovitch, Calcul économique et utilisation des ressources, Dunod, 1963, p.20.

[5] Pierre Naville, « Kantorovitch et le retour à Pareto », dans Le nouveau Léviathan, tome 3, 1970.

[6] Catherine Samary, Plan, marché et démocratie. L’expérience des pays dits socialistes, Cahiers d’études et de recherche, IIRF, 1988. Sur un mode moins théorique, Francis Spufford décrit dans Red Plenty (Faber & Faber, 2010) comment les structures bureaucratiques ont empêché les constructions théoriques de Kantorovitch – l’un des personnages de ce roman – de devenir réalité.

[7] Eugène Préobrajensky, La nouvelle économique, EDI, 1966, p.98.

[8] Alain Grandjean, Gaël Giraud, « Comparaison des modèles météorologiques, climatiques et économiques : quelles capacités, quelles limites, quels usages ? », mai 2017.

[9] Servaas Storm, « Are Economists Blocking Progress on Climate Change ? », INET, June 24, 2019.

[10] William D. Nordhaus, « An optimal transition path for controlling greenhouses gases », Science, 20 november 1992.

[11] Enno Schröder & Servaas Storm, « Why “Green Growth” Is an Illusion », INET, Dec 5, 2018. résumé de : « Economic Growth and Carbon Emissions : The Road to ‘Hothouse Earth’ is Paved with Good Intentions », Science and Engineering Ethics n°23, 2017.

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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