Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Accommodements raisonnables

Identité québécoise et accommodements raisonnables

Distinguer l'individu de l'institution

La commission Taylor\Bouchard sur les accommodements raisonnables aura au moins eu ce mérite : elle est en train de nous obliger à réfléchir à une question de fond —celle de notre rapport à l’Autre— qui par sa nature même est tout à fait révélatrice de quelques-uns des grands enjeux et défis auxquels nous confrontent les temps présents. Impossible en ce sens d’échapper aux débats qu’elle faire naître ! La gauche saura-t-elle — en damant au passage le pion au discours démagogique de l’ADQ— y faire entendre sa voix, toute sa voix ?

Un contexte à ne pas oublier

Mais pour ce faire, il faut nécessairement revenir à l’histoire et mettre les choses en perspective. Parce que si cette question des accommodements raisonnables devient soudainement si sensible, à aiguiser les passions populaires comme elle le fait, c’est qu’elle s’inscrit dans un contexte social et politique particulier qui en ravive tous les contours. Et plus particulièrement au Québec où par deux fois les aspirations à la souveraineté politique de secteurs importants de la population francophone (la volonté d’être maître chez soi) se sont brisés en 1980 et 1995 sur deux référendums perdus, renvoyant désormais tout un chacun aux aléas d’une identité collective incertaine, pas complètement affirmée, quelque part, « meurtrie ».

Rajoutez à cela, le déploiement de la mondialisation néolibérale qui partout où elle s’installe durablement, tend à dissoudre toutes les valeurs éthiques et politiques autres que celle du profit marchand capitaliste, et vous pourrez comprendre sans peine pourquoi chez tant de gens ce contexte des « identités meurtries » puisse rendre la question des relations à l’Autre si sensible. A tel point que ces « identités meurtries » pourraient facilement, comme on l’a vu dans d’autres pays, basculer en leurs contraires et se transformer en « identités meurtrières » : intolérance vis-à-vis de l’immigrant, xénophobie, racisme, etc. ; désirs d’affirmation qui s’enracinent d’abord dans la peur et se nourrissent du ressentiment, des rancoeurs accumulées, ou de la désorientation collective.

Dans un tel contexte : se souvenir

 !
Dans un sens il n’est pas étonnant —ainsi que le rapporte un sondage de The Gazette— de voir aujourd’hui les jeunes de moins de 24 ans —soucieux d’éviter les travers de l’intolérance— oublier les acquis de la perspective laïque et se jeter dans les bras d’un « inter culturalisme » bon teint prônant sans trop d’état d’âme la logique des accommodements raisonnables. Un peu comme semblerait vouloir le défendre Charles Taylor ! Après tout, si les enjeux de l’histoire récente n’ont pas été vraiment transmis, et si donc a été oubliée la formidable libération qu’a représenté pour le Québec l’accession dans les années 60\70 à une société plus laïque, il paraît bien difficile de leur reprocher d’opter spontanément pour le respect de l’univers religieux de l’Autre.

Sauf qu’en faisant cela, ils passent à côté de la richesse d’une authentique laïcité. Car que cherche à faire la position laïque sinon, au nom de l’idéal démocratique ou de l’égalité des hommes et des femmes, à séparer le domaine du religieux du domaine public (et particulièrement du domaine politique). Et cela parce qu’en régime démocratique, l’un ne va pas avec l’autre, ne peut pas aller avec l’autre. Dans le monde religieux, la parole divine est toujours une parole révélée et se voit administrée dans l’immense majorité des cas par des castes sacerdotales qui, non seulement n’ont rien de démocratiques mais se sont acharnées, bien souvent, à brider toute parole libre et autonome, toute libre pensée. Qui aura oublié le fondamentalisme catholique, intégriste et asphyxiant sous l’égide duquel, il y a pas même 50 ans, tant de Canadiens français ont fait l’expérience d’une religion bien réelle qui mettait des livres à l’index, culpabilisait ou stigmatisait les femmes, prêchait l’obéissance et la soumission à une société entière ?

Une laïcité bien comprise

En ce sens, défendre aujourd’hui une position laïque, ce n’est pas, comme tant le supposent, régler maladroitement son compte avec le passé ou faire preuve d’extrémisme ou de radicalisme mal placé, mais au contraire être parfaitement conséquent avec un héritage qui est à l’origine même des libertés que nous pouvons expérimenter aujourd’hui, et à partir desquelles il serait relativement facile –soit dit en passant— de se définir, redéfinir une identité collective forte et assurée.

Sans doute faut-il, là encore mettre cette laïcité en pratique judicieusement. Loin de toute intolérance contreproductive ! Et à ce niveau il y a un élément clef à prendre en compte dont notre héritage moderne aurait dû pourtant nous permettre de saisir l’importance : l’acceptation de l’autre, de l’étranger, commence tout autant, dans le domaine de l’économique et du social que dans le domaine culturel ou religieux. Aussi si l’on se revendique des valeurs de la modernité (de l’égalité, de la fraternité,de la liberté pour tous et toutes), on ne peut pas ne pas offrir à ceux et celles que nous acceptons chez nous des conditions matérielles d’intégration décentes : apprentissage de la langue, offre de travail, soutien à l’intégration sociale. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que nous pourrons montrer toute la force de nos valeurs puisqu’elles sont sensées se donner à voir –modernité oblige— dans la pratique même de l’existence sensible !

Distinguer l’individu et l’institution

Mais au-delà dans une perspective laïque, qu’accepter de l’autre en termes religieux ? A ce niveau et comme l’indiquait Bernard Rioux lors d’un atelier au Forum social québécois, ce qui est décisif c’est la distinction à soigneusement établir, dans la sphère publique, entre « présence religieuse individuelle » et « présence religieuse institutionnelle ».

Que dans un cégep une étudiante musulmane puisse arborer son voile –lui permettant au passage, parce qu’on ne la frappe pas d’interdit, d’expérimenter toutes les valeurs positives de notre mode de vie—, c’est une chose que l’on peut parfaitement justifier d’un point de vue laïque. C’en est une toute autre d’accepter dans une institution publique (une université par exemple), un lieu de culte institutionnalisé ou encore la présence de professeurs ou de fonctionnaires qui se revendiqueraient, du haut même de leur fonction, d’une religion donnée.

Cette distinction –qui pourrait apparaître à certains comme bien sibylline- est décisive, justement parce qu’elle a saisi ce qui peut faire d’abord problème dans la religion : non pas la foi individuelle en une divinité quelconque, mais le « pouvoir institutionnel » religieux qui peut s’instaurer à son propos et qui s’est si souvent dans le passé imposé à l’encontre des valeurs démocratiques les plus élémentaires.

L’héritage des patriotes et des indépendantistes

Et qu’on ne nous dise pas que cette idée de la laïcité n’appartient pas à l’héritage culturel des Québécois. Même s’il n’est pas encore totalement assumé par la société entière, il nous vient en droite ligne des Patriotes des années 37-38 et des indépendantistes des années 60. A l’encontre de l’héritage culturel religieux ultramontain de nos élites, pourquoi la gauche ne défendrait-elle pas cet autre héritage, n’envisagerait–elle pas de l’actualiser, oserait faire œuvre de mémoire, mais à sa manière en reprenant les idées de ceux et celles que dans le passé on a fait taire et oublié et qui pourraient nous servir d’indéfectible boussole ?

Loin de la fadeur des accommodements raisonnables, cet héritage ne nous permettrait-il pas de répondre aux deux grands défis qui se dressent devant nous aujourd’hui : ceux de l’intégration réussie des nouveaux arrivants et en même temps d’un même mouvement, ceux de notre affirmation collective qui tarde tant à se réaliser ?

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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