Édition du 3 décembre 2024

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Premières Nations

Du Canada à l’Australie, en passant par le Brésil, les populations autochtones jouent leur survie face à la pandémie

Il y a un mois, alors que la menace de la contamination au nouveau coronavirus se rapprochait, une vingtaine de communautés d’Amérindiens de plusieurs états du Brésil a pris spontanément les devants des mesures gouvernementales. Elles ont bloqué elles-mêmes l’accès à leur territoire, à l’aide de troncs d’arbres en travers des routes et de sentinelles de garde, dans une tentative de s’isoler de tout visiteur extérieur.

Tiré de Equal Times.

Vivant dans des conditions souvent plus précaires que le reste de la population et avec des facteurs de risques sur la santé bien plus élevés, la plupart des populations autochtones à travers le monde savent que face au virus Sars-Cov-2 – contre lequel ni elles ni les autres populations ne sont encore immunisées –, elles jouent leur survie et celle de leur culture. Et ce, plus que jamais sans doute, alors même qu’elles ne doivent parfois compter qu’avec un soutien partiel de la part des autorités nationales.

Ainsi, au Canada, les communautés ont « réagi rapidement pour s’isoler, mettre des guérites afin d’empêcher les gens de sortir ou de rentrer », note Marjolaine Sioui, la directrice exécutive de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. À l’Île-du-Prince-Édouard, seuls les résidents et les travailleurs essentiels peuvent entrer dans la réserve Mi’kmaq de Lennox Island. Au Manitoba, la Première Nation crie d’Opaskwayak a été plus loin en adoptant une motion visant à expulser les résidents qui continuent de désobéir aux règles de distanciation physique, surtout ceux qui organisent de rassemblements de plus de 10 personnes, comme des fêtes à la maison, ou ceux qui vendent des drogues illicites.

Le chef Christian Sinclair a déclaré que ces membres « recevront un avis d’expulsion lorsque l’état d’urgence de la Première Nation sera levé. »

Résultat : en date du 10 mai, sur plus de 68.000 cas de personnes contaminées par le nouveau coronavirus, le chiffre parmi les Premières Nations s’élève à seulement 175 (dont 2 décès). Cependant, Mme Sioui reste sceptique sur le réalisme de ces chiffres [qui de plus, n’incluent pas le décompte chez les communautés inuits, nda].

Ces décisions traduisent, en tout cas, l’anxiété dans laquelle sont plongés les autochtones du Canada, plus vulnérables aux maladies infectieuses en raison de « déterminants socio-économiques », selon Marc Miller, ministre des Services aux Autochtones. À de hauts taux de diabète et d’hypertension s’ajoutent la malnutrition, l’insécurité alimentaire et l’exposition à des contaminants environnementaux, « avec des implications importantes pour l’efficacité de la réponse immunitaire », s’alarment 90 scientifiques canadiens dans une lettre ouverte au gouvernement Trudeau, publiée le 7 avril. Dans une interview avec Equal Times, Malek Batal, chercheur en nutrition à l’Université de Montréal, et signataire de la lettre, n’hésite pas à parler d’« iniquité profonde » entre les Autochtones et les autres Canadiens.

Consignes de protection difficiles à appliquer et racisme systémique

Souvent éloignées des centres urbains, les communautés autochtones dépendent aussi d’une chaîne d’approvisionnement complexe faisant craindre une pénurie d’aliments frais. « Il faut un système immunitaire en bonne forme pour pouvoir lutter contre le virus, ce n’est pas le cas quand on est mal nourri », souligne Malek Batal. « Les aliments frais s’épuisent vite », confirme d’ailleurs Kaitlynn Hester Moses, la grande cheffe du Conseil des jeunes de la Nation crie, au Québec. Souhaitant parer à l’urgence, le gouvernement Trudeau a annoncé plus de 400 millions de dollars canadiens d’aides pour le million et demi d’Autochtones, notamment destinés à la santé publique et la sécurité alimentaire.

Les autochtones vivent aussi « dans certaines des conditions de logement les plus extrêmes du pays », écrivent les scientifiques dans la lettre ouverte, évoquant moisissures, ventilation défaillante et surpeuplement. « Il n’est pas rare d’avoir 7 à 10 personnes sous le même toit », complète Marjolaine Sioui. « Les cas positifs sont isolés dans des maisons à part », tempère la jeune cheffe Kaitlynn Hester-Moses. Celle-ci évoque « 5 à 6 cas » parmi les 20.000 Cris de sa communauté.

Les réserves autochtones doivent en outre réussir à faire respecter les consignes sanitaires sur leur territoire, alors que certaines ne disposent pas de force de police. En Abitibi, la Première Nation de Long Point a demandé sans succès l’aide d’Ottawa pour maintenir l’ordre.

À Waskaganish, le Conseil des jeunes de la nation Crie a lui lancé une série de défis en ligne, pour inciter les jeunes à rester chez eux « en s’amusant », explique la cheffe Hester-Moses à Equal Times.

Plus au Nord, les Inuits du Nunavik bénéficient, depuis début avril, de l’appui des Rangers des Forces armées canadiennes, stationnés dans la région, pour l’installation d’infrastructures médicales. Dans cette région, il n’y a que deux hôpitaux sans capacité de réanimation pour 12.000 Inuits répartis dans 14 villages, reliés uniquement par avion. Un ordre de confinement a été pris pour l’ensemble des communautés, après l’apparition de deux cas.

À ses difficultés sanitaires et matérielles s’ajoute aussi un « racisme systémique », selon les auteurs de la lettre. Au début du mois d’avril, deux membres de la Première Nation innue présentant des symptômes se sont vus refuser le dépistage et sont rentrées dans leur communauté, avant d’être finalement confirmés positifs. Plus globalement, Ottawa n’informe pas les communautés de la présence de cas positifs en leur sein, se contentant de chiffres par province. Des demandes ont été formulées après l’annonce d’une éclosion à Alert Bay, près de Vancouver, mais le gouvernement fédéral s’y refuse, mettant en avant la confidentialité. Certains y voient plutôt un manque de confiance envers les Autochtones. Malek Batal décrit à Equal Times « une incompréhension fondamentale entre la population autochtone et le reste des Canadiens » et la nécessité « d’un dialogue pour trouver des solutions locales ».

Quand l’hôpital le plus proche se trouve à 600 kilomètres

En Australie, la situation des peuples indigènes présente de nombreuses similitudes avec le Canada. Dès les premières alertes, en mars, les États et territoires d’Australie ont fermé leurs frontières et ont interdit l’accès aux communautés autochtones. C’est le cas du comté aborigène d’Yarrabah, situé au bord de la Grande barrière de corail, au nord du Queensland. « L’armée s’assure que seuls les résidents, la police et les personnels de santé et des écoles entrent dans la zone », témoigne Jason Agostino, médecin généraliste de la communauté et conseiller médical pour la NACCHO (l’Organisation nationale de santé contrôlée par les communautés autochtones). « Nous craignons pourtant que le virus arrive jusqu’ici. À une heure de route, Cairns compte 30 cas, dont beaucoup d’Aborigènes qui vivent en ville et ont des liens familiaux à Yarrabah », s’alarme-t-il.

Le coronavirus inquiète en effet les autorités et les leaders aborigènes, alors même que la maladie reste encore bien maîtrisée dans le pays, avec seulement 6.964 cas et 97 décès. Mais déjà, 55 Aborigènes et insulaires du Détroit de Torrès [l’autre groupe ethnique indigène d’Australie, vivant à l’extrême nord de l’île], ont été infectés par le nouveau coronavirus. Cependant, aucun des 120.000 habitants vivant dans des zones reculées n’a encore été touché.

Selon plusieurs associations de santé autochtones, l’épidémie serait « dévastatrice » si elle touchait les peuples indigènes isolés, qui vivent parfois à des centaines de kilomètres d’un hôpital. Déjà considérés comme populations « vulnérables », en temps normal, les Aborigènes ont une espérance de vie inférieure de huit ans à celle de la moyenne nationale et ils sont plus fortement touchés par la pauvreté. La moitié d’entre eux souffre de maladies chroniques, telles que le diabète, l’insuffisance rénale ou de maladies cardiovasculaires.

D’autre part, un Aborigène sur huit vit dans un logement surpeuplé, selon un rapport de l’Institut australien de la Santé et du Bien-être, ce qui augmente les risques de propagation du virus.

« C’est un problème grave et de longue date », atteste Kyllie Cripps, issue du peuple Pallawa et maître de conférences à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud. « Certains ne sont pas en mesure de payer un loyer, dans d’autres zones il n’y a pas assez de logements disponibles pour tous. Un ménage typique peut être constitué de 10 personnes et, avec cette crise, dans certaines régions, on peut trouver jusqu’à 30 personnes dans un même logement. »

Dans le centre du pays, en plein désert, la zone aborigène protégée Anangu Pitjantjatjara Yankunytjatjara (APY) abrite 12 communautés établies sur 100.000 kilomètres carrés, soit trois fois la taille de l’Angleterre. Les résidents parlent pour la plupart la langue locale, le pitjantjatjara, et certains l’anglais. « Tout le monde a compris que le virus est une affaire sérieuse et la distanciation physique est respectée, notamment dans nos quelques magasins », explique Richard King, directeur général des territoires de l’APY, où vivent environ 2.300 personnes. En cas de complication de la maladie, l’hôpital le plus proche se trouve à 600 kilomètres, à Alice Springs. Le gouvernement a toutefois débloqué 50 millions de dollars australiens pour permettre l’évacuation aérienne des habitants des régions rurales dans tout le pays.

Au Brésil, l’impossibilité de contrôler le territoire

L’étendue du territoire est aussi un défi au Brésil. Avec plus de 800.000 personnes reconnues comme faisant partie des peuples indigènes d’après la FUNAI (la Fondation nationale de l’Indien), réparties sur plus 100 millions de kilomètres carrés, la protection de ces populations est un défi impossible pour les autorités brésiliennes, surtout pour celles qui vivent au cœur de la forêt tropicale. Selon une étude réalisée par les chercheurs de l’Institut de recherche en santé publique, la Fiocruz, et de la Fondation Getulio Vargas, 34 % de cette population vit dans des zones à fort risque de contamination.

Cela concerne par exemple, les groupes qui habitent des terres indigènes proches des centres urbains. La grande dépendance qu’ils ont à la ville rend le maintien d’une barrière sanitaire pour protéger ces villages presque impossibles à réaliser. En outre, « certaines communautés vivent dans des zones très réduites, sans accès à des installations sanitaires de base, ce qui augmente le risque de contagion », explique Tatiane Klein, anthropologue et chercheuse au Centre d’études amérindiennes de l’Université de São Paulo (USP). Les organisations indigènes mettent en garde, comme ailleurs, contre un risque plus élevé de mortalité dû à la vulnérabilité socio-épidémiologique. « Le mode de vie très communautaire les met également en danger », avertit le médecin et coordinateur du projet Xingu à l’Universidade Federal Paulista (Unifesp), Douglas Rodrigues.

D’un autre côté, les invasions des terres indigènes – légalement protégées –, font courir aussi un grand risque de contamination aux groupes indigènes isolés ou nouvellement contactés. En temps normal, accéder à ces territoires est soumis à une autorisation délivrée par la FUNAI, notamment sur critère sanitaire. Mais beaucoup de mineurs et bûcherons illégaux, ou les évangélistes missionnaires, ne respectent déjà pas ces règles. On estime que dans le seul territoire Yanomami, en Amazonie, il y a au moins 20.000 garimpeiros, des chercheurs de minerais, qui sont des vecteurs incontrôlables de transmission. Et c’est d’ailleurs là-bas qu’est survenu le deuxième décès d’une victime indigène du covid-19, Alvanei Xirixana, un Yanomami de 15 ans.

Selon le médecin Douglas Rodrigues, si le nouveau virus atteint les plus isolés, des groupes ethniques entiers pourraient disparaître sans même que les scientifiques en aient connaissance.

« Le pire scénario est de répéter ce que nous avons vu dans le passé, où de grandes épidémies ont décimé les Amérindiens. L’Humanité sera perdante, parce que les Autochtones ont une grande connaissance de l’environnement et cela risque d’être perdu à jamais », déplore-t-il.

Actuellement, la propagation de l’épidémie au Brésil prend un chemin inquiétant, à cause d’une gestion inconséquente du gouvernement Bolsonaro et une coordination désordonnée entre les autorités fédérales et locales. Le nombre de décès de la maladie a dépassé les 12.400. Plus de 178.000 personnes ont été contaminées par le nouveau virus dans le pays, qui n’a pas encore atteint le « pic » des contaminations. Selon le Secrétariat spécial de la santé indigène, qui dépend du ministère de la Santé, parmi les peuples indigènes, il y aurait plus de 300 cas confirmés de contamination dans 34 ethnies et déjà 77 de décès.

Bien que ce Secrétariat spécial – qui a subi récemment des coupes budgétaires – ait adopté un plan d’urgence pour l’évolution de la pandémie dans les terres indigènes, Tatiane Klein estime que des mesures plus fermes devraient être prises. « [Leur protection] est garantie par la Constitution. Mais lorsqu’il s’agit de santé, les indigènes restent toujours le dernier maillon ». Pour Carolina Santana, de l’Observatoire des droits de l’homme des peuples autochtones isolés et des contacts récents (OPI), il manque un protocole différencié et adapté pour traiter la maladie parmi les populations indigènes. Le médecin Gabriel Monteiro, qui consulte au dispensaire de la terre guarani de Tenonde Porã, dans l’agglomération de São Paulo, souligne qu’il n’y a pas de tests pour traiter les nombreux cas suspects dans le village. « Les tests de masse nous aideraient à concentrer notre travail sur les cas positifs afin de les isoler », souligne-t-il. Le Brésil, en effet, fait partie des pays en effet qui effectuent le moins de tests au monde et où le nombre de cas non détectés est très important.

Dans l’urgence face à la pandémie, les gouvernements ne prennent pas toujours toutes les populations en compte ou avec des mesures spécifiques. C’est pourquoi, la présidente du Forum permanent de l’ONU sur les questions autochtones, Anne Nuorgam, a rappelé aux États-membres la nécessité de garder bien informées les 472 millions de personnes faisant partie des populations autochtones (6,2% de la population mondiale), dans leurs langues si possible, et de prioriser des programmes et protocoles de protection dédiés.

Dans une note d’orientation, le Forum rappelle qu’« il est également important de reconnaître que les peuples autochtones sont des partenaires indispensables dans la lutte contre la pandémie. Ils disposent d’institutions et de connaissances traditionnelles en matière de gouvernance pour protéger la biodiversité, y compris leurs propres systèmes de santé et d’alimentation, ce qui peut contribuer grandement à la réussite de l’action d’urgence face au COVID-19 et la réponse pour le redressement. »

Les journalistes Mayra Castro (Brésil), Lilas-Apollonia Fournier (Australie), Laurent Rigaux (Canada) ont participé à cet article.

Equal Times

Equal Times est un site web d’informations et d’opinions internationales trilingue (anglais, français et espagnol) spécialisé dans le monde du travail, les droits humains, la culture, le développement, l’environnement, la politique et l’économie, avec une perspective centrée sur la justice sociale.

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