4 juin 2025 | tiré de Jacobin.com
https://jacobin.com/2025/06/unionize-amazon-disrupt-supply-chain
(Traduction en français de l’article « To Unionize Amazon, Disrupt the Flow », publié dans New Labor Forum)
Organiser des géants de la logistique comme Amazon ou Walmart nécessitera que le mouvement
Héritages industriels et leçons du passé
Dans l’imaginaire collectif, le complexe River Rouge de Ford incarne une époque industrielle révolue. Achevé en 1928 à Dearborn, au Michigan, il comptait 93 bâtiments sur 4 km² et employait jusqu’à 80 000 travailleurs à son apogée. Véritable ville-usine, il comprenait des quais, des chemins de fer, une centrale électrique, une aciérie, et était surveillé par 8 000 hommes de main employés par Ford.
River Rouge représentait tout ce que la désindustrialisation nous a fait perdre : centralisation, intégration verticale, puissance manufacturière et communautés ouvrières denses. Ce n’était pas un cas isolé. Les années 1930 comptaient de nombreux sites similaires – Goodyear à Akron, General Motors à Flint, les abattoirs de Chicago, les aciéries de Pittsburgh, les usines de General Electric à Schenectady et Lynn, etc. Ces lieux étaient les points névralgiques du capitalisme industriel, et le CIO (Congress of Industrial Organizations) les a conquis entre 1937 et 1941.
Là où de tels centres n’existaient pas – dans l’Ouest ou le Sud –, l’organisation syndicale a échoué.
Les deux clés du succès du CIO
Le succès du CIO s’explique par deux facteurs principaux :
1. Un contexte politique relativement favorable, où Roosevelt et le New Deal ne réprimaient pas systématiquement les grèves.
2. Une capacité à surmonter les divisions pour organiser des actions réellement perturbatrices, capables d’arrêter la production.
Par exemple, la célèbre grève du sit-down à Flint fut décisive lorsque les ouvriers prirent le contrôle de l’usine Chevrolet n° 4, la seule qui fabriquait des moteurs. De même, en avril 1941, les travailleurs de Rouge mirent en place des piquets et des barricades automobiles pour bloquer tous les accès à l’usine. Rien ne bougeait sans leur accord.
Ce que cette période nous enseigne n’est pas tant la nostalgie d’un âge d’or industriel, mais une leçon stratégique claire : pour gagner, il faut cibler les grands acteurs et perturber leurs opérations jusqu’à obtenir la reconnaissance syndicale.
De l’usine au flux : un déplacement stratégique
Mais comment appliquer cette leçon aujourd’hui ? Nous ne vivons plus dans l’ère des grands complexes industriels.
Aujourd’hui, les grandes entreprises à cibler – Amazon, Walmart, FedEx, Target, Home Depot, etc. – tirent leur force non de la production, mais de la logistique. La centralité n’est plus dans l’usine, mais dans le flux.
C’est ici que s’ouvre un débat entre deux penseurs du syndicalisme :
• Kim Moody soutient que la concentration logistique dans certaines zones (comme Memphis) peut être comparée à celle des années 1930.
• Eric Blanc, au contraire, estime que la dispersion du travail rend impossible de répliquer les stratégies du CIO.
La vérité se situe entre les deux : oui, certains nœuds logistiques sont stratégiques, mais ils sont moins concentrés, souvent répartis entre plusieurs sous-traitants, avec des chaînes complexes. Mais ce n’est pas parce qu’il y a moins de travailleurs en un même lieu que le potentiel de blocage économique est moindre.
Les ports, par exemple, ont moins de dockers qu’avant, mais restent des points névralgiques.
Perturber les flux plutôt qu’organiser les lieux
La logique d’aujourd’hui doit donc changer : plutôt que d’organiser des lieux de travail, il faut viser à perturber les flux d’opérations.
Qu’impliquerait une telle stratégie ?
Quelques pistes pour une stratégie de perturbation des flux
• Cibler les bons nœuds logistiques
Exemple : les sortation centers d’Amazon, cruciaux dans le système hub and spoke, sont moins nombreux que les entrepôts (fulfillment centers), donc plus stratégiques. Les centres de livraison (delivery stations) sont plus faciles à perturber, mais leur impact reste local.
• Gagner les techniciens à la cause syndicale
Ils réparent les robots, contrôlent les flux et connaissent les vulnérabilités. Leur soutien peut être décisif.
• Dépasser la fiction de la sous-traitance
L’intégration fonctionnelle des sous-traitants rend caduque la séparation juridique. La récente décision du NLRB reconnaissant Amazon comme « employeur conjoint » de ses livreurs est un pas important.
• S’appuyer sur les travailleurs déjà organisés
Exemple : en 2021, les dockers de Tacoma ont soutenu des mécaniciens en grève – le syndicat a été reconnu en six heures. Il faut que les syndicats du rail, du transport routier ou portuaire relancent ce type d’action coordonnée.
Vers une approche syndicale en réseau
Le mouvement syndical ne manque pas d’expérience, mais il doit réorienter son action. Quelques éléments pour cela :
• Organiser les travailleuses et travailleurs de points de vente (comme Starbucks ou Home Depot) pour soutenir des grèves dans les centres de distribution dont ils dépendent.
• Développer des accords régionaux avec vérification rapide de l’adhésion (card-checks).
• Agir en fonction de l’effet de levier, et non seulement du nombre de travailleurs à syndiquer.
Ce type d’approche, fondée sur la perturbation stratégique des flux, exige des outils et des institutions capables de penser en termes de réseau, et non plus seulement de lieux de travail.
C’est un défi immense, mais la syndicalisation des géants d’aujourd’hui passe par là.
Traduction réalisée à partir de l’article original publié dans New Labor Forum.
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