Édition du 26 mars 2024

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Elections en Turquie : Malgré une majorité absolue, Erdogan n’a pas les coudées franches

La campagne électorale s’est déroulée au milieu d’une tension croissante marquée par les tentatives officielles d’empêcher les candidatures kurdes, l’intervention du PKK lui-même via des communiqués et un attentat ainsi que par des chocs avec l’armée dans les montagnes du Kurdistan. Depuis sa prison, Oçalan, dirigeant du PKK, a insisté sur la nécessité d’ouvrir un processus de négociation sérieux.

Les élections législatives du 12 juin en Turquie ont représenté un triomphe électoral important pour le Parti de la Justice et du Développement (AKP, pour ses sigles en turc) de Tayip Erdogan. Ce dernier obtient son troisième mandat avec une majorité écrasante au Parlement en gagnant près de 50% des votes, dépassant ainsi ses précédents scores électoraux. Cependant, ce résultat ne signifie pas que l’AKP a atteint tous les objectifs qu’il s’était fixé avec cette campagne électorale. Son ambition était d’obtenir les deux tiers des sièges au Parlement afin de procéder à une réforme constitutionnelle sans recourir au référendum, et donc sans devoir négocier son contenu avec l’opposition.

AKP : néolibéralisme et islamisme

Dans plusieurs médias, ont présente le parti de Erdogan comme une « success story », comme un parti qui a réussi a sortir la Turquie d’une situation de crise qui remonte à plusieurs décennies. Dans la pratique, ce qui a fonctionné c’est un mode particulier d’application des recettes néolibérales dans un contexte marqué par de graves déficits démocratiques.

La démocratie turque actuelle a son origine dans le régime établi par les militaires après le coup d’Etat de 1980, qui s’est soldé par des milliers de prisonniers et des centaines de militants assassinés. Ce coup d’Etat était une riposte brutale à la montée des luttes populaires initiées par la génération de 1968. En conséquence, les mouvements sociaux ont été durement réprimés et affaiblis, connaissant une phase de recomposition qui a duré pendant toute la décennie des années 1990. Dans ce cadre, les menaces les plus significatives pour l’Etat turc venaient de la guerre au Kurdistan et dans la montée des forces islamistes qui, comme le parti Refah, remettaient en question le modèle laïc imposé par Mustapha Kemal après la Première guerre mondiale.

En 1996, Erbakan, dirigeant du Refah, a formé un gouvernement de coalition qui est très vite entré en conflit avec les militaires. Ces derniers, grâce à un coup d’Etat technique, sont parvenus à le faire tomber un an plus tard, à la suite de quoi le Refah a été interdit et certains de ses dirigeants, comme Erdogan, alors maire d’Istanbul, ont été mis en prison.

En 2002, la Turquie a subi un effondrement économique qui a forcé le pays à se mettre sous la tutelle du FMI. Ce dernier a dicté un programme d’ajustement brutal avec des privatisations d’entreprises publiques et la libéralisation de l’entrée des capitaux étrangers. Dans un pays habitué à un niveau d’inflation élevé et à un taux de chômage réduit par l’émigration massive de travailleurs vers l’Europe, s’est imposé un changement de cap politique marqué par l’apparition de l’AKP.

Après sa sortie de prison, Erdogan a rassemblé autour de lui un secteur du vieux parti islamiste pour fonder l’AKP, qui s’est définit comme un parti d’inspiration islamique et conservateur, à la manière des partis démocrates-chrétiens européens. Le désir d’un changement politique a rendu l’ascension de ce parti fulgurante, en le portant au pouvoir en 2002.

Depuis lors, la politique économique d’Erdogan repose sur la stricte application des recettes néolibérales. Il est parvenu à capter un niveau significatif d’investissements étrangers qui ont permis à la Turquie d’augmenter son volume d’exportations (textile, fruits, légumes, minéraux, automobiles). Si les données macro-économiques se sont améliorées, cela ne doit pas occulter l’existence d’un taux de chômage qui tourne autour des 15% et qui dépasse les 20% dans la jeunesse. Le tout dans un pays où l’activité syndicale est très contrôlée par l’Etat et où la répression s’abat immédiatement contre toute forme de résistance. Bien que la Turquie soit formellement un pays démocratique, il ne faut pas oublier qu’il y a peu de temps encore on y pratiquait les arrestations arbitraires, l’interdiction des partis et des syndicats, la fermeture des journaux ainsi que les disparitions forcées de militants, essentiellement kurdes.

C’est seulement en tenant compte de ces circonstances que l’on peut parler d’un « succès ». Actuellement, la Turquie nage dans une croissance économique qui provoque une sensation d’euphorie grâce aux crédits faciles qui augmentent artificiellement la consommation, ce qui augmente à son tour les importations et l’endettement.

La cohabitation de l’AKP avec les militaires

Bien que dans la définition politique de l’AKP ce sont les valeurs conservatrices qui priment, son inspiration islamique a été source d’une suspicion continuelle au cours de toutes ces années. Il y a eu plusieurs rumeurs de complots militaires pour renverser un gouvernement perçu par les secteurs laïcs comme une menace. On accuse l’AKP d’avoir un agenda secret pour procéder à la ré-islamisation de la Turquie. Sur le plan politique, l’ancien parti traditionnellement au pouvoir, le CHP, a mené plusieurs campagnes pour défendre l’Etat laïc.

En vérité, l’ouverture des négociations pour l’intégration de la Turquie à l’Union européenne (en 2005) et l’existence des « Critères de Copenhague », qui fixent les conditions politiques que doit appliquer la Turquie dans ce processus, fonctionnent comme un mur qui empêche les militaires d’intervenir sur le terrain politique comme ils l’ont traditionnellement fait dans l’histoire du pays. Un coup d’Etat militaire « à l’ancienne » n’est plus viable aujourd’hui et c’est un élément qui permet à Erdogan de gouverner avec une certaine tranquilité puisque la moindre menace contre son gouvernement impliquerait le blocage immédiat des aspirations turques en Europe.

De son côté, l’Union européenne voit de multiples avantages dans le gouvernement turc actuel. Outre qu’il est un fidèle partisan des recettes néolibérales, ce régime permet jouer de multiples cartes dans le contexte régional : un pont vers les républiques turcophones d’Asie centrale ; un « modèle laïc » face à la montée du fondamentalisme et, aujourd’hui, un « modèle démocratique » face aux révolutions arabes. Il existe ainsi une symbiose, qui n’est pas exempte de frictions, entre les objectifs européens et l’application du programme politique et économique de l’AKP.

L’évolution de la conjoncture régionale permet à la Turquie d’avoir une certaine marge de manœuvre, ce qui contribue à augmenter la popularité d’Erdogan. Ainsi, au cours de ces dernières années, il a refroidit les relations avec Israël, qui étaient pourtant privilégiées jusqu’alors. Sa dénonciation de la répression contre Gaza lui permet d’acquérir une légitimité dans l’opinion publique de son pays et des autres Etats musulmans.

Mais il existe également des thèmes qui éloignent la perspective d’une intégration européenne ; le refus de la Turquie de modifier son attitude sur Chypre, l’étouffement des aspirations kurdes ou l’absence de reconnaissance du génocide arménien. Mais, dans tous les cas, l’armée, qui est fermement intégrée dans les structures de l’OTAN, fonctionne comme un contre-poids pour empêcher que cette autonomie croissante vis-à-vis de l’UE puisse atteindre le point de rupture.

L’opposition laïque du CHP

Inspiré dans le modèle kémaliste, le CHP a été pendant des années le parti officiel du régime. Caractérisée par sa vision jacobine et centralisatrice, sa politique a été un des éléments qui a le plus contribué dans le passé à paralyser et envenimer la question kurde. Ecarté du pouvoir à cause de sa gestion économique catastrophique, il s’est renouvelé au cours de ces dernières années avec une nouvelle direction qui tente de présenter un visage plus social-démocrate et européen. De fait, il se maintien comme le principal parti d’opposition et dans ces dernières élections il a obtenu 25% des votes, triomphant dans les districts de la Mer Egée, à l’exception d’Istanbul. Son électorat est essentiellement urbain et issu des classes moyennes européanisées. Il s’est présenté aux élections avec l’objectif d’empêcher l’AKP d’atteindre une majorité des deux tiers dans le Parlement afin d’obliger Erdogan à négocier sa réforme constitutionnelle.

Son discours s’est centré sur la dénonciation de la corruption, en se présentant comme un parti préoccupé par la redistribution des richesses et la défense de l’essence laïque de l’Etat. Son nouveau dirigeant, Kemal Kiliçdaroglu, est originaire de Dersim, une région kurde avec une population alévie (musulmans chiites). Cela lui a permis de rogner y compris dans l’électorat kurde, en revendiquant des choses qui étaient impensables il y a peu de temps encore, comme la nécessité de reconnaître la langue kurde dans l’enseignement. En outre, son identification en tant qu’Alévi poursuit l’objectif de diviser la population kurde en fonction de son identité religieuse. Sur le plan politique, sa solution consiste à approfondir les autonomies locales tout en maintenant l’Etat unitaire, ce qui va à l’encontre des aspirations nationales kurdes.

Le mouvement kurde

Ensemble avec l’AKP, l’autre grand vainqueur des élections a été le mouvement kurde. Son pari d’obtenir une forte présence électorale remonte aux années 1990. Bien que ses résultats aient parfois été variables, il a toujours gagné une représentation significative. L’Etat turc à employé contre lui toutes les armes disponibles : arrestations et condamnations massives, y compris de parlementaires, assassinat d’un leader parlementaire dans les années 90, interdictions de partis (HEP, DEP, DEHAP, HADEP), ainsi qu’un harcèlement permanent dans un contexte de guerre et d’Etat d’exception dans la zone kurde qui remonte aux années 1970.

Malgré ces énormes difficultés pour développer un travail politique, les différentes formations nationalistes kurdes sont parvenues à s’implanter et à s’enraciner. Pour tenter de les extirper du champ électoral, on a approuvé une norme, encore en vigueur, qui impose aux formations nationalistes kurdes un seuil de 10% minimum dans toutes les circonscriptions électorales du pays afin de pouvoir obtenir un élu. Pour dépasser un tel seuil, l’unique possibilité est de construire des alliances avec des forces de la gauche turque ou de se présenter en tant qu’ « indépendant ».

Lors des élections du 12 juin, le schéma des alliances formelles s’est reproduit avec le Bloc Démocratie, Paix et Liberté, impulsé par le parti kurde de la Paix et de la Démocratie (BDP) afin de soutenir une série de candidatures « indépendantes » qui ne sont pas soumises au seuil des 10%. Les résultats ont été un succès puisque le nombre d’élus kurdes est passé de 20 à 36, avec des représentants des districts kurdes de la zone frontière avec l’Irak et la Syrie, mais aussi des villes turques comme Istanbul, Mersin ou Adana. Dans les zones majoritairement kurdes alévies comme Dersim par contre, ils n’ont toujours pas de représentation.

Avec ces résultats, certains dirigeants historiques du mouvement kurde reviennent au Parlement, comme Leyla Zana, Hatip Dicle, actuellement en prison, ou le dirigeant turc de la génération de 68, Ertugrul Kuruckcu. Egalement significative : l’élection d’un représentant chrétien syrien de Mardin, le premier parlementaire chrétien depuis plus de 50 ans. Un symbole d’inclusion et de diversité au sein des rangs du nationalisme kurde.

La campagne électorale s’est déroulée au milieu d’une tension croissante marquée par les tentatives officielles d’empêcher les candidatures kurdes, l’intervention du PKK lui-même via des communiqués et un attentat ainsi que par des chocs avec l’armée dans les montagnes du Kurdistan. Depuis sa prison, Oçalan, dirigeant du PKK, a insisté sur la nécessité d’ouvrir un processus de négociation sérieux. Cependant, la situation est encore loin d’arriver à ce point. L’armée continue à mener la guerre avec une main de fer et la propagande de l’AKP s’est focalisée contre les candidats nationalistes, accusés de « diviser » le peuple, « uni et frère dans la même communauté religieuse ».

Les axes de la campagne du mouvement kurde se sont centrés sur des revendications telles que la reconnaissance de l’enseignement en langue kurde, ce qui va plus loin que l’autorisation officielle d’ouverture d’écoles privées pour l’apprentissage de cette langue. Il continue à réclamer une autonomie pour le Kurdistan, ce qui implique la formation d’un Etat fédéral et l’ouverture d’un processus de négociations avec le PKK, avec comme prémisse une amnistie pour tous ses prisonniers.

Le lendemain des élections, il y a eu de violents incidents dans la ville de Diyarbakir et dans d’autres villes kurdes, où des jeunes ont dénoncé les fraudes électorales et exigé la nécessité d’un processus de négociation. Tout un symbole que les choses continuent à être difficiles pour le peuple kurde.

Article publié par « Viento Sur », http://www.vientosur.info/

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