Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

En Iran, l’ombre des ultra-radicaux plane derrière la mystérieuse vague d’empoisonnements

Le Guide suprême Ali Khamenei a reconnu la réalité des attaques au gaz qui ont conduit à l’hospitalisation de plus de 5 000 lycéennes, collégiennes ou écolières. Leurs auteurs chercheraient aussi à imposer un rapport de force dans le cadre d’une lutte pour le pouvoir.

Tiré de Médiapart.

On ne sait rien de leur organisation, même pas son nom. Aucune déclaration, aucun texte publié en ligne, aucune piste ou début de piste permettant de relier les attaques au gaz contre les établissements scolaires à une structure ou à un groupe.

Sans doute les assaillants sont-ils proches du Guide de la révolution, Ali Khamenei, mais, en même temps, ils apparaissent encore plus radicaux que lui. On voit aussi qu’ils bénéficient d’une forme de cooptation du régime, avec un pied dans les services de sécurité, et un autre dans certains cercles religieux fondamentalistes sans lesquels ils ne pourraient agir.

Les attaques chimiques ont provoqué l’hospitalisation, depuis fin novembre, de plus de 5 000 filles et jeunes femmes, selon un chiffre officiel donné par Mohammad Hassan Asafari, de la commission d’enquête parlementaire chargée de faire la lumière sur les causes de cette vague d’intoxications.

Les victimes sont principalement des lycéennes, mais aussi des collégiennes, des écolières, des étudiantes et quelques garçons. Au moins 230 écoles, lycées, collèges, universités ont été frappés dans 25 des 31 provinces du pays.

Les autorités iraniennes ont d’abord nié ces attaques au gaz. Puis elles ont prétendu qu’il s’agissait d’intoxications alimentaires, de « farces de filles », d’« hystérie de masse » ou « de défauts dans le système de chauffage » des écoles.

Il a fallu l’intervention du Guide suprême, le 5 mars, exigeant qu’elles « se penchent sérieusement sur la question de l’empoisonnement des élèves » et recommandant l’application de « peines sévères » contre les responsables de ces « crimes impardonnables », pour que le régime reconnaisse enfin qu’une vague de terreur avait bel et bien été orchestrée contre des collèges, lycées et universités.

Et même contre des écoles primaires pour filles, puisque dans la ville sainte de Qom, le cœur battant de la République islamique, certaines d’entre elles ont aussi été visées.

Selon plusieurs sources, au moins une lycéenne, Fatemeh Rezaï, a trouvé la mort dans l’une de ces attaques. Sa mère a été contrainte d’affirmer à la télévision d’État que la mort de sa fille n’avait rien à voir avec les empoisonnements.

Pour les seules journées des 4 et 5 mars, soit juste avant l’intervention du Guide suprême, les observateurs avaient compté pas moins de 300 attaques chimiques à travers 16 provinces.

Même si les cas d’empoisonnements par voie respiratoire se font aujourd’hui plus rares depuis la déclaration du Guide, les attaques n’ont pas complètement cessé. Les écoles pour filles Povidangand et Shahid Doani, dans la ville de Mahshar Bandar (sud du pays), ont dû être évacuées il y a quelques jours et les collégiennes conduites à l’hôpital.

D’autres attaques ont été recensées à Ispahan, Karaj, Sanandaj, Chiraz, où des enseignants et des parents d’élèves ont ensuite scandé devant les bureaux du ministère de l’enseignement « la sécurité des écoles est notre droit inaliénable ». À Tabriz, les étudiants de la faculté de médecine ont défilé aux cris de « nos souffles sont coupés mais la lutte continue ».

La contestation relancée

De son côté, le ministère de l’intérieur a annoncé que plus de 100 personnes soupçonnées d’être impliquées dans ces « incidents » ont été « identifiées, arrêtées et interrogées ». Sans surprise, il a accusé les « émeutiers » et « les éléments hostiles » au régime d’en être responsables.

Des Iraniens qui avaient transmis des vidéos de collégiennes intoxiquées aux « médias hostiles de l’étranger » ont été contraints à des aveux forcés à la télévision, au cours desquels ils se sont accusés d’avoir participé aux empoisonnements. Trois quotidiens ayant enquêté sur cette affaire font également l’objet d’enquêtes judiciaires qui risquent d’entraîner leur fermeture. Le journaliste Ali Pourtabatabaei, qui, le premier, avait alerté sur les attaques à Qom, a été emprisonné.

Le régime semble cependant avoir été lui-même surpris par les attaques chimiques, ce qui peut expliquer pourquoi il a tant tardé à y répondre. Elles ne sont d’ailleurs pas dans son intérêt, puisqu’elles ont relancé la contestation qu’il s’emploie par tous les moyens à éteindre. De nouveaux slogans sont ainsi apparus : « Mort à l’État tueur de filles » ou « Je ne peux pas respirer ».

« On sait quand les coups tordus viennent du régime : la ligne est tracée, tout est déjà écrit, comme un story-board, souligne l’avocate Chirinne Ardakani, qui enquête sur la répression pour un collectif de juristes franco-iraniens. Cette fois-ci, on a vu, pendant les trois premiers jours, le régime balbutier dans ses explications. Le script n’était visiblement pas écrit. On voyait, notamment à travers les médias officiels, que les responsables eux-mêmes étaient dépassés. Cela partait dans tous les sens. »

D’où l’intervention du Guide suprême, qui a mis fin au tohu-bohu dans les rangs de ses partisans sans pour autant que cessent complètement les agressions contre les écoles. Les motivations de celles-ci restent tout aussi inconnues que leurs auteurs.

Ultranationalistes, religieux radicaux, pasdarans

« Tout au plus peut-on remarquer qu’elles ont commencé il y a quatre mois, à Qom, et que leur intensification a été progressive pour finir par toucher une grande partie du pays, analyse l’historien Jonathan Piron, coordinateur du pôle prospective d’Etopia, un centre de recherche indépendant basé à Bruxelles. Ensuite, qu’il s’agit d’une structure ayant la capacité de gérer des stocks de poison importants, dont une logistique et une capacité d’entretien et d’utilisation, et de se coordonner à l’échelle nationale. Ces attaques ne sont donc pas le fait de simples individus. On voit enfin, après l’avertissement lancé par Khamenei, désignant ces attaques comme criminelles, que leur nombre a diminué. On est bien face à une structure fidèle au régime, cela dans un contexte post-contestataire, les manifestations liées à la mort sous les coups de Jina Mahsa Amini s’étant peu à peu épuisées. »

Si l’historien reconnaît qu’il est impossible actuellement de savoir qui se cache derrière ces attaques, il relève que trois structures pourraient en être à l’origine :

 D’abord, des éléments ultra-nationalistes du régime, qui souhaitent punir les lycéennes qui se sont révoltées.

 Ensuite, des éléments religieux radicaux, qui veulent renforcer l’exclusion des filles de l’enseignement. Effectivement, sur divers groupes du réseau social Telegram ont circulé des messages qui considéraient que l’objectif des groupes impliqués est de voir l’enseignement en Iran suivre la voie définie par les talibans.

 Enfin, des éléments radicaux des pasdarans (gardiens de la révolution) désireux de poursuivre une stratégie de terreur et de brutalisation et de faire un exemple en touchant les lycéennes. Dans un groupe Telegram d’une organisation étudiante, divers messages mettent en avant le fait que ces attaques pouvaient servir par la suite au régime pour justifier un contrôle plus serré des établissements scolaires « afin de protéger les écoles », c’est-à-dire de les surveiller encore plus.

Pour Clément Therme, spécialiste de l’Iran et chargé de cours à l’université Paul-Valéry de Montpellier, « le scénario le plus probable, c’est que ce sont des groupes de “vigilants” islamistes, des auxiliaires de l’État qui agissent depuis les années 1980 à l’intérieur de celui-ci avec la même violence que celle que le régime exerce à l’extérieur. Ce sont les mêmes qui avaient attaqué les intellectuels sous la présidence réformiste de Mohammad Khatami ».

Guerre de succession

En 1998, ces « vigilants », liés au nizem (système) qu’ils cherchent néanmoins par leurs actions terroristes clandestines à déstabiliser quand ils estiment qu’il n’est pas assez radical, avaient assassiné en quelques semaines six intellectuels dissidents. Une véritable campagne de terreur qui fut appelée « les meurtres en chaîne » – chaque victime était liée à une autre – et que le groupe à l’origine des assassinats avait qualifiée, dans un communiqué, d’« exécutions révolutionnaires ».

Le crime le plus emblématique fut celui des époux Daryush et Parvaneh Forouhar, deux opposants septuagénaires très connus pour leur humanité, qui furent tués sauvagement à leur domicile et dont les corps affreusement mutilés furent découverts loin de celui-ci, dans le sud de Téhéran.

L’enquête sur les six meurtres avait été encouragée par les factions réformistes, dont plusieurs responsables avaient aussi été les cibles des sicaires ultras. Elle avait abouti à l’arrestation de Saeed Emami, un vice-ministre du renseignement en exercice, que l’on retrouva « suicidé » l’année suivante dans une salle de bain de sa prison – les autorités carcérales avaient assuré sans rire qu’il s’était tué en absorbant une lotion épilatoire. Mais l’enquête n’avait jamais pu remonter jusqu’aux véritables commanditaires.

Le 4 juin 1999, le ministère des renseignements (alors contrôlé par les réformistes) avait, de façon totalement inattendue, reconnu que certains de ses employés avaient « perpétré ces activités criminelles sous l’influence d’agents voyous clandestins ».

Si ces groupes de « vigilants » ne peuvent agir sans le soutien de certains services de sécurité, il leur faut aussi la caution de puissants religieux. Le défunt ayatollah Mohammad Taqi Mesbah Yazdi (mort en janvier 2021) fut l’un d’eux. Lui œuvrait pour que la République islamique d’Iran devienne un État islamique, donc sans Parlement ni organes constitutionnels, qu’il jugeait contraires à l’islam. C’est aujourd’hui encore l’un des enjeux de l’actuelle guerre de succession du Guide suprême, âgé de 83 ans, et que l’on sait malade.

« Que ces groupes radicaux envoient des signaux à la population, c’est une évidence, mais c’est surtout à d’autres groupes au sein du régime qu’ils s’adressent, conclut Chirinne Ardakani. Ces empoisonnements apparaissent dès lors comme la réaction de certains groupes parmi les plus idéologiques qui visent à imposer un rapport de force dans le cadre de la guerre de succession du Guide, qu’ils anticipent déjà. Ces groupes veulent montrer non seulement qu’ils existent, mais également qu’ils comptent. »

Jean-Pierre Perrin

Jean-Pierre Perrin

Journaliste pour le quotidien Libération (France).

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