Tiré de Courrier international.
Les Basses-Terres de la baie d’Hudson, région presque aussi vaste que la Norvège, dans le nord [des provinces canadiennes] d’Ontario et du Manitoba, abritent la zone de permafrost continu [ou pergélisol, un sol perpétuellement gelé] la plus méridionale d’Amérique du Nord. Contrairement à bien d’autres voies maritimes situées à de telles latitudes, la baie d’Hudson reste gelée pendant une bonne partie de l’été, car ses surfaces de glace réfléchissent les rayons du soleil, maintenant ainsi les températures à des niveaux relativement bas.
La proximité de la baie d’Hudson exerce une influence incroyable sur le temps qu’il fait, explique Adam Kirkwood, doctorant à l’université de Carleton, à Ottawa. “En août, on peut passer en l’espace d’une demi-heure d’un temps ensoleillé, avec un mercure à 20 °C, à un vent terrible venu de la baie, qui fait chuter la température à 5 °C – et vous aurez beau enfiler toutes vos couches de vêtements, vous continuerez à geler sur place, assure-t-il. Et quand le temps est entre les deux, on est envahi par les insectes.”
Les incendies et les éruptions volcaniques libèrent du mercure dans l’atmosphère, et depuis la révolution industrielle s’y ajoutent les émanations des usines et des centrales à charbon. Les flux d’air chaud transportent ensuite le mercure sous sa forme de métal lourd inorganique jusqu’en Arctique, où il se dépose dans le sol et sur la végétation, avant d’être piégé par le gel et profondément enfoui dans le permafrost.
Sous cette forme inorganique, le mercure représente un danger moindre pour l’humain. Mais avec la fonte du pergélisol, alerte Adam Kirkwood, il contamine les sols et les eaux de la région, qui compte de nombreux étangs, lacs et rivières. Les micro-organismes présents dans ces milieux transforment alors le mercure inorganique en méthylmercure, une forme bien plus problématique car neurotoxique.
Mottes de tourbe et hélicoptère
Cette épée de Damoclès met en péril le mode de vie des peuples autochtones du nord de l’Ontario, qui se nourrissent des ressources des tourbières depuis plusieurs millénaires – en pratiquant la chasse au caribou, la pêche et la cueillette.
Alors, depuis six ans, Adam Kirkwood se rend chaque été en hélicoptère sur cette terre isolée pour prélever de grosses mottes de tourbe qu’il étudie ensuite dans son laboratoire. Durant ses expéditions, il est régulièrement épaulé par Sam Hunter, un scientifique indépendant et autodidacte de Peawanuck, [une collectivité de la Première Nation crie] située dans le nord de l’Ontario. [Sam Hunter est également conseiller au sein de la Première Nation de Weenusk, dont Peawanuck fait partie.]
Dans les années 1970, les spécialistes qui étudiaient les Basses-Terres de la baie d’Hudson faisaient appel aux Premières Nations pour trouver des guides mais ils ne les impliquaient jamais dans leurs recherches, se souvient Sam Hunter. Aujourd’hui, une forme de coopération s’est installée : il accompagne les chercheurs sur le terrain et contribue ensuite à diffuser leurs conclusions auprès des populations locales. Cette rencontre entre les chercheurs venus de l’extérieur et les savoirs traditionnels est indispensable, souligne-t-il, car les peuples autochtones sont les premiers témoins de l’évolution du permafrost.
- “Marcher sur le permafrost, c’est comme marcher sur un sol très dur, un peu comme du gravier.”
Ce terrain présente “une flore très diversifiée, avec des baies et des végétaux dont se nourrissent les animaux. On cueille même de quoi faire des infusions.”
Contamination de l’eau potable
Mais avec la fonte du pergélisol, “la région se transforme en marécage… Impossible de marcher là-dedans, on s’enfoncerait immédiatement.” Et les animaux disparaissent en même temps que le sol gelé. “Ils remontent de plus en plus loin dans l’Arctique, détaille Sam Hunter. On ne voit plus de bœufs musqués, ni certaines espèces d’oiseaux qui peuplaient autrefois le littoral – ils sont tous partis vers le nord.”
La contamination au méthylmercure provoquée par la fonte du permafrost vient s’ajouter à la liste des problèmes de qualité de l’eau que rencontrent les peuples autochtones de la région. Près de la frontière avec le Manitoba, 90 % des membres de la Première Nation de Grassy Narrows souffrent toujours des répercussions de la pollution au mercure provoquée par l’industrie dans les années 1960. Dans tout le pays, de nombreux membres des Premières Nations n’ont toujours pas accès à une eau potable de qualité. Et puisque le gouvernement ne soutient pas les opérations de suivi de la qualité de l’eau, à Peawanuck, Sam Hunter a formé lui-même trois personnes de sa communauté au contrôle de l’eau et du poisson.
Le mercure qui sommeille dans le permafrost représente-t-il un véritable danger pour les populations ? La réponse à cette question découle d’autres interrogations encore en suspens, qu’Adam Kirkwood tente de tirer au clair.
Le pouvoir des microbes
Il y a une dizaine d’années, des chercheurs ont découvert que certains microbes dotés d’un gène spécifique étaient capables de convertir le mercure inorganique en méthylmercure. Si les scientifiques savent que seuls certains types de micro-organismes ont ce pouvoir, personne n’a encore réussi à établir un lien entre la quantité de microbes capables de réaliser la transformation du mercure et celle de méthylmercure effectivement présente dans un environnement.
Au vu de cette incertitude, les spécialistes du cycle du mercure – comme Andrea García Bravo, de l’Institut espagnol des sciences de la mer – estiment désormais que le rythme de production du méthylmercure n’est pas influencé uniquement par la quantité de ces microbes spécifiques. D’autres facteurs entreraient en jeu, notamment les relations complexes qui se nouent entre les différents micro-organismes présents dans les sols.
C’est là qu’interviennent les travaux d’Adam Kirkwood. Grâce à ses échantillons de permafrost, dans lesquels il mesure la quantité de mercure inorganique et effectue un séquençage de l’ADN de l’ensemble des composantes, il espère réussir à mieux comprendre la façon dont est produit le méthylmercure dans le permafrost qui se décongèle. Une fois ce mystère résolu, le jeune homme pourra déterminer quelles sont les régions les plus à risque en identifiant les zones qui contiennent à la fois des microbes capables de produire du méthylmercure et du mercure inorganique.
Des raisons d’espérer
“C’est un sujet qui suscite beaucoup d’intérêt, extrêmement d’actualité”, constate Andrea García Bravo, qui ne participe pas aux recherches de Kirkwood. Elle ajoute :
- “Nous nous retrouvons soudain face à une surface réactive qui ne l’était pas auparavant. Et nous ne savons pas quelle quantité de mercure libérera ce permafrost.”
L’ampleur de la menace est très incertaine, souligne la chercheuse. Il demeure notamment impossible de prédire avec exactitude les niveaux de méthylmercure dans les cours d’eau ou dans l’océan en s’appuyant sur les sources terrestres. Malgré les nombreuses études sur le sujet à travers le monde, “nous ne comprenons toujours pas l’intégralité du processus, regrette-t-elle. Nous faisons de notre mieux, mais nous n’y sommes pas encore parvenus.”
Les premières conclusions d’Adam Kirkwood donnent néanmoins des raisons d’espérer. Dans leurs précédentes estimations, à l’échelle de l’Arctique, les chercheurs avaient fortement surévalué la quantité de mercure inorganique stocké dans les Basses-Terres de la baie d’Hudson : les échantillons prélevés par le Canadien indiquent des niveaux dix fois moins élevés qu’on le pensait.
Mais tout n’est pas rose pour autant. Dans les zones marécageuses du thermokarst, des mares formées par la fonte de fragments de permafrost, les niveaux de méthylmercure sont plus élevés que dans le reste de la région. La production de ce matériau toxique risque donc d’augmenter avec l’intensification de la fonte et la jonction de ces cuvettes. Et si ce mercure finit par atteindre la baie, sa concentration pourrait augmenter progressivement au fil de la chaîne alimentaire, des algues jusqu’aux poissons, dont nous consommons la chair – un phénomène baptisé bioaccumulation.
Les chercheurs qui viennent dans la baie d’Hudson affirment que l’ours polaire est le baromètre du changement climatique, précise Sam Hunter. “Je ne suis pas d’accord. Pour moi, le vrai baromètre, ce sont les palses, les buttes formées dans les zones de fonte du permafrost. Et nous devons comprendre ce qui s’échappe de ce sol.”
Christian Elliott
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