Édition du 23 avril 2024

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Portrait

Un portrait d’une collaboratrice de Presse-toi à gauche

Esther Vivas. Indignée à la catalane

Elle tente de démêler dans ses souvenirs l’écheveau de son existence. Dénicher dans le labyrinthe de sa mémoire un fil conducteur, une madeleine proustienne, la pelote de laine dont disposa Ariane pour Thésée. Boule de feu contenu, bout de femme volcanique, Esther Vivas se prend la tête entre les mains, sur cette terrasse faisant face à un marché barcelonais. Et puis, au terme d’une courte et intense réflexion, la solution sort, évidente : tout s’organise pour elle autour des luttes dont elle fut à l’épicentre. Comme un « élément social de combustion », dit-elle.

Emeutes de Seattle en 1999, pierre baptismale du mouvement alter. Campagne pour l’abolition de la dette des pays du Sud en 2000. Mobilisation contre le sommet de la Banque mondiale en 2001, à Barcelone. Forum social à Porto Alegre en 2002. Ces repères structurent la vie d’Esther, l’articulent. Et donnent sens à ses relations avec sa famille, à ses liens sentimentaux ou à son rapport au monde. « Tous ces déplacements, en bus, en caravane, en train, en voitures collectives… Pour moi, ce sont comme des épopées de ce qui me fait vibrer, me fait espérer. »

Il y a bien longtemps, déjà, que sa mère ne lui demande plus de faire le compte rendu de ses activités. « Quand je suis sortie de la fac de journalisme, j’étais déjà dans mille luttes, dans la rédaction d’un bouquin, impliquée dans des séminaires, des rencontres de quartier. Ma mère, cela lui donnait le vertige. Alors, aujourd’hui, mon rythme ayant encore augmenté, je préfère lui épargner ce genre de prises de tête ! » Ses parents, Esther les voit lorsqu’elle dégage un peu de temps pour une escapade à Sabadell, dans la banlieue de Barcelone, le nid de sa jeunesse. Ses parents sont des gens modestes rivés à leur potager, des Catalans pur jus, rejetons d’une petite classe moyenne qui ont sué leur vie durant à vendre des œufs puis des confiseries sur les marchés.

Esther Vivas a toujours agi local, mais sans cesser de penser global. « Très vite, j’ai compris que la gauche se fourvoie à chaque fois qu’elle renonce à son internationalisme. Dès qu’elle se replie sur son clocher, elle fait un cadeau au libéralisme sauvage. » Adolescente, l’appartement familial du centre de Sabadell la corsète. Il lui faut respirer l’oxygène du vaste monde. Cette petite brune fonceuse, dont les yeux avalent votre regard, décroche alors les bourses lui permettant de rouler sa bosse intrépide. A 23 ans, elle est à Londres dans le cadre du « service volontaire européen », à 24 aux Pays-Bas pour la bourse « Da Vinci », à 25 au Nicaragua pour « Capital futur », etc.

A l’approche de la quarantaine, la voici moine soldat d’un militantisme forcené. Sitôt terminée sa journée de travail bénévole dans des ONG ou pour le Fonds catalan de coopération, Esther Vivas donne des conférences gratuites pour des municipalités, des assemblées alter, des centres sociaux, avant de s’atteler à la rédaction de bouquins. Elle en compte huit à son actif, d’un essai sur le « commerce injuste » à un autre sur « le forum de Mumbai ». Sa spécialité : les mouvements sociaux depuis Seattle et la souveraineté alimentaire, sujet de sa thèse. Son cercle social se résume à ces militants qui l’entourent, avec qui, dit-elle, « je ris, je mange, je prends des verres, je partage des expériences. Ce sont mes vrais amis ». Un monde à la fois vaste et clos. Ses rares distractions la mènent à la plage, dans des salles de ciné ou sur le sofa du salon pour s’évader avec The Wire ou Treme, séries de David Simon.

Sur tous les fronts, de toutes les frondes, Esther Vivas n’est pas du genre à râler sur ses chiches revenus de mileurista, à l’image de ces Espagnols qui émargent à mille euros tout juste. Depuis 2011, elle pointe au chômage, drôle de mot pour cette hyperactive. « On m’a proposé un job de community manager pour des entreprises agroécologiques. Cela n’a pas fonctionné car j’ai eu le malheur de réclamer un revenu digne ! »
Quelques cours à la fac, des articles pour des journaux de gauche (tel Público), des séminaires sur l’agroalimentaire : cela met un peu de beurre dans les épinards. De toute façon, cette végétarienne assidue n’est pas du genre inquiète sur le plan matériel. Elle n’a pas d’enfant à charge, ni de voiture, ni même de prêt immobilier à rembourser puisqu’elle vit sous le toit de son fiancé, Josep Maria, professeur de sociologie l’université autonome de Barcelone, (rencontré à Gênes en 2001 et avec qui elle a signé l’ouvrage Planète indignée).

Avec ce compagnon de hautes luttes, Esther Vivas a amorcé deux virages. Le premier lui a brisé une cheville. On est en juin 2011, place de Catalogne, lorsque, pour réprimer une manifestation d’Indignés, la police catalane joue de la matraque jusqu’au sang et révulse le pays entier. Cela lui rappelle les échauffourées policières à Gênes, lorsqu’elle assistait aux abus des carabinieri : « J’ai vu des tortures dans un commissariat, j’ai eu cette sensation d’impuissance jusque dans la moelle. Dix ans après, dans mon pays, j’ai compris que les élites ont peur des changements que nous portons. »

Son deuxième virage n’est pas un maigre paradoxe. Depuis avril 2013, Esther Vivas l’internationaliste s’implique à corps perdu pour l’indépendance de la Catalogne. Le leader régional, Artur Mas, a convoqué un référendum d’autodétermination pour le 9 novembre, qui fait trembler Madrid. Esther Vivas a rejoint le Procés constituyent, un collectif favorable « au droit des peuples à décider eux-mêmes » qui compte 110 assemblées locales et a pu recueillir 47 000 signatures. « Vous pensez bien que moi, ce nationalisme rance des drapeaux me révulse. Ce qui m’intéresse, c’est de défendre l’Europe des peuples face à Bruxelles, un pôle technocratique et jacobin au service des pouvoirs financiers. »

Ce qui l’intéresse, c’est de voir émerger en Catalogne l’embryon d’un Etat nouveau, où la société civile dicterait la marche à suivre, et non pas les politiques à bout de souffle. « Notre régime est moribond. Aux européennes, les deux grands partis ont perdu 5 millions de suffrages. C’est l’heure de la démocratie venue d’en bas. » Son envie n’est pas de voir se dresser de nouvelles frontières, insiste-t-elle, mais d’accoucher d’une expérience exemplaire, en Catalogne, qui puisse en inspirer d’autres dans la vieille Europe. « Au Venezuela, en Equateur ou en Bolivie, il y a eu des ratés mais aussi de beaux succès grâce à cette prise de pouvoir populaire. »

C’est le credo d’Esther Vivas. Cette athée est d’ailleurs proche de deux croyants de chair et d’os. Avec eux, avec d’autres, Esther Vivas poursuit sa lutte anticapitaliste. Utopique ? « Peut-être. La seule façon de renverser cette logique, c’est de la combattre tous les jours, à toute heure. »

18 décembre 1975 Naissance à Sabadell. 1998 Service volontaire européen à Londres. 2001 G 8 de Gênes. 2003 Mouvement contre la guerre d’Irak. 2008 Campagne antisupermarchés. 2010 Master sur la souveraineté alimentaire. Avril 2013 Lancement d’une « constituante » en Catalogne.

François Musseau

Libération

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