Tiré de A l’Encontre
2 novembre 2024
Entretien avec Lance Selfa conduit par Guy Zurkinden (Le Courrier)
C’est une présidentielle aux enjeux planétaires. Le 5 novembre, à l’issue d’un scrutin annoncé comme très serré, Donald Trump, le candidat qualifié de « fasciste » par d’anciens collaborateurs et par la démocrate Kamala Harris, pourrait être propulsé de nouveau à la tête de la première puissance économique et militaire mondiale. Selon Lance Selfa, chroniqueur pour la revue de gauche Jacobin basé à Chicago, auteur et éditeur de deux ouvrages consacrés à la politique étasunienne (1), le républicain tenterait alors de mettre sur pied un régime autoritaire, sur le modèle de la Hongrie de Viktor Orbán. Avec à la clé des conséquences dramatiques pour le fragile renouveau des luttes sociales et syndicales à l’œuvre depuis quelques années dans le pays. Dans ce contexte, Lance Selfa souligne la difficulté à construire un pôle politique alternatif de gauche face à un système bipartisan inféodé au lobby capitaliste. Il a répondu aux questions du Courrier.
Malgré un discours ouvertement raciste et autoritaire, Donald Trump pourrait remporter la mise le 5 novembre. Comment expliquer sa popularité ?
Lance Selfa : Il existe des facteurs d’explication à la fois conjoncturels et structurels. Au niveau conjoncturel, l’économie étasunienne a connu la plus forte reprise économique de tous les pays industrialisés après la pandémie de Covid-19. Mais la hausse de l’inflation, sans précédent depuis quarante ans, a entraîné une baisse du niveau de vie des travailleurs durant le mandat de Joe Biden. Cela alimente l’insatisfaction sociale.
Au niveau mondial, la plupart des gouvernements en place durant la pandémie ont d’ailleurs perdu les élections. Cela a été le cas par exemple en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Zélande, en Argentine et aux Pays-Bas. Trump pourrait bénéficier d’un réflexe « dégagiste » similaire.
Qu’en est-il des raisons structurelles du vote Trump ?
Il existe un bloc conservateur consolidé aux Etats-Unis. Représentant près 47 % de l’électorat, ce pôle soutiendra Trump quoi qu’il arrive. La moitié de ses membres se trouvent probablement parmi les chrétiens conservateurs.
Le mode de scrutin indirect, où la population de chaque Etat élit un collège constitué de « grands électeurs » qui désignent ensuite le président, joue aussi en faveur de Donald Trump. Conçu à la fin du XVIIIe siècle, ce système visait à rendre la nouvelle Constitution acceptable pour les Etats esclavagistes du Sud. Il accorde ainsi un poids disproportionné aux Etats conservateurs et ruraux. Conséquence : lors des huit dernières élections présidentielles, les républicains – et notamment Trump en 2016 – ont remporté la présidence à deux reprises, alors qu’ils avaient reçu moins de votes que les démocrates. C’est aussi pour cette raison que toute la campagne présidentielle est axée sur sept « Swing states » déterminants, dont les électorats sont étroitement divisés entre les deux partis.
L’héritage esclavagiste et raciste du pays joue-t-il aussi un rôle ?
Oui, d’une certaine manière. Le parti républicain actuel est né de la réaction conservatrice contre le mouvement des droits civiques et d’autres mobilisations progressistes – en faveur de la libération des femmes et des droits LGBTQ notamment – ayant émergé dans les années 1950-1960.
La dénonciation des migrants, qui forme la « carte de visite » de Trump, a aussi des racines profondes. Dans les années 1840-1850, on a assisté à l’émergence du Native American Party, un parti de masse qui s’organisait contre les catholiques et les immigrés originaires d’Irlande et d’Allemagne. Depuis, le pays a connu de nombreux accès de nativisme (une idéologie opposant les personnes issues de la migration à celles qui sont nées sur le territoire).
Trump est certes l’homme politique de premier plan le plus raciste depuis George Wallace, le gouverneur de l’Alabama qui défendait la ségrégation raciale dans les années 1960. Mais les mesures qu’il défend sont loin d’être nouvelles.
Donald Trump se présente comme le défenseur de la « classe ouvrière ». Cette affirmation a-t-elle un fondement ?
Certaines enquêtes montrent que les électeurs sans diplôme universitaire soutiennent massivement Donald Trump. C’est vrai pour les personnes blanches, et cela commence à être le cas pour une partie des populations latino et noire – même si celles-ci votent en majorité démocrate, lorsqu’elles se rendent aux urnes.
Cette réalité ne fait pourtant pas de Trump le candidat des cols bleus. D’abord, parce que la classe ouvrière est multiraciale, et composée de manière plus que proportionnelle de personnes de couleur. Ensuite, parce qu’une grande partie des membres de cette classe sont détenteurs d’un diplôme supérieur. C’est par exemple le cas des enseignants et des infirmières, qui font partie des secteurs les plus combatifs du mouvement syndical.
Enfin, le cœur de la base sociale de Trump est aussi constitué de millions de propriétaires de petites entreprises, d’agents de maîtrise, de membres des forces de l’ordre, ainsi que de membres de la classe moyenne et de la classe moyenne supérieure. Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, est ainsi un partisan très en vue de Trump.
La radicalisation du discours de Trump indique-t-elle la possibilité d’une dérive fasciste ?
Il y a clairement des gens d’extrême droite et des personnes attirées par le fascisme dans le cercle rapproché de Trump. Son colistier à la vice-présidence, J.D. Vance, a par exemple fait la promotion d’un livre tressant des louanges au dictateur Francisco Franco.
On dispose de nombreux indices sur le gouvernement projeté par Trump et ses sbires. Le républicain affirme ainsi qu’il veut expulser 11 à 12 millions d’immigrés sans papiers. Or la concrétisation de ce plan impliquerait un niveau de mobilisation militaire et de suspension des droits digne d’une dictature.
Le Projet 2025, un plan rédigé par le think tank ultraconservateur Heritage Fondation afin de poser les jalons d’un second mandat Trump, prévoit quant à lui un exécutif tout-puissant, appuyé par des fidèles nommés à des postes clés afin de forcer l’adoption de politiques réactionnaires.
Peut-on faire le parallèle avec les régimes fascistes des années 1930 ?
Je ne le pense pas. Mais cela n’enlève rien à la dangerosité d’un second mandat Trump, qui pourrait ressembler à la politique menée par Viktor Orbán en Hongrie. La gauche doit être prête à assumer la lutte contre cette transition vers un régime autoritaire de ce type. En effet, je ne pense pas qu’on pourra compter sur des institutions comme le système judiciaire ou la fonction publique pour s’y opposer.
Quelles sont les principales différences entre Kamala Harris et Donald Trump ?
Un gouvernement Harris représenterait le maintien d’un agenda néolibéral assez classique : soutien aux grandes entreprises, à l’armée et à l’empire étasunien à l’étranger, le tout assorti de quelques politiques sociales-libérales.
Le programme de Trump est plus régressif. Outre le soutien à l’empire étasunien et à l’armée, il prévoit notamment des baisses d’impôts pour les riches et les entreprises ainsi que le démantèlement des normes de protection en matière environnementale et de travail. Sans oublier une politique sociale revancharde, dont un des objectifs prioritaires sera de rendre l’avortement illégal dans tout le pays. La principale distinction entre Kamala Harris et Donald Trump est d’ailleurs le soutien de la candidate au droit à l’avortement (remis en cause en 2022 par un arrêt de la Cour suprême, ndlr).
Les deux partis ont-ils des points communs ?
Démocrates et républicains ne sont pas identiques. Cependant, il s’agit de deux partis capitalistes qui dirigent l’Etat américain en alternance et présentent des similitudes sur des questions clés : une politique migratoire répressive ; une politique étrangère axée sur l’affrontement avec la Chine ; un budget militaire gigantesque ; un contrôle des importations pour stimuler l’industrie manufacturière nationale ; et une politique énergétique qui s’est traduite par une production record de combustibles fossiles sous la présidence Biden.
La guerre contre Gaza illustre cette convergence de manière parlante. Bien qu’elle exprime de temps à autre son empathie pour les civils palestiniens, Kamala Harris soutient en effet Israël autant que Joe Biden. De son côté, Donald Trump approuve le génocide sans même reprendre la rhétorique atténuante de son adversaire. Une nouvelle administration Trump se traduirait par une catastrophe pour le Moyen-Orient. Mais Biden et Harris ont déjà contribué à créer ce désastre…
Quelle est la position des lobbies économiques face à cette élection ?
Une étude récente a révélé un glissement « vers la gauche » des dirigeants d’entreprises et des membres des conseils d’administration. Dans le passé, ces milieux appuyaient fidèlement les républicains. Aujourd’hui, ils penchent de plus en plus vers les démocrates. Au cours des trois mois qui ont suivi la désignation de Kamala Harris comme candidate, les démocrates ont ainsi collecté la somme stupéfiante d’un milliard de dollars.
Depuis la montée en puissance de Trump au sein du parti républicain, une grande partie de « l’Amérique des affaires » considère en effet les démocrates comme étant plus fiables pour maintenir le statu quo capitaliste.
Il y a bien sûr aussi des dirigeants économiques qui soutiennent Trump. Ces derniers mois, ce dernier a reçu près de 250 millions de dollars provenant de seulement trois milliardaires : Elon Musk ; Miriam Adelson, une israélo-américaine à la tête d’un empire dans les casinos ; et Richard Uihlein, un magnat actif dans les matériaux d’emballage.
Le regain des luttes ouvrières a-t-il un effet sur la bataille électorale ?
Entre 2018 et aujourd’hui, le pays a connu le plus haut niveau de grèves et d’actions syndicales depuis les années 1980 – en termes de nombre de travailleurs et travailleuses impliqués. Et au sein de la population, les opinions favorables à l’égard des syndicats n’ont jamais été aussi élevées.
Le syndicat United Autoworkers (UAW) a par exemple remporté une importante victoire face aux principaux constructeurs automobiles : en faisant grève, les salarié·e·s ont réussi à récupérer les pertes de revenus et d’avantages sociaux subies au cours des décennies précédentes. Le président de l’UAW, Shawn Fain, soutient la candidature de Kamala Harris. C’est le cas de la plupart des dirigeants syndicaux – à l’exception de Sean O’Brien, le président des Teamsters, qui entretient des relations cordiales avec Trump et a annoncé une position « neutre » sur la présidentielle.
Cependant, le regain des luttes depuis 2018 ne s’est pas traduit par un changement de fond au sein du mouvement syndical. Seul un·e salarié·e sur dix est membre d’un syndicat aux Etats-Unis – un pourcentage inférieur de moitié à ce qu’il était au début des années 1980. Dans ces conditions, le militantisme des « masses laborieuses » reste insuffisant pour avoir un réel effet sur la dynamique politique.
Quel serait l’impact d’une élection de Donald Trump sur le développement de ces luttes sociales ?
Une victoire du républicain porterait un coup terrible aux syndicats, mais aussi aux mobilisations de solidarité avec la Palestine et à l’ensemble des mouvements sociaux. Ces mouvements se trouveraient alors face à un défi de taille. Ils ne pourraient plus se contenter d’opérer comme des ONG cherchant un appui auprès des politiciens démocrates, mais devraient renouer avec leurs racines – soit les mouvements de masse qui ont arraché de haute lutte le droit d’adhérer à des syndicats dans les années 1930 et mis fin à la ségrégation dans le Sud du pays vers 1960.
Lance Selfa est l’auteur de The Democrats : A Critical History. Haymarket, 2012. U.S. Politics in an Age of Uncertainty : Essays on a New Reality. Haymarket, 2017.
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LA PALESTINE RATTRAPERA-T-ELLE KAMALA HARRIS ?
Où en sont les mobilisations de solidarité avec le peuple palestinien, notamment sur les campus universitaires ?
Lance Selfa : L’establishment a réussi à marginaliser le mouvement de solidarité avec la Palestine. Les universités ont ainsi adopté de nombreuses restrictions au droit de manifester. Des militants ont été pris pour cible et nombre d’entre eux, y compris des professeur·es réputé·es, ont fait l’objet de mesures disciplinaires ou été licencié·es en raison de leur activisme. De plus, le cirque électoral tend à réduire toutes les questions politiques au choix binaire entre Harris et Trump.
Malgré tout, ce mouvement a eu un impact majeur sur l’opinion publique étasunienne. Cette dernière est probablement beaucoup plus critique à l’égard d’Israël et plus favorable aux Palestiniens qu’elle ne l’a jamais été. A titre d’exemple, une enquête a révélé qu’un cessez-le-feu à Gaza était la deuxième question la plus importante pour ces élections parmi les Latinos, en particulier ceux qui sont âgés de moins de 30 ans. Il faut rappeler que l’organisation Jewish Voice for Peace et les étudiants juifs mobilisés sur les campus ont joué un rôle crucial dans les mobilisations pro-palestiniennes – ce qui dément les accusations d’antisémitisme lancées à leur égard.
Ce mouvement pourrait-il avoir une influence sur la présidentielle ?
Le mouvement des Uncommitted (non-engagés) pourrait avoir un impact très spécifique sur l’élection. En effet, si cette dernière est aussi serrée que prévu, quelques milliers de voix suffiraient pour faire basculer un Etat de l’autre côté. Or plus de 300’000 Américain·es d’origine arabe vivent dans le Swing state du Michigan. Si un nombre suffisant d’entre elles et eux ne votent pas pour Harris, il est possible qu’elle perde cet Etat.
Pourtant, la campagne démocrate n’a pris aucun engagement significatif envers ces électeurs. Au contraire. Elle tente de compenser leur perte en cherchant le soutien d’autres votants, y compris parmi les républicains. Si Harris perd le Michigan en raison de sa position sur Gaza, les démocrates ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes.
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À GAUCHE, LA DIFFICILE ÉMERGENCE D’UNE ALTERNATIVE
On entend peu parler des candidatures indépendantes – notamment celle de la Verte Jill Stein, qui fait campagne autour de revendications progressistes et dénonce le génocide en cours à Gaza.
Lance Selfa : Dans le système bipartisan en vigueur aux Etats-Unis, les formations alternatives comme le Parti vert de Jill Stein, qui avait récolté 1,1% des voix lors de la présidentielle de 2016, ont peu de poids. Dans certains Etats, ces candidat·es ne figurent même pas sur les bulletins de vote. Les sondages montrent pourtant qu’une grande partie de l’électorat américain s’identifie à des candidat·es « indépendant·es » et que la confiance dans les institutions politiques est faible. On pourrait donc penser que les conditions objectives pour l’émergence d’un parti alternatif de gauche sont potentiellement réunies. Mais pour que cela devienne réalité, les syndicats et les organisations du mouvement social devront rompre avec la logique du « moindre mal » qui justifie leur soutien aux démocrates. C’est l’un des principaux défis posé à la gauche depuis des générations.
Entrevoyez-vous une possibilité d’avancer dans cette direction ?
Je ne suis pas optimiste à court terme. Une victoire de Donald Trump mettrait en effet toute la gauche sur la défensive – ce qui augmenterait le soutien aux démocrates, selon la logique du « moindre mal ». C’est en grande partie ce qui s’est passé durant le premier mandat de Trump. De nombreux mouvements de résistance – pour la justice climatique, la défense des immigrés, la justice raciale, les droits des femmes – s’étaient alors rassemblés lors d’immenses manifestations. Mais assez rapidement, ils ont priorisé le processus électoral à la rue, dans le but d’élire les démocrates. Même la montée en puissance de l’aile gauche du parti démocrate et le soutien à la candidature de Bernie Sanders ont été canalisés vers un soutien au parti démocrate.
Si Kamala Harris gagne, ses partisans interpréteront sa victoire comme une justification de leur stratégie orientée vers le « centre » et les électeurs républicains mécontents. Son mandat sera, au mieux, une réédition de celui de Barack Obama – favorable aux milieux d’affaires et hostile à la gauche militante. Les démocrates continueront à se présenter comme la seule alternative à une extrême droite renaissante – et de nombreux militants se rangeront derrière eux. On observe ce phénomène déjà aujourd’hui : les militant·e·s écologistes et favorables aux droits des immigrés sont consternés par le soutien de Kamala Harris à la fracturation hydraulique et à une politique migratoire répressive. Pourtant, ils font campagne en faveur de la démocrate, par crainte d’une victoire de Donald Trump.
L’aile gauche du parti démocrate, représentée par les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), a-t-elle une influence sur la campagne de Kamala Harris ?
Absolument pas. Lorsque Kamala Harris a choisi le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, comme colistier, la DSA – qui compte près de 50’000 membres – a affirmé que ce choix était une illustration de sa force.
Cette idée est un leurre. Les militants de la DSA jouent par exemple un rôle important au sein du mouvement Uncommitted (« non aligné »), qui regroupe des démocrates solidaires avec la Palestine. Lors des primaires de ce parti, les Uncommitted avaient encouragé un vote de protestation contre Biden pour dénoncer son soutien au génocide à Gaza. Puis en août, lors de la Convention nationale du parti démocrate, une poignée de délégués « non engagés » ont demandé qu’un orateur palestinien puisse prendre la parole. Ce geste minimal a pourtant été refusé par Kamala Harris et son parti.
Quant aux figures de proue de la gauche du Parti démocrate, le sénateur Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), élue à la Chambre des représentants, ils font campagne à fond pour Harris. En parallèle, ces politiciens sociaux-démocrates affirment que l’administration de Biden a été la plus favorable aux travailleurs et travailleuses depuis des générations.
Si Harris perd, ils critiqueront probablement le fait qu’elle a passé trop de temps à courtiser les républicains et qu’elle a mis en sourdine les revendications progressistes. C’est une évidence. Pourtant, Bernie Sanders et AOC se gardent bien d’émettre ces critiques aujourd’hui. (Entretien publié dans le quotidien Le Courrier, daté du 1-3 novembre 2024)
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