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Etats-Unis. Un Parti démocrate ennemi des migrant·e·s

Publié par Alencontre le 15 - août - 2016 - (Article publié sur le site JacobinMag.com le 11 août 2016, traduction A L’Encontre)

En 2014, la journaliste Christiane Amanpour [vedette de CNN] a interviewé Hillary Clinton. Amanpour a interrogé H.Clinton sur ce que devaient faire les Etats-Unis au sujet des milliers de mineurs sans-papiers, non accompagnés qui traversaient la frontière sud du pays.

Clairement mal à l’aise, H. Clinton hésitait. Amanpour a insisté, lui demandant sans détour : « Doivent-ils être renvoyés ? » Après d’autres tentatives d’esquiver la question, Clinton a répondu : « Nous devons envoyer un message clair. Le seul fait que votre enfant traverse la frontière ne signifie pas qu’il doive rester. »

Aussi dure qu’elle soit, la réponse de H.Clinton n’était pas nécessairement surprenante. Bien que de telles déclarations implacables fassent plus penser à des Républicains anti-immigrés comme Donald Trump, l’historique du Parti démocrate sur les questions de migration est loin d’être progressiste.

Au cours des dernières décennies, les présidents démocrates ont mis en place certaines des politiques en matière de migration les plus punitives, ainsi qu’une application parmi les plus draconiennes de l’histoire récente, dans le cadre d’une volonté de restructuration de l’économie américaine et du rôle qu’y joue l’Etat.

Lorsque Bill Clinton a accédé à la Maison Blanche, il a hérité de tentatives législatives antérieures visant à endiguer l’immigration provenant de la frontière mexicaine telle que l’Immigration Reform and Control Act de 1986. Impatient de laisser sa propre marque, le nouveau président a introduit des programmes draconiens de son cru.

Justin Akers Chacón, un chercheur spécialisé sur les questions migratoires, distingue en particulier Operation Gatekeeper [opération gardien] qui a contribué à tripler le budget de l’Immigration and Naturalization Service et utilisé une stratégie « du contrôle par la dissuasion » impliquant le déploiement d’un plus grand nombre d’effectifs et d’équipements militaires à la frontière.
Operation Gatekeeper

Operation Gatekeeper

Le gouvernement s’est focalisé en particulier sur des points de passage frontalier de grande visibilité à proximité de San Diego, érigeant une clôture sur 83 kilomètres entre Imperial Beach et Otay Mountains. Cette barrière a contraint les migrants à traverser dans des régions beaucoup plus dangereuses.

Il est frappant de noter que la supervision de telles mesures provenait du Center for Low Intensity Conflicts du Département de la défense. Clinton, en substance, menait une guerre contre les migrants, avec les victimes correspondantes. L’universitaire Bill Ong Hing souligne que « le nombre de migrant·e·s qui sont morts a crû 600 fois entre 1994 et 2000 ; ce chiffre est la conséquence d’Operation Gatekeeper ». Une estimation situe à 6600 le nombre de morts depuis la mise en œuvre de cette opération. Ong Hing ajoute : « Les restes de 1000 migrants sont restés non identifiés. »

Clinton a approuvé deux lois avant le terme de son premier mandat qui ont provoqué un plus grand nombre de détentions et de déportations injustes. Opal Tometi, cofondatrice du mouvement Black Lives Matter, écrit, considérant l’Antiterrorism and Effective Death Penalty Act et l’Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsability Act de 1996 : « des familles et des communautés ont été déchirées ; des générations entières de migrants criminalisés ».

Les Clinton tentent aujourd’hui de minimiser le militarisme et l’agressivité pure de leurs stratégies de « dissuasion ». Le contrôle de l’immigration était pourtant un élément clé de l’identité présidentielle de Bill Clinton : sa campagne de réélection mettait en avant des publicités soulignant le rôle de son administration dans le durcissement des lois sur l’immigration. Ces mesures, combinées aux règles d’austérité telles que la loi de réforme de l’Etat providence de Clinton, ont rendu encore plus difficiles les vies précaires des sans-papiers.

Les huit années de gouvernement républicain qui ont suivi n’ont pas modifié de manière substantielle la politique d’immigration des Etats-Unis. Lors du deuxième mandat de George W. Bush [2005-2009], une explosion du nombre de manifestations en faveur des droits de migrants, y compris la plus importante de l’histoire du pays – la manifestation du 25 mars 2006 à Los Angeles –, a coulé la loi Sensenbrenner-King qui aurait consacré 2,2 milliards de dollars supplémentaires à l’érection de nouvelles clôtures à la frontière et fait de la migration « clandestine » un crime. Une autre loi, qui aurait offert une « voie vers la citoyenneté », mais qui comprenait également des programmes visant à l’exploitation de « travailleurs invités », a également échoué.

Lorsque Barack Obama s’est installé dans le Bureau ovale, nombreux sont ceux qui ont pensé qu’il serait plus sensible que ses prédécesseurs concernant le racisme qui sous-tend les politiques migratoires des Etats-Unis. Les promesses qu’il a prononcées lors de la campagne de 2008 ont alimenté cette idée. Parlant devant le National Council of La Raza (NCLR), il a déclaré : « Je serai un président qui se tiendra à vos côtés, qui combattra pour vous. »

La volte-face d’Obama a pourtant été si marquée qu’en 2014 Janet Murguía, la présidente du NCLR, dénonça ouvertement le président (une démarche rare pour un groupe non lucratif qui est aussi étroitement lié au Parti démocrate).
Janet Murguia

« Pour nous », a déclaré Murguía cette année-là lors de la cérémonie de remise de prix de cette organisation, « ce président s’est révélé être le déporteur-en-chef. D’ici quelques jours, cette administration franchira les 2 millions d’expulsions. Il s’agit d’un chiffre stupéfiant qui dépasse largement ceux de ses prédécesseurs et laisse derrière lui une vague de dévastation pour de nombreuses familles à travers l’Amérique. »

Obama a gagné cette épithète de « déporteur-en-chef » en s’appuyant sur l’appareil d’expulsion brutal de Clinton ainsi qu’en étendant l’Etat de surveillance de George W. Bush.

Sous Obama, le programme Secure Communities du Department of Homeland Security requiert des polices locales qu’elles fassent suivre les empreintes digitales des personnes appréhendées à l’Immigration and Customs Enforcement (ICE). Le gouvernement ordonne ensuite l’expulsion de toute personne arrêtée sans papiers disposant d’un casier judiciaire.

2010 s’est présentée comme une « année phare » dans l’application sévère des « politiques migratoires ». L’administration a accru les expulsions de 71% grâce au programme Secure Communities et le président a approuvé une « loi de sécurité frontière » à 600 millions de dollars permettant l’engagement de 1500 gardes-frontière supplémentaires, inspecteurs des douanes ainsi que d’autres agents aux frontières, en même temps que le déploiement de drones. En septembre 2011, Obama avait expulsé plus d’un million de sans-papiers (soit un peu moins du 1,57 million de sans-papiers renvoyés lors des deux mandats de Bush).

Depuis lors, les expulsions ont continué au même rythme. Le Washington Post a rapporté en décembre 2015 que « sous Obama le nombre d’expulsions a atteint un nouveau sommet au cours de l’année 2014, alors même que le nombre de retours est au plus bas depuis l’administration Ford [1974-77]. » Le cap de 2 millions d’expulsions qui a révolté Murguía, la présidente du NCLR, est depuis longtemps franchi et le nombre ne cesse d’augmenter tous les jours.

Même le comité éditorial du New York Times a critiqué les politiques d’immigration d’Obama, en particulier celles concernant les requérants d’asile. En lieu et place d’une protection, l’administration Obama a « offert » une opération portant le nom de Border Guardian [gardien de frontière] : « Un renforcement grossièrement mal nommé de l’application des politiques d’immigration qui poursuivent des gens contre lesquels le pays n’a pas à se prémunir […]. Parmi les dizaines de milliers de personnes ciblées se trouvaient plus de 300 migrants récents venant d’Amérique centrale, des jeunes qui avaient traversé la frontière sans leurs parents. »

Après six ans de politiques implacables – et, face à l’intransigeance du Parti républicain, une tentative échouée de faire passer une réforme de la loi sur l’immigration – Obama a signé un décret présidentiel fin 2014 qui a empêché l’expulsion de millions de personnes et leur a assuré le droit de travailler légalement aux Etats-Unis. Les mouvements pour les droits des migrants, qui ont fait pression sur Obama au cours de ses mandats, ont fêté cette mesure.

Toutefois, en juin de cette année, leurs espoirs ont été douchés et la tentative d’Obama d’améliorer l’héritage odieux qu’il laisse en matière d’immigration a été déjouée. Une Cour suprême bloquée a permis que soit maintenue la décision d’une juridiction inférieure invalidant le décret présidentiel.

Les commentaires de 2014 d’Hillary Clinton à la journaliste Christiane Amanpour s’accordaient avec des déclarations antérieures. Lors d’un entretien accordé à la radio WABC en 2003, H. Clinton affirmait :

« Je suis, vous le savez, catégoriquement opposée aux immigrés illégaux […]. Nous devons certainement faire plus sur nos frontières. Les gens doivent cesser d’employer des immigrés illégaux. Venez à Westchester, allez aux comtés de Suffolk et de Nassau, restez aux coins des rues de Brooklyn ou du Bronx : vous y verrez des tas de gens attendant d’être ramassés pour faire des travaux dans les cours, dans la construction ou dans les ménages. »

En effet, tout au long de sa longue carrière, lorsqu’elle occupait divers postes au sein de l’Etat, Clinton a pris des positions sur l’immigration plus à droite que la plupart des Démocrates et, sous certains aspects, à droite de certains Républicains.

Lorsqu’elle était sénatrice, H. Clinton a soutenu le Secure Fence Act de 2006, une loi visant à construire un plus grand nombre de murs à la frontière. En 2007, lorsque Eliot Spitzer, le gouverneur de New York, a fait marche arrière sur l’octroi de permis de conduire aux immigré·e·s sans-papiers, elle l’a non seulement soutenu, mais elle a aussi ajouté qu’en tant que présidente elle ne soutiendrait pas de telles propositions. Au cours des primaires, elle a vanté les « nombreuses fois » où elle avait voté « en faveur de dépenses en faveur de la construction d’une barrière afin de tenter d’empêcher la venue d’immigrants illégaux ».

La combinaison actuelle de l’application des lois, de la construction de murs, d’une patrouille renforcée aux frontières ainsi que de « sécurité intérieure » – liée à des mesures telles que Secure Communities – représente une approche dont Clinton s’est longtemps déclarée partisane.

En sa capacité de secrétaire d’Etat, Clinton a accru son passif inhumain en proposant des expulsions comme solution à une tragédie qu’elle a contribué à créer.

Le Département d’Etat sous Clinton a fourni un soutien matériel au coup d’Etat de 2009 au Honduras, aidant et encourageant les golpistas dans leur tentative réussie de consolider leur pouvoir par une élection truquée. Le chaos engendré par le putsch a conduit, pour reprendre les termes de l’universitaire Dana Frank, à une « destruction presque complète de l’Etat de droit au Honduras ».

Les enfants ont commencé à s’enfuir par milliers, s’engageant sur le long et périlleux voyage en direction des Etats-Unis. Selon Hing, « 920 enfants honduriens ont été assassinés entre janvier et mars 2012 » et nombre d’autres enfants réfugiés latino-américains sont tombés aux mains des gangs du trafic de drogue et d’êtres humains.

La situation de nombre d’entre eux correspond aux critères permettant l’obtention de l’asile : ils craignent « avec raison » que s’ils retournent dans leurs pays, ils seront « persécuté[s] en raison du fait de [leur] race, [de leur] religion, [de leur] nationalité, [de leur] appartenance à un certain groupe social ou [de leurs] opinions politiques ». H. Clinton s’inquiète pourtant que si l’asile était accordé à ces enfants, cela enverrait un « message contraire à nos lois ». Au lieu de les accueillir, elle appelle publiquement à leur expulsion.

La recherche du profit conditionne la politique

La politique en matière d’immigration n’existe pas dans le vide. Les changements au cours des dernières décennies – souvent draconiens et fréquemment mis en avant par des présidents démocrates – font partie de processus plus larges de restructuration de l’économie, autant aux Etats-Unis qu’à travers la planète.

Un élément clé de ce processus est la privatisation, en particulier la privatisation des fonctions étatiques. Jusqu’à récemment, par exemple, les immigré·e·s en détention dans l’attente que leur statut soit déterminé ou les requérant·e·s d’asile ne pouvant pas déposer une caution dans l’attente d’une audience, étaient détenus dans des installations sous la responsabilité des gardes-frontière, sous l’égide du Customs and Border Protection.

A partir de la fin des années 1990, toutefois, des entreprises ont commencé à tirer parti de la hausse du nombre de détentions. La première prison sous contrat privé a ouvert en 1999 et la décennie suivante a vu une hausse régulière des prisons gérées par des entreprises privées, les centres de détention d’immigré·e·s au premier rang parce qu’ils génèrent des profits plus élevés. L’American Civil Liberties Union (ACLU) a publié que « 2009 a été le moment charnière, lorsque, pour la première fois, un plus grand nombre de personnes sont entrées dans des prisons fédérales pour des délits liés à la législation sur l’immigration que pour des crimes liés à la violence, à l’usage d’armes et à l’atteinte à la propriété combinés. Le nombre n’a depuis lors cessé de croître. »

L’explosion des expulsions sous Obama – conjuguée à l’exode des immigré·e·s d’Amérique centrale – s’est révélée une aubaine pour ces entreprises. En 2012, l’Huffington Post a rapporté que « les deux plus importantes entreprises carcérales […] ont plus que doublé leurs revenus provenant du business de la détention des immigrés depuis 2005 ».

Plus important encore, ces prisons sont sujettes à une régulation et à une surveillance plus faibles que d’autres institutions sous la responsabilité du Bureau of Prisons, ce qui leur permet de dépenser bien moins sur les détenus et de gonfler leurs profits.

Afin de consolider leurs arrangements lucratifs, des entreprises de premier plan comme Corrections Corporation of American et le groupe GEO ont tiré de leur croissance énorme de quoi accroître leur influence politique. Pour le seul cycle électoral de 2016, les deux compagnies ont contribué pour plus de 130’000 dollars à la campagne d’Hillary Clinton et à son Comité d’action politique [PAC, structure qui vise à recevoir des fonds pour soutenir une campagne ou entraver un candidat ou une loi] I’m Ready for Hillary. Alors que les détenus languissent dans la misère, les dirigeants de ces entreprises voient leurs comptes bancaires gonfler, sachant que l’establishment démocrate a leur soutien.

Un autre élément central dans la modification du paysage de l’immigration a été les accords de libre-échange – un facteur « contribuant » à l’immigration vers les Etats-Unis et une cause favorite des Démocrates néolibéraux.

Le North American Free Trade Agreement (NAFTA, ALENA en français, Accord de libre-échange nord-américain), signé en 1994 par Bill Clinton, a supprimé un grand nombre de protections dont bénéficiaient les travailleurs mexicains, en particulier les travailleurs agricoles et les petits paysans. Les fermes familiales ont disparu, forçant de nombreuses personnes à chercher un emploi ailleurs.

David Bacon décrit ainsi ce processus déstabilisant : « Les importations de céréales ont augmenté de 2’014’000 tonnes à 10’330’000 tonnes entre 1992 et 2008. Des producteurs états-uniens comme Archer Daniels Midland, subventionné par la législation sur l’agriculture, vendent des céréales à des prix artificiellement bas afin de gagner le contrôle du marché mexicain. Les petits paysans de l’Oaxaca, du Chiapas et du sud du Mexique ne peuvent alors plus vendre leurs récoltes à des prix suffisamment élevés pour payer le coût nécessaire à celles-ci. »

La libre circulation du capital n’a pas été assortie d’une libre circulation des travailleurs. La même année que l’ALENA facilitait la délocalisation des entreprises, l’Operation Gatekeeper commençait à « dissuader » et à expulser les immigré·e·s.

Au cours des deux décennies qui ont suivi, du point de vue du Capital et des élites qui lui sont liées, il s’agissait de réguler le flux de travailleurs étrangers afin d’assurer que les capitalistes disposent d’un nombre suffisant de travailleurs. Par exemple, tandis que la technologie numérique devenait de plus en plus centrale pour l’économie des Etats-Unis, le gouvernement fédéral s’est empressé de satisfaire les besoins en travailleurs des entreprises actives dans le domaine des hautes technologies en utilisant le programme H-1B [lié à des accords avec différents pays, ce programme offre des quotas pour certains ressortissants cherchant à venir travailler aux Etats-Unis ; l’un des critères pour le requérant est de prouver qu’au terme de son visa il rentrera dans son pays d’origine]. H-1Bs sont désormais appelés des « visas de sous-traitance », car ils permettent aux entreprises de former des travailleurs et de les renvoyer d’où ils viennent pour faire le même travail à un salaire plus bas.

Des politiques draconiennes en matière d’immigration et une restructuration néolibérale coïncident étroitement. Les deux sont brutales en termes humains tout en profitant au capital. Elles retirent des entraves aux entreprises tout en édifiant des murs devant le mouvement des travailleurs. Le fait que les représentants élus les plus puissants du Parti démocrate figurent au rang des partisans les plus acharnés de ces politiques est un rappel sévère des intérêts qu’ils servent.

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