Édition du 3 décembre 2024

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Histoire

Europe de l’Est : Aux origines de la restauration capitaliste

Pourquoi la crise des sociétés bureaucratiques en URSS et en Europe de l’Est a-t-elle débouché non pas sur une sortie « à gauche », mais sur la restauration du capitalisme ?

Paru sur le site de la Quatrième internationale
le 7 janvier 2022

Par Catherine Samary

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Leipzig, 1989. Merit Schambach/Wikimedia Commons

Lors des précédents soulèvements (1956, 1968 et 1980) contre les régimes bureaucratiques, la critique de gauche était dominante. Pourquoi la sortie s’est-elle faite en 1989–1991 dans le sens d’un retour au capitalisme ?

Cette question interroge tout d’abord l’espoir d’une fin du stalinisme par « la gauche ». Il faut commencer par préciser de quoi on veut parler, tant les notions (de « gauche » notamment) sont opaques dans un contexte où les partis au pouvoir et ceux qui les soutenaient défendaient l’envoi de tanks en Hongrie (1956) ou Tchécoslovaquie (1968) en défense du « socialisme », contre un pseudo risque de restauration capitaliste.

De quelles sociétés parle-t-on ?

Les débats sémantiques souvent stériles ont généralement occulté un des apports des débats soviétiques des années 1920. L’analyse de l’URSS comme société « transitoire » (entre le capitalisme et le communisme) sans cohérence stable après le renversement des anciennes classes possédantes, en soulignant les logiques contradictoires qui la traversaient. Le mot socialisme désignait un objectif et non une société stabilisée. La notion de société transitoire fut conservée par Trotsky dans La Révolution trahie, à nouveau sans vision téléologique (assurant l’avenir) et contre toute idée d’un « socialisme réalisé » et consolidé – comme cela fut prétendu par Staline. « La question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée » écrivait-il (1) .

Contrairement à son espoir, le scénario concret de la Seconde Guerre mondiale n’a pas permis de trancher cette question. L’extension des révolutions a mis en crise la « construction du socialisme dans un seul pays » et l’hégémonisme stalinien – mais pas dans les pays capitalistes développés. Là des logiques réformistes sous pression de la compétition entre systèmes ont prévalu. En URSS, la victoire contre le fascisme, les gains de niveau de vie associés aux taux de croissance d’après-guerre ont provisoirement renforcé Staline mais rapidement conduit aussi au « dégel khrouchtchevien » avec ses contradictions.

C’est dans cet « entre deux » impur que tous les soulèvements de 1956 puis les suivants se sont inscrits. La problématique de sociétés « transitoires » non capitalistes et se réclamant du socialisme se concrétisait dans des contextes très différenciés et évolutifs sur un tiers du globe.

L’importance des « années 1968 »

L’hypothèse d’une transformation de ces sociétés où l’emporterait la logique socialiste/communiste fut la plus forte en 1968 dans un contexte de radicalisation contre tous les rapports de domination à l’échelle mondiale.

Et de fait, les idéaux d’un « socialisme à visage humain » se frayaient leur chemin en dépit et contre la répression bureaucratique. Notamment, comme ce fut souvent ignoré et occulté, avec l’expansion des conseils ouvriers soutenus par l’aile autogestionnaire du Parti communiste et par les syndicats officiels recomposés, pendant et contre l’intervention soviétique en Tchécolovaquie. (2)

Jaroslav Sabata, un des membres du courant autogestionnaire tchécoslovaque souligna l’enjeu fondamental d’une démocratie socialiste quant à l’issue de 1968.(3) Celle-ci dépendait, selon lui, de l’appui radical des communistes sur les formes d’oganisation démocratiques qui avaient émergé au coeur des entreprises et des universités, revendiquant une dignité et des droits qu’aucune démocratie bourgeoise n’était en mesure de reconnaître. Traversant toutes les institutions du système, populaire dans les idéaux d’égalité qu’elle défendait, une telle « issue » (vraiment « de gauche », celle-là) aurait été capable de résister à l’intervention soviétique en impactant l’URSS elle-même : il estime que, sur la base d’une telle mobilisation et auto-organisation, la convocation d’un congrès des communistes tchécoslovaques – bravant les « interdits » – aurait modifié les rapports de forces face aux troupes du Pacte de Varsovie, « encourageant toutes les forces réformistes du bloc soviétique et de l’URSS même ». Alors qu’ils étaient majoritaires, les courants réformistes ont capitulé devant la mobilisation populaire possible et en cours, les rendant capables de tenir tête au Kremlin. C’est exactement le choix inverse que firent les dirigeants titistes en 1948, sur la base d’un pouvoir de résistance issu d’une puissante révolution autonome.

Le blocage des logiques ouvrières et socialistes autogestionnaires en Tchécoslovaquie signifia une « normalisation » de type brejnevienne. Elle s’installa parallèlement avec une profondeur particulière en URSS.

Malheureusement le régime titiste, tout en dénonçant l’intervention soviétique – et en l’exploitant comme une menace possible en Yougoslavie – n’offrit pas de « modèle » alternatif cohérent : les réformes marchandes démantelant le plan (entre 1965 et 1971) avaient profondément creusé les inégalités et renforcé la confédéralisation du système. Pourtant, les revendications socialistes qui s’exprimaient en 1968 « pour l’autogestion de bas en haut » et contre « la bourgeoisie rouge » associée aux réformes de marché, furent en partie prises en compte, tout en étant « canalysées » bureaucratiquement. Il s’agissait pourtant là encore d’une « bifurcation » possible de l’histoire… (4)

Stagnation soviétique et « contrat social »

Dans les années 1970, le blocage des réformes de marché s’opéra dans le sens de variantes de planification porteuses de rapports sociaux de production et distribution ad hoc qui exprimaient l’importance de la base ouvrière dans la légitimation des régimes concernés – mais en la « dépolitisant » sans permettre d’inventer et imposer une alternative socialiste à l’échelle de la société.

Les rapports entre parti/État (aux divers échelons) et travailleurs·euses étaient étroitement tributaires des droits de propriété reconnus. Dans de tels systèmes, le « politique » avec sa dimension idéologique (le règne d’un parti au nom des travailleurs·euses et du socialisme – sur leur dos) faisait partie de « l’infrastructure ». Michael Lebowitz a proposé une intéressante approche des « contradictions du socialisme réel » (5) centré sur l’URSS, notamment dans cette phase. Il souligne le besoin des appareils de se « légitimer » – et l’on a vu cette logique dans tous les pays concernés – quel qu’ait été le scénario historique précis de leur origine, en s’émancipant y compris de la dépendance envers l’URSS. Lebowitz prend en compte leurs rapports de domination (politico-sociaux) spécifiques – ce qu’il appelle la logique du « parti d’avant-garde » régnant au nom des travailleurs·euses – en les dirigeant (donc en les maintenant dans une position aliénée).

Les analyses concrètes des relations ad hoc reliant les travailleurs·euses et managers·euses et de leurs comportements « rationnels » ont démontré – même en l’absence de droits de grève reconnus – l’extrême force de résistance des travailleurs·euses aux réformes marchandes, même dans leur variante des années 1960 – en réponse aux gâchis de la planification bureaucratique. (6) Il s’agissait non pas d’un pouvoir de contrôle cohérent – car celui-ci aurait eu besoin de se réaliser à l’échelle globale d’une démocratie socialiste au sein de l’économie tout entière – mais d’un pouvoir social aliéné, profondément antagonique aux rapports marchands, inscrit dans les mécanismes de planification bureaucratique.

C’est même ce qu’avaient compris les courants opposés aux réformes (les « conservateurs·trices » comme Novotny face à Dubcek en Tchécoslovaquie) qui ont cherché à stabiliser leurs propres position en s’appuyant sur les travailleurs contre les réformes. C’est pour briser ce type de « connivence conflictuelle », que les réformateurs·trices – de Dubcek à Gorbatchev – tentèrent d’introduire plus de droits et libertés sans rien changer d’essentiel.

Pour Michael Lebowitz la stabilisation du règne du parti-État – à l’œuvre sous Brejnev – se concrétisait dans ce qu’il appelle un « contrat social » (égalitariste et assurant la sécurité de l’emploi) (7) dans le cadre de relations de domination, et non pas démocratiques, bien sûr. Ce type de pseudo-contrat exprime une « logique » qu’il appelle celle du « parti d’avant-garde » qui cherche à se légitimer et se stabiliser autrement que par la répression. Il souligne que l’ère Brejnev est souvent présentée comme « âge d’or » des travailleurs·euses en même temps que l’économie stagnait.

L’impensable qui se concrétisait dans la durée en URSS était donc celui de rapports non marchands mais profondément aliénés au sein des grandes entreprises soviétiques. Une forme non pas de « socialisme » mais de socialisation des travailleurs·euses, en connivence conflictuelle avec les managers·euses. Elle cristallisait des protections et gains de niveau de vie non marchands – analysés par David Mandel, qui souligna la part prépondérante des avantages en nature (logements, services sociaux divers, produits) associés à l’emploi dans le « revenu social » des travailleurs·euses.

Cette logique signifiait l’impossibilité de briser le compartimentage des grandes entreprises et de créer à l‘échelle de tout le système les lieux d’une « association libre des producteurs » et d’une conscience socialiste collective capable d’inventer des moyens rationnels de réduction des gaspillages et d’amélioration de la qualité des production. Dans le même sens, était bloquée durablement le moyen de réaliser une planification démocratique et solidaire des besoins prioritaires à satisfaire et d’élaboration commune de critères d’efficacité et de justice sociale.

Telle fut l’impasse commune – avec plus ou moins de plan et de marché, avec ou sans autogestion dans le « socialisme réel ».

Crise de la dette et course aux armements

Mais il faut aussi analyser ce qui a renforçé les pressions capitalistes au sein des partis/États eux-mêmes dans les années précédant 1989. C’est notamment le cas de la « crise de la dette » (en devises fortes) de la fin des années 1970 sur plusieurs pays : Yougoslavie, Hongrie, Roumanie, Pologne, et RDA. Là encore il faudrait souligner plusieurs aspects. D’une part la façon dont le blocage des réformes après l’intervention soviétique de 1968 (et les réponses de Tito et Kardelj aux mouvements politiques et sociaux de 1968–71) a produit un tournant des régimes en place non pas vers le capitalisme, mais vers des importations – populaires – de produits occidentaux.

L’autarcie n’est pas un « idéal » socialiste. Par contre, il faut contrôler les échanges. L’hypothèse de pouvoir aisément rembourser par les exportations se combine à des offres de crédits de la part des banques occidentales accumulant alors les pétro-dollars en quête de placements. Le ralentissement imprévu de la croissance mondiale des années 1970 pèsera sur les exportations. Autre imprévu : le choix de la Fed aux États-Unis d’augmenter les taux d’intérêt et ses effets en chaîne sur les dettes. Mais chacun des régimes concernés va réagir dans un contexte et selon des choix différents : la Yougoslavie, après la mort de Tito (1980) découvre l’ampleur de sa dette extérieure, alors qu’elle n’a aucune cohérence interne pour l’affronter. Ce sera la première décennie de récession, marquée par une hyperinflation et une montée considérable des grèves mais aussi celle des nationalismes. Il s’agira d’une décennie de crise ouverte du système et de la fédération – sans force politique et syndicale capable d’offrir des orientations « yougoslaves » solidaires en réponse à la crise. La Pologne quant à elle tente une modification des prix qui produit le soulèvement ouvrier conduisant à Solidarnosc, ce qui va marquer toute la décennie. La Hongrie choisit de vendre aux capitaux étrangers ses plus beaux fleurons. La Roumanie de Ceaucescu décide de rembourser intégralement sa dette sur la base d’une politique dictatoriale. Et la RDA est plus que jamais tributaire des financements et choix de l’URSS.

Celle-ci n’était pas endettée en devises fortes (soumise depuis la guerre froide au blocage de financements extérieurs via le CoCom sous pression étasunienne). Mais elle était embourbée en Afghanistan depuis 1979 – comme les États-Unis le furent au Vietnam, en subissant, de surcroît, l’impact spécifique sur l’économie soviétique de la nouvelle course aux armements lancée par Reagan depuis le début de la décennie. Les changements de prix du pétrole (et l’intérêt pour l’URSS d’en profiter dans ses exportations) produisent des tensions croissantes au sein du Comecon.

Pour la première fois depuis des décennies, les écarts se creusaient entre pays capitalistes développés et pays « socialistes » alors qu’ils s’étaient réduits jusqu’aux années 1970 – ce qui jusqu’alors avait donné le sentiment de « rattrapage ». En témoigne la comparaison du discours et des politiques de Gorbatchev visant humblement à obtenir des crédits occidentaux alors que Khrouchtchev se vantait d’un rattrapage du capitalisme pour 1984 – et s’aventurait en envoyer des fusées à Cuba !

Le tournant Gorbatchev

L’arrivée au pouvoir de Gorbatchev (1985) change la donne historique de multiples façons.

Son but initial n’était pas la restauration capitaliste mais la recherche d’une concentration des ressources de l’URSS pour elle-même. La Perestroika (réforme économique) et la Glastnost (recherche de transparence sur l’état des lieux, dans les media notamment) visaient, en quelque sorte à « débureaucratiser la bureaucratie ». Le but de la Perestroika brillamment analysée par Donald Filtzer (8) fut de tenter à nouveau de répondre à la quadrature du cercle bureaucratique. Filtzer montre à quel point – loin d’un « capitalisme » quelconque – la bureaucratie ne parvenait pas à faire augmenter la productivité du travail et à contrôler le surplus dont dépendait ses propres privilèges.

Les choix de réformes intérieures initialement proches de ce qui avait été tenté en Hongrie, visait à renforcer la responsabilisation des « collectifs d’entreprises » (directeurs inclus). Ils s’accompagnaient au plan international d’une volonté de « désengagement » soviétique concret (pour être crédibes envers les créditeurs occidentaux) et dégager des ressources internes : le retrait de ses troupes et financements en RDA, mais aussi l’arrêt de l’aide soviétique vers Cuba et le Tiers-monde, et la fin de « l’interventionnisme » dans les pays du « bloc soviétique » – ce qui modifie radicalement la situation des « partis frères » en Europe de l’Est.

Là se jouent la politique extérieure et donc aussi les réformes de Gorbatchev. Les crédits de RFA sont bien plus importants à ses yeux que le régime de Honecker par ailleurs détesté. Le dirigeant soviétique est au contraire populaire en RDA. Il soutient la chute du Mur et empêche toute répression des manifestations. Il espère, avec Mitterrand, bâtir une sorte de Maison commune européenne où l’OTAN et le Pacte de Varsovie seraient démantelés. (9) Les deux Allemagne étaient supposées consultées quant à la définition de leurs futurs rapports.

L’opacité de 1989 – de l’Allemagne à l’URSS

Depuis 2009 et l’ouverture des archives, on commence seulement à percevoir ce que furent les conditions pratiques de l’unification allemande – qui fut la première extension à l’Est du capitalisme (et de ce qui va devenir la nouvelle Union européenne).

Contrairement à bien des jugements superficiels réduisant la RDA à la Stasi et au bureaucratisme et supposant donc que la population est-allemande n’avait « rien à perdre » de cette unification, il faut à la fois évidemment comprendre le terrible pouvoir d’attraction du DM et des vitrines ouest-allemandes, et un profond choc de « sociétés » (peuple et culture) devenues différentes – où la population de la RDA (notamment les femmes et mères céibataires), avaient à perdre (10) et fut profondément humilée. La chasse aux sorcières (communistes) et les discriminations y furent d’autant plus larges que la restauration capitaliste n’avait pas besoin d’une bourgeoisie émanant de l’ancien appareil (contrairement aux autres pays) : la bourgeoisie allemande puissante existait, dotée de sa monnaie fonctionnant parfaitement comme capital – ce qui manquait partout ailleurs.

L’échec du scénario espéré par Gorbatchev et le fiasco de la Perestroika (démantelant le plan sans avoir de marché) au plan intérieur vont radicaliser les nouvelles lois vers le capitalisme.

Entre temps, dans tous les pays de l’Est, l’absence d’intervention soviétique face à la chute du Mur a ouvert les vannes d’un effet de domino. Il prend en Tchécoslovaquie la forme de la « révolution de velours ». Mais celle de la thérapie de choc en Pologne – si brutale et violente pour les travailleurs·euses que moins de deux ans après, ils « votent » pour le retour des « ex » par les urnes… Sans être conscients que ceux-ci ont basculé vers un rôle de « bourgeois compradores ». Les « privatisations » ont commencé – opaques en absence de capital-argent… (11)

Autrement dit, le basculement vers le capitalisme vient d’en haut. Et non pas des travailleurs·euses mais contre eux·elles, de la part d’une part essentielle des appareils « communistes ». Il survient de façon datée après la répression systématique de grands épisodes ébauchant une révolution anti-bureaucratique socialiste, autogestionnaire. Et alors que les travailleurs et populations concernées n’avaient aucun moyen politique de trouver ensemble une issue solidaire, démocratique et socialiste aux impasses du système.

Une restauration capitaliste « facile » ?

Pour autant la réalité socio-économique de la « restauration capitaliste » fut bien éloignée de la « facilité » du basculement bourgeois d’une part susbtantielle des anciens communistes ; et l’image d’épinal heureuse et démocratique qu’incarna la chute du Mur occulte ce que furent les privatisations (« faciles » avec le DM de l’unification allemande et bien plus difficiles partout ailleurs).

Il ne suffit pas de se vouloir « bourgeois·e » pour en avoir les pouvoirs socio-économiques. L’URSS était bien plus que tous les autres pays marquée par plusieurs décennies de suppression des mécanismes marchands et de cristallisation de puissantes bureaucraties régionales. La « transition » (transformation capitaliste) ne fut ni démocratique ni pacifique, mais au contraire d’une grande violence et extrême opacité. La violence de ces transformations (visible dans le chiffre des suicides, de la baisse de l’espérance de vie dans les années 1990) est profondément minimisée ou interprétée de façon culturaliste déconnectée de la transformation capitaliste : c’est vrai de la présentation des guerres (dans l’ex-URSS ou Yougoslavie) entre nouveaux États indépendants – alors qu’elles sont sous-tendues par des rivalités profondes dans l’appropriation des territoires à privatiser ; mais c’est vrai aussi de l’occultation de la violence insidieuse des changements de statut social accompagnant la montée d’un chômage structurel et d’inégalités vertigineuses.

Quant aux scénarios et processus de restauration capitalistes, ils sont encore largement à analyser loin des clichés et de façon concrète – en distinguant le changement de nature (de fonction et finalités) de l’État et la transformation de l’économie – dans des contextes géo-politiques en mutation, affectant donc la dynamique des luttes sociales. Soulignons seulement quelques aspects de chantiers d’études nécessaires.

Le pluralisme politique lui-même fut introduit partout sans difficulté (puisque venant de l’intérieur même du parti unique) au début de la nouvelle décennie. Il n’est pas en lui-même le « signe » de la restauration capitaliste. Il ne l’a été que parce qu’il n’était pas inscrit dans une mobilisation et auto-organisation sociale et politique (révolutionnaire) des travailleurs·euses permettant non seulement la résistance aux mécanismes marchands mais l’émergence consciente et organisée d’une transformation et consolidation socialiste du système. Nulle part la fin du parti unique ne s’est traduite par l’expression d’un pôle politico-syndical réellement « communiste » et démocratique appuyé sur les travailleurs·euses. L’analyse sérieuse du nouveau « pluralisme » impose d’en souligner les limites profondes anti-démocratiques, C’est encore cette caractéristique-là qui permit de passer de coalitions gouvernementales bourgeoises (pro-capitalistes) à des changements de nature des États via des « réformes » visant à éradiquer tout lien avec un passé/futur socialiste, transformant les institutions et les rapports de propriété. Les grandes entreprises notamment en Russie (et dans les pays qui avaient les mêmes structures de production) sont restées un temps (avec les petits jardins potagers) des « amortisseurs » de cette violence, offrant des moyens profondément dégradés de « protections sociales » en nature. Plus de la moitié des échanges russes se faisait sur la base de relations de troc pendant la décennie 1990, pendant que le nouveau « capital » qui s’accumulait dans la vente à l’étranger de matières premières allait se placer dans les paradis fiscaux (jusqu’à la crise affectant la dette de l’État en 1996). Mais l’ensemble de cette destruction non créatrice de progrès a atomisé et rendu difficiles les luttes d’ensemble des travailleurs·euses. (12)

Et du côté des nouveaux·elles bourgeois·es ? En se concentrant ici sur la seule Europe13 , il faut évidemment distinguer les « bourgeois·es compradores » – prêts à vendre leurs compétences au sein des anciens appareils pour faciliter les privatisations et les crédits occidentaux – et les nouvelles puissances capitalistes « émergentes » aspirant à défendre leurs intérêts dans la cour des Grands. Mais la Chine ne voulut pas être (et pouvait ne pas être) la Russie d’Eltsine – et Poutine en tira des leçons. L’unification monétaire et politique du pays n’a pu se réaliser que sous Poutine au tournant de la décennie 2000. Il a ce faisant restauré aussi le statut extérieur d’une Russie « grande puissance » – appuyée sur l’héritage de son complexe militaro-industriel. Il faut analyser évidemment de façon différente les scénarios de nouvelle périphérisation de l’Europe de l’Est polarisée entre (et plus ou moins dans l’orbite de) la Russie et de UE.

Entreprises divisées en parts

Mais je voudrais terminer sur l’enjeu central des « privatisations ». Plus que tout autre, elles furent un révélateur de ce qu’étaient les anciens systèmes (et leur pouvoir d’État), certes non socialistes, mais ne permettant ni les licenciements ni une accumulation de capital-argent. Le but de la restauration capitaliste imposa la transformation de l’État, de la monnaie et des rapports de propriété – dans le cadre d’un processus (chaotique, bureaucratique et long) de marchandisantion des moyens de production. Avec quel capital-argent « privatiser » (acheter) les entreprises ? Un tel capital-argent n’existait pas au plan national – sauf, comme on l’a dit, pour l’Allemagne unifiée, et, peut-on ajouter, du côté de Hong Kong et des « investissements étangers »… chinois. En général, donc, les choix des nouveaux·elles dirigeant·e·s se sont divisés dans la phase initiale de la transformation capitaliste, essentiellement en deux groupes : une minorité (essentiellement Hongrie et républiques baltes) a opté pour la vente au (vrai) capital étranger dès le début du processus.

La majeure partie a procédé aux « privatisations de masse » sans monnaie : tansformation « juridique » des entreprises divisées en parts susceptibles d’être « achetées » avec des « coupons » distribués aux travailleurs·eues et populations, et, selon les pays, en laissant ouvertes plusieurs « choix » : « cette propriété est légitimemnt la vôtre » (en plus ou moins grande partie), ont pu ainsi dire les « réformateurs·trices » aux collectifs d’entreprise ou de communes. Mais si vous préférez laisser vos parts à l’État ou les vendre au capital étranger, vous pouvez faire ces « choix ». L’espoir que « l’État » gérerait ces « actions » d’une façon « sociale » – ou que le capitaliste étranger apporterait de vrais salaires et technologies modernes a rendu encore plus difficiles les résistances à ces pièges. Le « livre noir » de ces « privatisations » est encore à écrire.

Catherine Samary est spécialiste de l’ex-Yougoslavie, militante de la IVe Internationale et du NPA.

Source SolidaritéS

1
Extraits tirés de l’édition De la révolution, Ed. de Minuit, 1963, notamment pp 6O4-606.
2
Cf. le dossier du site Alencontre sur ce sujet, que j’exploite notamment dans mon article du Monde Diplomatique de mars 2020.
3
J. Sabata, ‘It wasn’t the tanks that crushed us’, East European Reporter, Vol.3 N°3 ; Autumn 1988, interview pp.3-7.
4
Contretemps, mai 2008, 1968 : un monde en révoltes, « Du juin 1968 yougoslave aux impasses du titisme ».
5
Michael Lebowitz, The Contradictions of ‘Real Socialism’ : the Conductor and the Conducted, 2012.
6
J’ai analysé les comportements rationnels et les contradictions de la planification soviétique et de ses réformes – avec ou sass autogestion – dans Plan, marché et démocratie – l’expérience des pays dits socialistes, tout en rappelant les termes des débats des années 1920 et l’enjeu de la rationalité alternative d’une économie socialiste, Cahiers de l’IIRE, 1992, que l’on peut télécharger sur mon site.
7
Op. cit. (The contradictions…). J’ai discuté cette approche dans le cas différent de l’expérience yougoslave où les marges de marché ont été étendues avec l’augmentation des droits autogestionnaires – et nationaux.
8
Donald Filtzer, Soviet Workers and the Collapse of Perestroika : The Soviet Labour Process and Gorbachev’s Reforms, 1985–1991 (Cambridge Russian, Soviet and Post-Soviet Studies). Lire aussi les nombreux et riches articles de David Mandel, notamment sur les luttes ouvrières en Russie, Ukraine et Biélorussie.
9
Ceci reflétait une idéologie éclectique très présente dans les années 1970 en tension avec les écoles néolibérales, combinant les thèses de la « convergence des systèmes » et les interprétations socialistes des modèles théoriques néoclassiques. Cf à ce sujet Joanna Bockman, The origin of neoliberalism ; Between Soviet socialism and Western Capitalism. A galaxy without borders.
10
Lire dans The Guardian de 2009.
11
Sur l’opacité de 1989 et les formes prises par les privatisations, voir ma contribution sur LCR-La Gauche.
12
Cf. les études mentionnées sur les luttes ouvrières au temps de la Perestroila et de la fin de l’URSS – et les spécificités slovènes (voir à ce sujet sur mon site).
13
Le cas cubain reste à part. Mais le scénario chinois de restauration capitaliste exige une analyse et des périodisations spécifiques soulignant des différences majeures avec l’URSS notamment trois : 1) prise en compte par le PCC du désastre des privatisations russes et maintien d’un parti-État dirigeant ; 2) poids et spécificité des réformes concernant l’agriculture chinoise ; 3) absence de pressions externes du FMI et de l’UE. Cf. notamment Au Loong Yu, La Chine. Le capitalisme bureaucratique, Syllepse.

Autres textes de Catherine Samary :

Europe de l’Est : Aux origines de la restauration capitaliste
Mort à Prague de Petr Uhl (1941-2021)
Bélarus : le début de quelle fin ?

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