Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Grossman : « Qu'Israël le premier reconnaisse la Palestine »

Pour l’écrivain israélien David Grossman, l’Etat hébreu « a besoin par-dessus tout de solidarité, […] valeur juive de base ». Une entrevue avec l’écrivain pacifiste menée par Rue89.

Avec « Une femme fuyant l’annonce », l’écrivain David Grossman a produit un roman puissant sur la société israélienne, sur la guerre, sur les sentiments, sur la vie. Le narrateur est Ora, une mère dont le fils, soldat, part en opération : pour conjurer l’annonce de sa possible mort, elle part dans un voyage où on ne pourra pas la joindre et replonge dans sa vie et celle de son fils.

Dans la vraie vie, alors qu’il écrivait ce livre, David Grossman a perdu son fils, soldat envoyé au Liban en 2006. De passage à Paris, ce militant du camp de la paix, auteur d’une œuvre importante d’essais et de romans, dont « Le Vent jaune » sur l’occupation israélienne de la Palestine, s’est longuement confié à Rue89.

Rue89 : Comment expliquez-vous l’ampleur prise par le mouvement pour la justice sociale en Israël ? Que dit-elle dit sur la société israélienne ?

David Grossman : Tout a commencé avec une protestation sur le prix d’un fromage ! C’est la révolution du fromage ! C’est impressionnant et encourageant. Je pense que c’est un moyen pour les Israéliens de retrouver quelque chose que nous avons perdu au fil des décennies : la solidarité.

Toute société a besoin de solidarité, mais la société israélienne par-dessus tout, qui vit dans une situation extrême. Nous vivions sans solidarité, et même avec l’opposé car il y a tant d’animosité au sein de la société israélienne : entre religieux et laïques, colons contre gauchistes, nouveaux immigrants contre les anciens… Quand une société n’est pas saine, toutes les lignes de partage ressurgissent de manière dramatique.

Depuis plus de quarante ans, depuis la guerre des Six jours de 1967 et les débats houleux qui entourent l’occupation des territoires palestiniens, les Israéliens ne jouissent plus du goût agréable de la solidarité. Aujourd’hui, il y a la possibilité de voir ce sentiment revenir, on voit à quel point les gens ont envie de ce dont ils ont été privés.

Pour que cela se produise, nous sommes mêmes prêts à mettre de côté pour un moment les questions politiques, qui sont évidemment les plus lourdes. Mais la question sociale conduira à la question politique, car les gens vont finir par s’interroger : où est allé tout cet argent ? Et la réponse est : aux colonies, à l’occupation, à l’armée qui protège les colonies.

Mais pour le moment, nous nous satisfaisons de ce sentiment ancien et nouveau, qu’est la solidarité.

Ce serait donc un retour aux valeurs égalitaires des pères fondateurs d’Israël, Ben Gourion etc. ?

Plus que ça, la solidarité est une valeur juive de base, un des piliers de notre identité. C’est une demande d’égalité pour tous, un désir que la richesse ne soit pas aussi brutale, si je peux utiliser ce mot. Ce sont les valeurs sur lesquelles Israël a été fondé.

C’était une époque modeste : notre second Président, Yitzhak Ben Zvi, vivait dans une maisonnette en bois à Jérusalem, elle est toujours là et je vais la voir de temps en temps… Lorsque David Ben Gourion a démissionné, il est parti dans le désert du Neguev, et il a vécu jusqu’à sa mort dans la maison la plus modeste qu’on puisse imaginer.

Au fil des années, avec la richesse, la corruption, les tentations habituelles de la modernité, nous avons perdu quelque chose d’important. Cela ne veut pas dire que nous devons tous aller vivre dans des cabanes en bois, mais il y a un juste milieu.

À quel moment pensez-vous que ce mouvement social se posera les questions politiques dont vous parliez ?

Ça viendra assez vite. C’est difficile de prédire, mais il est sûr que toute cette énergie sociale, émotionnelle, devra trouver une traduction politique. Et on reviendra sur terre.

Mais mon sentiment est que nous ne serons pas en mesure de changer quoi que ce soit entre les Palestiniens et nous tant que nous n’aurons pas fait ce chemin à l’intérieur de nous mêmes. Nous sommes prêts à attendre encore un peu, nous attendons depuis quarante quatre ans ! Pendant ces années, nous avons protesté et demandé l’arrêt de l’occupation, sans grand succès. Essayons cet autre chemin !

La surprise est que ce mouvement a surgi alors que la société israélienne est plus à droite que jamais dans son Histoire : comment l’expliquez-vous ?

Nous n’avons pas seulement évolué vers la droite politiquement, mais aussi économiquement. [Le premier ministre israélien] Benyamin Netanyahou a une idéologie thatcherienne, en faveur de la privatisation totale de l’Etat, ce qui lui a fait abandonner toute responsabilité envers les catégories les plus fragiles de la société. Il nous a conduits à une situation où seuls les riches peuvent se permettre une vie normale. Même ceux qui ont un diplôme universitaire ne peuvent plus se permettre de bâtir leur vie et leur avenir en Israël.

C’est insupportable d’avoir un Etat qui agisse contre ses citoyens, contre ses intérêts.

Lorsque les révolutions Facebook se sont déroulées en Tunisie et en Egypte, nous sommes dits « nous pouvons nous aussi faire quelque chose »…

Cet effet miroir est vraiment conscient ?

Oui, jusqu’aux événements de Tunisie et d’Egypte, cette possibilité n’existait pas chez nous, étrangement. Ce n’est que lorsqu’ils s’y sont mis que nous l’avons fait.

Je suis très fier que nous le fassions de cette manière, des manifestations de masse sans le moindre incident violent. Il y a même quelque chose de très « pur » dans la manière dont les jeunes conduisent le mouvement, refusant toute récupération par les vieux politiciens. C’est très impressionnant.

« Négocier avec des peuples libres »

Mais dans le même temps, Israël a réagi avec peur aux révolutions arabes, avec la crainte de voir disparaître un ordre prévisible avec Moubarak etc, au profit de l’inconnu.

Exact. C’est ce dont les Israéliens ont eu le plus peur. Oui, il a la crainte de l’imprévisible, l’idée qu’à la demande de démocratie il soit répondu par un nouveau dictateur… Mais personnellement, en Egypte, ça ne se passera pas comme ça : les Egyptiens n’accepteront pas la remise en cause de ce qu’ils ont accompli. Si un nouveau régime dictatorial veut s’installer, ils retourneront place Tahrir !

C’était évidemment plus confortable de traiter avec un seul interlocuteur prévisible. Mais à plus long terme, j’espère que nous pourrons négocier avec des peuples libres, dont les choix politiques seront réellement représentatifs des choix du peuple, pas d’un dictateur.

J’espère pour eux que lorsqu’ils disent démocratie, ils entendent la même chose que nous, égalité pour tous, à commencer par les femmes, les minorités. La démocratie, ce n’est pas seulement le pouvoir de la majorité, c’est aussi protéger les minorités.

Et les Palestiniens ? Ils n’ont pas pris part aux révolutions…

Ils préparent un acte qui n’est pas moins dramatique : la demande de reconnaissance de leur Etat par les Nations unies, le 20 septembre. Contrairement à beaucoup, en Israël, qui estiment que ça ne changera rien, je pense que ça changera beaucoup de choses. Peut-être pas immédiatement, peut-être y aura-t-il même initialement de la violence, voire même un nouvel engrenage sanglant entre eux et nous.

Mais ce qui est plus important, c’est que le monde verra qu’il existe un Etat palestinien, reconnu par les Nations unies, et qu’Israël est un Etat démocratique qui occupe un autre Etat démocratique. C’est sans précédent dans l’Histoire. Ça créera une nouvelle situation pour cette région.

J’aimerais qu’Israël soit le premier pays à reconnaître l’Etat palestinien. Qu’on puisse leur dire : OK, nous avons une chance de créer une nouvelle page, redémarrons un nouveau processus de paix, des négociations.

Car en fait, tout Israélien ou tout Palestinien raisonnable, contrairement aux intégristes des deux côtés, connaît parfaitement les concessions que l’autre est prêt à faire. Nous savons à quoi ressemblera la solution entre nous. Nous connaissons les conditions de la partition territoriale :

* des garanties de sécurité à Israël,
* le démantèlement de la plupart des colonies, sauf de trois blocs territoriaux qu’Israël n’a pas les moyens d’évacuer, mais qui seront compensés par des échanges de terres ;
* Jérusalem sera divisée entre la partie arabe et la partie juive ;
* il n’y aura pas de « droit au retour » pour les Palestiniens, c’est impossible, il peut y avoir une solution humaine et économique dans le cadre de l’Etat palestinien.

Alors, nous pourrons vivre en paix côte à côte, une vie pacifique dont nous avons été privés depuis si longtemps et que nous méritons.

« L’armée est devenue une fin en soi »

Mais dans votre livre, ce qui est frappant c’est la fatalité de la guerre, la répétition de génération en génération du conflit…

J’envie l’Europe d’avoir trouvé les moyens de résoudre ses problèmes par d’autres moyens que la guerre. Nous n’y sommes pas encore, hélas. Pour beaucoup d’entre nous, la guerre reste la seule alternative.

C’est toujours un jeu à somme nulle. C’est eux ou nous, ce que nous perdons, ils le gagnent, ce qu’ils gagnent, nous le perdons…

Dans le livre, je raconte une scène où Ofer, alors qu’il est un simple enfant, prend conscience des chiffres, combien de Juifs, et combien d’Arabes. Il commence à compter, et réalise que nous ne sommes qu’un nombre infime comparé au nombre d’Arabes. Et chaque fois qu’il entend à la radio qu’il y a eu un mort dans un attentat, il panique. Il se dit que nous allons manquer d’hommes, il ne restera plus personne…

C’est une peur que chaque Israélien, y compris moi-même, a ressenti à un certain age. Les faits bruts sont contre nous. Mais, évidemment, Ofer ne comprend pas les rapports de force, le poids des armes, ni même le fait que parfois c’est nous qui avons initié la violence contre les autres. Il est juste terrifié.

Ora, sa mère, essaye de le calmer par tous les moyens. Elle l’emmène dans une base militaire à l’extérieur de Jérusalem, où se trouvent de nombreux chars de guerres passées. Il observe les chars, et il se gonfle d’énergie, de joie, de machisme, et il dit « c’est à nous ? … Donc nous sommes forts ». Et ça le calme, sa peur disparait.

Comme dit sa mère, ce qui marche pour l’ensemble du pays, marche pour mon petit garçon.

C’est un moment-clé du livre, à mes yeux. Cela montre que tout ce qui calme la peur israélienne, c’est un char, c’est la force. Ne vous méprenez pas : nous avons besoin de chars, nous avons besoin d’une armée pour nous défendre, nous vivons dans une région hostile à Israël, une région violente et imprévisible. Israël doit avoir les moyens de se défendre.

Mais l’armée ne peut pas être le seul moyen de nous permettre de vivre ici. L’armée est une condition nécessaire, mais pas suffisante.

L’idée est d’utiliser l’armée comme un moyen de parvenir à la paix, la stabilité, de créer un dialogue entre les autres et nous, et d’instaurer une vie normale. Mais ce qui s’est passé chez nous, à cause d’un virage qui peut s’expliquer par notre histoire tragique, des milliers d’années sans la moindre arme pour nous défendre, nous avons développé cette armée gigantesque, et il est aisé de comprendre comment cette armée est devenue une fin en soi.

Nous oublions que c’est un moyen d’obtenir une vie meilleure, et elle devient un objectif en tant que tel. Toutes les considérations liées à l’armée sont placées au-dessus de toutes les autres, civiles en particulier.

Ce petit garçon, Ofer, vous donne en résumé ce qui se passe à l’échelle de tout le pays.

Un autre moment-clé, me semble-t-il, se produit lorsque Ofer part rejoindre l’armée pour une opération de guerre, et en veut à sa mère qui veut le priver de ce moment pour lequel il s’est entraîné, il a été formé. C’est troublant.

J’espère qu’on ressort de la lecture de mon livre troublé… Les soldats sont programmés pour la guerre. Certains y vont avec élan, d’autres à reculons, mais ils y vont. Les nations font appel à des jeunes de cet âge pour devenir des soldats car c’est le meilleur âge, des enfants manipulables.

J’ai aussi été un soldat, j’ai aussi fait la guerre. Vous faites la guerre pas parce que vous en comprenez les causes, mais par loyauté vis-à-vis de vos camarades. C’est comme ça que vous êtes formaté. Votre loyauté absolue va à vos camarades. Vous ferez n’importe quoi pour eux car vous savez qu’ils feront n’importe quoi pour vous.

"Une femme fuyant l’annonce", par David Grossman.Parfois, lorsque les soldats rentrent chez eux en permission, comme je le raconte dans une scène du livre, ils ne peuvent pas comprendre le reste du pays. Ils sont dans leur bulle. Je le raconte : le soldat rentre chez lui, il est couvert de poussière, de sueur, la graisse du char sous ses ongles, il est endurci, et même si c’est un enfant tendre, il est dur après trois semaines en opération.

Il ouvre la porte, et il n’en croit pas ses yeux pendant une seconde. Il ne peut pas croire qu’une réalité aussi paisible puisse exister. C’est même suspect à ses yeux. Il se dit que ces gens – son père, sa mère… – ne savent pas de quoi la vie est faite, on ne peut pas vivre de manière aussi paisible, ils se mettent en danger.

L’autre facette de cette situation, c’est que les parents ne veulent pas savoir ce qu’a vécu leur fils, d’où il vient. Ils ne veulent pas savoir, il y a une barrière considérable entre ce qu’il a vécu là-bas, et ce qui se passe ici.

Il y a évidemment une différence entre le père et la mère, le père a vécu ce type de situation vingt ou trente ans plus tôt, et, même s’il est redevenu un civil, il est un « camarade » avec lequel existent des liens machos. Mais la mère irradie des sentiments que le soldat va détester, une angoisse dont ils ne veulent pas. Elle leur transmet la complexité de leur situation, elle reste plus loyale aux siens qu’à l’armée.

Dans la Bible, Dieu demande à Abraham, le patriarche, notre « père à tous », de lui donner son fils, son seul fils, Isaac, et de le sacrifier. Dieu est malin, il demande ça à Abraham, pas à Sarah, sa femme. S’il avait demandé ce sacrifice à Sarah, je vous l’assure, elle l’aurait envoyé balader en lui disant « n’y pense même pas »… Abraham, qui est un homme fort, l’inventeur du monothéisme, ne se pose pas de questions, il s’exécute immédiatement !

Ces grandes structures, l’Etat, le gouvernement, l’armée, sont des « jeux de garçons ». Non pas qu’il n’y ait pas de femmes extrémistes et nous avons même eu Golda Meir, l’une de nos premiers ministres les plus durs. Mais je pense qu’une femme peut être plus sceptique face à la machine de guerre. Elle a plus de chances de ne pas collaborer automatiquement.

Dans la tête d’une femme pendant cinq ans

Vous avez choisi d’écrire dans la tête d’une femme, Ora, la mère. Est-ce que ça a été difficile ?

Ce fut très agréable. Ce fut une chance extraordinaire de « devenir » Ora. J’ai été Ora pendant plus de cinq ans. Ça m’a brisé le cœur de me séparer d’elle.

L’essentiel de ce livre n’est pas seulement sur la guerre, l’occupation, etc. Mais j’ai voulu parler de la vie de famille, de ces petits instants qui constituent la vie des êtres humains. Lorsque Ora se souvient vingt ans après de ses émotions lorsqu’elle donnait le sein à son fils, de ses regards, de cette expérience de l’éternité. Elle sait qu’elle ne sera plus jamais aussi belle aux yeux de son fils qu’à ce moment précis.

J’ai eu le sentiment que ces moments devaient être décrits avec les yeux d’une femme.

Je pensais que j’avais fait un livre très « israélien », mais j’ai eu des réactions de femmes dans le monde entier où le livre a été traduit, et elles me disent à quel point ce récit-là est universel.

Vous avez raconté que l’écrivain israélien et militant du camp de la paix Amos Oz vous a incité à poursuivre l’écriture de votre livre après la mort de votre fils, en vous disant que ce livre vous « sauverait ». Est-ce que ce fut le cas ?

Je pense que l’écriture m’a aidé. Il y a tellement de choses qui m’ont « sauvé », l’amour, l’amitié, le soutien des autres, mes deux autres enfants, ma femme bien sûr, mais l’écriture a été un moyen de choisir de nouveau la vie après un tel coup.

C’est quelque chose de très particulier. Ce n’est pas tant l’écrivain qui donne à l’écriture, que l’écriture qui donne à l’écrivain. L’acte d’écriture est quelque chose de magnifique, la possibilité de donner la vie, la passion à ses personnages, c’est une manière de choisir la vie. La vie contre le désespoir.

Comment reste-t-on fidèle à ses idéaux après un tel drame ?

Si je pensais que mes idées étaient erronées, et je me suis posé tellement de questions sur mes idéaux, mes activités politiques, j’aurais changé. Il est si facile de se laisser porter par la haine, par le sentiment de vengeance, Si je pensais qu’il y avait un meilleur moyen pour Israël d’accéder à une vraie vie, pas à la simple survie d’une guerre à l’autre, j’irais dans une autre direction.

Mais je ne vois toujours pas de meilleur chemin que celui du dialogue. Tout autre chemin transforme leur vie et la nôtre en enfer. Et connaissant maintenant un peu ce qu’est l’enfer, je pense que nous devons utiliser toute notre force et notre énergie pour changer la situation.

David Grossman

Écrivain israélien

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