Sa mission ? À part recevoir les insultes et entendre les gémissements, cris, vociférations, lamentations, mélopées et autres dies irae d’une clientèle en proie à la détresse et à l’affliction, il est chargé entre autres de faire repousser l’herbe là où Attila et ses Huns sont passés. Au milieu du peuple qui déchire sa chemise, se frappe la poitrine et hurle au désespoir, il doit remettre du stock sur les tablettes en évitant de se faire frapper par les paniers véloces et de se faire enfoncer dans les étalages par le chaland·la chalande (on a envie de dire « l’achalant·l’achalante ») qui le repousse de toutes ses forces.
Une anecdote illustrera un processus incessament réitéré comme un rituel sacrificiel : des camarades avaient emporté dans une allée une palette de sacs de farine pour pouvoir regarnir les étagères dévastées. Les consommatrices·consommateurs se sont rué·e·s sur la palette, déchirant le plastique qui la recouvrait pour s’emparer au plus vite et en premier d’un sac de farine tels des fourmis qui se jettent sur le sucre. À la différence des fourmis qui chacune reprennent un morceau de sucre pour le rapporter à la fourmilière, les individus ici se battent et se déchirent comme des hyènes à savoir qui en aura le plus. S’il n’y avait pas la limite de deux par personne, ça finirait dans le sang. En fait, les comparaisons animales sont inexactes. Chez les loups, le mâle alpha mange à sa faim en premier, puis laisse les autres se nourrir. Il ne cherche pas à tout prix à en priver les autres.
Cette folie dévoratrice signe notre impuissance individuelle en tant que rouage isolé du capitalisme confiné à son rôle de pôle consommateur dans le flux des produits, idéal ultime de l’hégémonie marchande. Ce phénomène est bien décrit par Corrine Dupré dans Cannibalisme et capitalisme. En ne dépassant pas la conscience individuelle qui nous est assignée, on se prive de toute une partie de son être, de la pensée plus large, de l’appartenance à la société. On n’a pas alors la reconnaissance de l’autre en soi ni de soi en l’autre. On ne touche pas la réalité, toujours plus vaste que notre identité rabougrie d’individu, comme le démontre éloquemment Miguel Benasayag dans Le mythe de l’individu.
Et il faudra bien, un jour, plus tard, réapprendre à se toucher autrement que par la pensée pour enfin réaliser le beau slogan du Front homosexuel d’action révolutionnaire : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! » À cet égard, une pensée moins marchande et plus humaine aurait permis que des hôpitaux disposent de stocks suffisants d’équipements et de médicaments, ce qui pourrait réduire d’autant les craintes de débordement et le confinement qui en découle. Tout comme une meilleure compréhension des besoins humains ne ferait pas courir de manière effrénée les pions au service de la machine à flux tendu des marchandises, qui alimente en même temps la machine à dévastation environnementale.
C’est pourquoi la·le prolétaire ne se limite au cadre restreint de son individualité. Ielle en déborde largement dans tous ses contacts d’être social et dans toute sa réalité créée par son environnement, ses expériences, et la pensée qui circule en icelle·icelui non pas comme une marchandise, mais comme un potentiel connecté sur l’être-là de la culture toujours en train de se contruire.
Pour dépasser, c’est-à-dire à la fois assumer et transcender, son destin tragique, l’héroïne ou le héros ne se contente pas de défier les dieux ; elle ou il se met au service des autres. Elle ou il ne roule pas sa pierre en vain ; elle ou il s’en sert pour entretenir le chemin que les autres empruntent à leur passage. C’est ainsi que l’héroïsme n’est plus un exploit individuel, mais un rôle social.
LAGACÉ, Francis
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