Édition du 20 mai 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Stratégies contre-hégémoniques en période d'autoritarisme réactionnaire

Elon Musk, la personne la plus riche du monde et figure montante de l’internationale réactionnaire, a éclipsé une partie des projecteurs médiatiques pointant Donald Trump lui-même, en faisant le salut fasciste lors de la célébration d’investiture, en janvier dernier. Une réminiscence néofasciste comme symbole graphique d’un changement d’époque condamné avec la victoire de Trump et la défaite du néolibéralisme progressiste (Fraser, 2017) incarné par la candidature de Kamala Harris.

Tiré de Viento Sur

29 avril 2025

Une victoire qui nous offre des aperçus plus clairs du nouveau cycle dans lequel nous sommes entrés, poussés par cette course à l’abîme qu’est devenue la crise systémique du capitalisme. En ce sens, il ne faut pas voir Trump uniquement comme le Frankenstein des Républicains, mais comme l’expression d’un phénomène, l’autoritarisme réactionnaire, qui dépasse les frontières américaines. Il est donc essentiel d’analyser la victoire de Trump, non pas comme un accident de la politique américaine, mais, plus largement, comme un phénomène politique qui est le produit d’une tentative de stabilisation de la crise structurelle du capitalisme (Urbán, 2024).

Nous assistons à une véritable restauration d’un capitalisme sauvage où les lois du marché priment sur les droits sociaux. Une tentative, en somme, d’abolir ce que Marx appelait « les victoires de l’économie politique du travail » pour y substituer l’économie politique du capital. Tout cela s’est combiné, comme il ne pouvait en être autrement, avec l’exaltation d’un État fort et d’une discipline sociale, avec l’hostilité qui en découle à l’égard de nombreuses formes de médiation sociale (syndicats, organisations sociales, etc.) et l’articulation d’un discours lié à l’idée d’ordre social. Dans celui-ci, les appareils d’État apparaissent comme la seule possibilité de salut pour le capital transnational dans le cadre de la crise structurelle prolongée du capitalisme mondial. C’est là qu’intervient le processus accéléré d’oligarchisation et de ploutocratie, où les ultra-riches et les entreprises influencent la politique comme jamais auparavant.

L’oligarchisation de la politique

La victoire de Trump en 2016 a été un nouveau tour de vis dans l’oligarchisation de la politique américaine, car à l’augmentation exponentielle des dépenses de campagne légalisées depuis 2010, il fallait ajouter l’effet mimétique généré par Trump des candidats millionnaires. Dans la campagne électorale de 2024, il faut ajouter la concurrence directe d’Elon Musk, la personne la plus riche du monde, qui a non seulement dépensé beaucoup d’argent pour soutenir la candidature de Trump - un montant estimé à trois cents millions de dollars, allant même jusqu’à acheter des voix dans des États clés comme la Pennsylvanie, mais il a utilisé, sans fard ni mesure, X, le réseau social qu’il a acheté en 2022, comme une puissante arme électorale en faveur de Trump, pour déstabiliser le gouvernement britannique de Keir Starmer ou pour soutenir la candidature de l’ultra-droite allemande d’Alice Weidel. Elon Musk a ainsi démontré qu’il a le privilège d’acheter la capacité de rendre le monde un peu plus à sa convenance, tant au niveau de ses intérêts économiques que de ses penchants idéologiques. Les milliardaires de la tech contre la démocratie, qui investissent des milliards et utilisent leurs propres entreprises de la tech pour conditionner les résultats des élections, une véritable révolte des privilégiés.

Ainsi, le pouvoir économique, bien sûr, mais aussi le pouvoir politique et juridique des grandes entreprises se sont renforcés et développés de manière exponentielle ces derniers temps. L’augmentation constante de leurs profits, l’accumulation des richesses et la concentration des grandes fortunes en sont des indicateurs. Par exemple, avec la victoire de Trump, la fortune d’Elon Musk a grimpé à 314 milliards de dollars (environ 293 milliards d’euros), selon les données de l’indice Bloomberg Billionaires. La principale raison de cette augmentation est que le marché s’attend à ce que la nouvelle administration républicaine assouplisse les règles affectant les multiples entreprises de Musk, des voitures autonomes aux fusées spatiales en passant par les implants cérébraux. Il s’agit là d’un nouvel exemple de l’asymétrie croissante entre les droits des sociétés transnationales et leurs obligations. Une mainmise des entreprises sur les pouvoirs législatifs et la complicité généralisée du pouvoir exécutif avec les intérêts des transnationales.

Tandis que les intérêts commerciaux des grandes entreprises sont protégés, le système des droits de l’homme s’effondre au niveau international et est colonisé par des normes privées favorables aux élites politico-entreprises. Dans ce contexte, les grandes entreprises et les fonds d’investissement transnationaux ont entrepris de détruire tous les obstacles à la marchandisation mondiale. La multiplication des traités de commerce et d’investissement, la consolidation des tribunaux d’arbitrage et la prolifération des normes, protocoles, pactes et lignes directrices qui sous-tendent une toile d’araignée institutionnelle favorable au déploiement des multinationales dans un contexte de concurrence inter-impérialiste accrue à l’échelle mondiale. Une véritable lex mercatoria qui construit une architecture de l’impunité sur laquelle s’appuie l’assaut du pouvoir des entreprises contre la démocratie.

Crise écologique et démondialisation
Ce nouveau bond en avant de l’autoritarisme réactionnaire intervient précisément à un moment où la crise climatique s’aggrave et où la lutte pour des ressources rares renforce le despotisme des élites, au-delà même de la démocratie libérale. Immanuel Wallerstein a déjà suggéré que les crises cycliques du capitalisme se produiraient plus fréquemment à mesure que nous nous heurtons aux limites de la planète. Un processus proportionnel à l’augmentation des phénomènes climatiques extrêmes résultant de la crise écologique en cours elle-même (sécheresses, inondations, chaleurs extrêmes, famines, etc.), où un arrangement capital-nature n’est pas possible.

Dans ce contexte, les conséquences de la crise multidimensionnelle qui nous affecte ont un net biais de classe : les coûts du changement climatique, les besoins en eau et en nourriture, la traduction du capitalisme vert et numérique en réformes environnementales, seront payés avant tout par les classes populaires, via la ségrégation et le zonage, la répression face aux contradictions systémiques, la destruction des droits et la thésaurisation des richesses et des ressources (Ramiro, 2024). Dans ce contexte, les élites économiques et politiques ont plus ou moins explicitement assumé le fait que tout le monde ne peut pas être intégré et que, en fait, de nombreux groupes précédemment intégrés sont dorénavant de trop.

Ainsi, le fossé entre certains groupes intégrés - de plus en plus minoritaires - et d’autres groupes exclus - de plus en plus nombreux - est l’une des principales caractéristiques de notre époque, dont le résultat est, comme nous l’avons souligné plus haut, un processus accéléré d’oligarchisation du pouvoir - politique, économique, symbolique - et une augmentation exponentielle des inégalités, conduisant à la stigmatisation et même à la criminalisation de ceux qui, comme les pauvres ou les migrants, se retrouvent sur le bord de la route dans cette compétition féroce.

L’incertitude et la peur de l’avenir se manifestent aujourd’hui par des poussées xénophobes qui remettent en cause les droits de tous, sans exclusion, par la gestion de la crise écologique au profit d’une minorité et par l’extension de l’illibéralisme qui vide la démocratie au point de n’en laisser que la coquille ou, en d’autres termes, le vote comme un rituel. Car lorsque les mécanismes de cohésion sociale cessent de fonctionner et qu’il est impossible de maintenir l’apparente prospérité des classes moyennes, le repli autoritaire se renforce pour maintenir l’ordre. En même temps, il faut des boucs émissaires (certaines minorités, la population migrante, les mouvements féministes) pour canaliser le mécontentement des classes moyennes en déclin, afin que la colère regarde toujours vers le bas. Il ne s’agit pas d’un problème strictement nouveau, mais plutôt d’un phénomène qui s’accélère et évolue parallèlement au déclin de la belle époque de la mondialisation heureuse.

Une démondialisation, au moins partielle, qui dure depuis des années et qui s’est accélérée à la suite de la pandémie de covid19 qui a conduit à un déclin de l’interconnexion et de l’interdépendance des relations mondiales, engendrant le prélude à un nouvel ordre mondial. L’économie mondiale semble se diviser lentement en une sorte de régionalisation conflictuelle et contestée entre deux zones d’influence principales : une zone sous l’égide des États-Unis et une autre zone sous l’orbite de la Chine, où coexistent des puissances régionales subordonnées aux deux blocs, comme l’UE elle-même et la Russie.

C’est là que le protectionnisme trumpiste du MAGA avec ses annonces de guerres tarifaires prend tout son sens. L’empire américain jusqu’ici incontesté, confronté à sa perte progressive d’hégémonie commerciale, tente de se recomposer selon des lignes nationales dans sa bataille inter-impérialiste avec la Chine. Les premières victimes de cette guerre de positions sont les mécanismes multilatéraux de gouvernance économique de la mondialisation. Ainsi, l’aspect le plus paradigmatique de cette démondialisation est peut-être l’effondrement des mécanismes multilatéraux de gouvernance, l’effondrement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) étant particulièrement significatif.

De même, le génocide en cours en Palestine par l’État sioniste, avec la complaisance des États-Unis et de l’UE, est devenu le signe le plus tangible de la disparition du soi-disant droit international et de l’effondrement du modèle de gouvernance des Nations-Unies, qui a perdu son visage de Société des Nations et qui a échoué. Un modèle qui a été mis en pièces à la fois par l’incohérence et le double langage de ses supposés partisans et par l’incapacité dont il a fait preuve en s’opposant à Benjamin Netanyahou. En effet, la présidence de Trump semble prête à exacerber les tensions régionales jusqu’à mener une guerre ouverte avec l’Iran. L’accélération des crimes contre l’humanité commis à Gaza et l’approbation d’un nettoyage ethnique visant à annexer le territoire à Israël sont du même ordre.

L’invasion de l’Ukraine a été l’élément perturbateur clé, une recomposition du scénario géopolitique de la même profondeur que la chute du mur de Berlin et le début de l’ère de la mondialisation, mais à l’envers. On pourrait dire que si la Corée a été le premier grand champ de bataille de la guerre froide, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a ouvert un nouveau scénario qui risque de devenir le premier champ de bataille d’une nouvelle lutte impérialiste entre blocs. La vieille Europe est à nouveau le théâtre privilégié des conflits armés, avec l’épée de Damoclès de la menace nucléaire constante et ce que cela signifie en termes de possibilité de déclencher une troisième guerre mondiale. La nouvelle présidence Trump a de nombreuses inconnues à résoudre, non seulement dans ses relations avec Poutine et l’impérialisme russe, mais fondamentalement avec ses alliés de l’OTAN, en particulier avec l’Union européenne et, ne l’oublions pas, avec le peuple ukrainien lui-même et son droit à décider de son avenir.

L’Union européenne : intégration militaire et fédéralisme oligarchique
Une Union européenne qui est plongée dans une crise existentielle pratiquement depuis qu’elle a perdu l’horizon d’un projet d’unité politique après les défaites référendaires du projet de Constitution européenne en France et aux Pays-Bas. Mais le rejet populaire du modèle d’intégration européenne a non seulement été ignoré par les institutions et les élites européennes, mais, au contraire, le rythme des réformes structurelles a été accéléré selon la maxime qu’il valait mieux décréter que demander. En l’absence d’une constitution politique, le constitutionnalisme de marché a été approfondi dans l’ensemble des règles de l’UE, avec notamment le traité de Lisbonne qui, bien qu’il n’ait pas formellement le caractère d’une constitution, a été établi comme un accord entre des États dotés d’un statut constitutionnel. Une sorte de constitution économique néolibérale qui consacre les fameuses règles d’or : stabilité monétaire, équilibre budgétaire, concurrence libre et non faussée.

Le relatif hiatus post-austérité de la crise pandémique a laissé place à de nouveaux bonds en avant de l’UE en matière d’intégration financière, mais le changement le plus significatif est peut-être la remilitarisation et l’intégration militaire comme clé de voûte du nouveau projet de puissance européen dans le contexte de la polycrise mondiale. Le constitutionnalisme de marché qui a prévalu jusqu’à présent est complété par un pilier sécuritaire plus fort. L’invasion de l’Ukraine par Poutine est ainsi devenue un prétexte idéal pour une véritable doctrine de choc. Non seulement l’UE se remilitarise pour être en mesure de parler la langue dure du pouvoir dans un désordre mondial où les conflits inter-impérialistes sur les ressources rares deviennent de plus en plus aigus, mais l’agenda commercial agressif de l’Europe est également accéléré sous le prétexte de la guerre.

Une augmentation de l’agressivité commerciale, extractiviste et néocoloniale de l’Europe dans le conflit sur les ressources rares dans lequel s’inscrivent les nouveaux mécanismes d’investissement, tels que le Global Gateway. Un programme d’investissement public-privé qui vise à mobiliser 300 milliards d’euros pour tenter de concurrencer la Ceinture et la Route de la Chine, c’est-à-dire la Nouvelle Route de la soie. De cette manière, avec le Global Gateway, l’UE vise à renforcer son rôle dans l’ordre mondial, en contrant la montée en puissance de la Chine dans le monde entier, en particulier dans les secteurs liés aux infrastructures et aux connexions.

Ainsi, le programme d’investissement de la passerelle mondiale et la nouvelle vague d’accords commerciaux que l’UE a promus ces deux dernières années - renouvellement des traités avec le Chili et le Mexique, conclusion de l’accord avec le Mercosur, signature de partenariats stratégiques sur les matières premières avec une douzaine de pays - ont été conçus avec un objectif clair : garantir l’accès des transnationales européennes aux ressources minérales de ces régions. La concurrence mondiale pour se positionner sur les nouveaux marchés verts et numériques, face à l’hégémonie imparable de la Chine, est à l’origine de la vitesse de croisière avec laquelle l’UE a promu une batterie d’outils pour garantir la disponibilité sûre et abondante de ces minerais (Ramiro et González, 2024).

Comme complément à l’agressivité commerciale de l’UE exprimée dans le Global Gateway, la Commission a présenté le Strategic Compass for Security and Defence. Un texte dans lequel il est répété à plusieurs reprises que « l’agression de la Russie contre l’Ukraine constitue un changement tectonique dans l’histoire de l’Europe » auquel l’UE doit répondre. Et quelle est la principale recommandation de ce Compas stratégique ? L’augmentation des dépenses et de la coordination militaires. Précisément dans un contexte où les budgets militaires des pays membres de l’UE sont plus de quatre fois supérieurs à ceux de la Russie et où les dépenses militaires européennes ont triplé depuis 2007.

Une augmentation des dépenses de défense qui a finalement été finalisée lors du Conseil européen de Versailles, par lequel les États membres se sont engagés à investir 2 % de leur PIB dans ce domaine, comme les États-Unis l’exigeaient des pays membres de l’OTAN depuis la conférence de Newport en 2014. Il s’agit du plus grand investissement militaire européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors que l’augmentation vertigineuse des dépenses militaires européennes ne semble pas suffisante pour la nouvelle administration Trump, qui a exigé de ses partenaires de l’OTAN qu’ils consacrent 5 % du PIB à leurs budgets militaires.

À cet égard, la haute représentante de l’UE pour la politique étrangère, Kaja Kallas, a déclaré lors de la conférence annuelle de l’Agence européenne de défense : « Le président Trump a raison de dire que nous ne dépensons pas assez. Il est temps d’investir". C’est un signe de plus que, malgré des documents tels que la boussole stratégique qui marquent les étapes vers une plus grande autonomie stratégique européenne, la soumission de l’UE aux États-Unis est totale et n’est pas remise en question. Même en dépit des menaces de Trump à l’encontre d’un État membre comme le Danemark, l’Alliance atlantique reste « la base de la défense collective de ses membres ».

Une stratégie de choc, avec des tambours de guerre en arrière-plan, qui est utilisée par les élites européennes non seulement pour atteindre leur objectif de longue date d’intégration militaire européenne, mais aussi pour renforcer un modèle de fédéralisme oligarchique et technocratique. C’est ce que l’ancien directeur de Goldman Sachs, Mario Draghi, a ouvertement proposé dans son récent rapport, Compétitivité de l’UE, directement commandé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Une stratégie pour enrayer le déclin économique de l’Union européenne face aux autres puissances et qui s’engage à accélérer la mise en place de mécanismes de décision conjoints des institutions européennes afin de promouvoir l’union des marchés de capitaux de l’UE et de pouvoir agir dans de meilleures conditions dans le cadre d’une course à la compétitivité de plus en plus intense avec les autres grandes puissances, qu’elles soient en déclin ou en hausse, après la fin de la mondialisation heureuse (Urbán et Pastor, 2024).

Dix ans après la capitulation de Syriza
Le mois de janvier dernier marquait le dixième anniversaire de la victoire de Syriza et du premier gouvernement anti-austérité de l’Europe de la Troïka. Un espoir qui, après six mois intenses, a été brisé par l’acceptation du troisième mémorandum qui condamnait l’austérité dans le pays hellénique et la fin de l’expérience antilibérale de Syriza. L’ancien ministre de l’Economie, Yanis Varoufakis, a parfaitement résumé l’attitude de la Troïka pendant les négociations : « Leur seul but était de nous humilier. » Il n’y a jamais eu de négociation de la part des institutions européennes mais une véritable épreuve de force exprimée en termes d’économie politique pour faire plier la première force anti-austérité à former le gouvernement d’un pays européen.

Face à cette situation, la stratégie diplomatique adoptée par le Premier ministre grec Alexis Tsipras ne pouvait qu’aspirer à modifier les virgules, dans des conditions établies à l’avance. De cette façon, Tsipras s’est retrouvé enfermé dans une impasse. Sans autre plan que de corriger sur le papier les propositions de l’Eurogroupe : ignorer la nécessité d’appeler à une mobilisation européenne pour défendre le premier gouvernement anti-austérité de la zone euro ; refusant de mettre en place des mécanismes de protection du processus de négociation (moratoire de paiement, contrôle des mouvements de capitaux, régulation et intervention du système bancaire, restructuration sélective unilatérale de la dette illégitime avec appui des résultats de l’audit) et refusant d’élaborer et de préparer un plan qui, même s’il ne s’agissait pas de sa première option, était de montrer sa capacité à gérer un scénario de désaccord (élaborer une réforme fiscale, émettre des billets à ordre et de la monnaie électronique tout en préparant une nouvelle politique monétaire, en mettant en place les instruments économiques pertinents pour faire face à une période d’exception...).

Le slogan de transition de Syriza « pas de sacrifice pour l’euro », avec lequel il a réussi à remporter les élections, a averti que la priorité du gouvernement devrait être de lutter contre les politiques d’austérité et, bien que la sortie de l’euro ne fasse pas partie du programme, d’accepter et de répondre aux conséquences de la tentative de la Troïka d’imposer l’austérité. Alors que la victoire de Syriza exprimait l’organisation de l’espoir du peuple contre les politiques d’austérité, sa défaite était l’organisation programmée de la résignation de la Troïka : la démoralisation non seulement du peuple grec, à qui un message a été transmis – cela ne peut pas être fait – mais aussi un avertissement à tout autre peuple qui a décidé de défier le pouvoir établi dans le cadre de cette Union européenne. En fait, la capitulation du premier gouvernement d’Alexis Tsipras ne leur a pas suffi, les institutions européennes et le FMI ont exigé et obtenu du second gouvernement de Tsipras l’approfondissement des politiques néolibérales en attaquant un peu plus le système de sécurité sociale, en particulier le système de retraite, en accélérant les privatisations, en imposant de multiples changements dans la sphère juridique et législative qui constituaient des revers structurels fondamentaux en faveur du grand capital et contre le bien commun.

La défaite de Syriza a mis en évidence à la fois les limites des propositions réformistes à l’heure de la crise systémique et l’incapacité de l’architecture de l’UE à reprendre une question, même minime, de la constitutionnalisation du néolibéralisme comme seule politique possible. Mais, comme l’écrit Éric Toussaint dans son livre Capitulation entre adultes (L’Ancien Topo, 2020), il y avait une alternative à l’acceptation du mémorandum d’austérité, tant dans la stratégie de négociation que dans la politique économique à suivre. C’est peut-être l’une des leçons les plus importantes que la tragédie grecque nous a laissées.

Apprendre des défaites passées pour imaginer le futur
Depuis l’austérité imposée à la Grèce en 2015, à l’exception de certaines initiatives telles que Plan B ou Diem25, qui ont tenté de diverses manières de tirer des leçons de l’expérience grecque – en particulier la nécessité d’organiser un mouvement ou au moins de construire une coordination stable d’organisations prêtes à affronter collectivement le chantage des institutions européennes, la tendance générale de la gauche européenne était d’essayer d’oublier à la fois la défaite grecque et l’intervention du gouvernement Syriza par la Troïka. Oublier pour ne pas avoir à entreprendre la tâche de comprendre les raisons de la défaite et, par conséquent, de s’interroger sur leurs propres stratégies. Podemos était un exemple paradigmatique de cette situation. Ainsi, la Grèce est passée du statut d’espoir de l’Europe à celui de grand oublié. À un moment comme celui-ci, les leçons de la défaite grecque peuvent être un bon point de départ pour réfléchir à des stratégies et à des cartographies contre-hégémoniques pour l’avenir, au moins dans le cadre européen.

La victoire de Trump et le début de son second mandat pourraient générer, parmi une grande partie de la gauche, un effet adoucissant sur les institutions de l’UE, qui pourraient considérer Bruxelles comme un moindre mal face aux menaces du trumpisme et de l’impérialisme poutiniste. Nous ne pouvons pas oublier qu’il y a peu de machines de propagande mieux huilées que l’UE. C’est pourquoi il est essentiel de fuir le malménorisme, une forme particulière d’anti-politique promue par l’establishment, comprise comme l’argument selon lequel pour soi-disant contourner le plus grand mal, il faut accepter le prix d’un moindre mal. Un magnifique exemple concret a été le vote des Verts européens, en septembre dernier, pour la candidature d’Ursula Von der Leyen qui devait supposément freiner l’extrême droite, mais dont le résultat est déjà facile à juger malgré le peu de temps qui s’est écoulé jusqu’à présent.

Ainsi, une tentative est faite pour sauver à nouveau du naufrage le néolibéralisme progressiste, c’est-à-dire la combinaison de politiques économiques régressives et libérales avec des politiques de reconnaissance apparemment progressistes. Précisément, l’élection de Trump ou de Meloni offre des exemples d’insubordination politique contre le néolibéralisme progressiste, car nous ne pouvons pas perdre de vue le fait que la rupture avec le statu quo donne un sex-appeal remarquable et une certaine aura anti-système, à une époque où le système est générateur de malaises divers. C’est pourquoi il est essentiel d’échapper au piège binaire du soutien à l’impérialisme européen par opposition aux autres impérialismes en conflit.

La même partie de la gauche continue de voir plus d’avantages que d’inconvénients dans l’UE et la zone euro, et considère qu’ils sont compatibles avec un retour à des politiques sociales-démocrates ou keynésiennes d’augmentation des dépenses sociales. Mais quel meilleur antidote aux caprices euro-enthousiastes que de se rappeler l’échec de la politique de négociation avec la Troïka d’Alexis Tsipras en 2015, devenant la confirmation de l’incapacité du réformisme. Là, nous avons pu voir qu’il n’y a pas de place pour des réformes significatives, il n’y a pas de place pour la négociation, de sorte que ce n’est qu’à partir d’une logique de désobéissance que l’on peut avancer dans la construction d’une Europe des peuples. Par conséquent, notre tâche doit être de combattre une UE qui s’oriente de plus en plus vers un modèle oligarchique et militariste, qui consiste à augmenter le budget militaire, à réduire les dépenses sociales, à promouvoir l’ethno-nationalisme xénophobe et le bouclage autoritaire. Nous devons présenter une proposition claire de rupture avec les institutions européennes, car l’expérience grecque a montré que l’UE et la zone euro ne peuvent pas être réformées.

Daniel Bensaïd disait que la lutte des opprimés commence toujours par une définition négative, en l’occurrence avec notre rejet de l’UE comme option stratégique des élites européennes, afin de construire notre projet alternatif pour l’Europe à partir de là. Parce que nous devons combattre cette UE de manière décisive, non pas pour revendiquer une prétendue souveraineté et une identité nationale menacées, comme le fait l’extrême droite, mais d’un point de vue de classe : au nom de la solidarité sociale attaquée par l’ordolibéralisme européen. Prendre parti face à l’implacable logique concurrentielle des élites européennes (ce « souffle glacial de la société mercantile » qu’écrivait Benjamin) pour « le souffle chaud des solidarités et du bien public », que défendait Bensaïd. Parce que dans ce monde en flammes, le conflit fondamental est celui qui oppose le capital à la vie, les intérêts privés aux biens communs, les marchandises aux droits. Nous ne pourrons jamais entreprendre une transition éco-sociale sans lutter contre la maladie militariste du capitalisme.

Une autre des leçons les plus importantes de la défaite de Syriza a été la difficulté d’affronter la rupture avec l’UE à partir de la solitude d’un seul pays. Et, par conséquent, la nécessité impérieuse de susciter un mouvement internationaliste à l’échelle européenne. D’autre part, la tendance générale, à partir de 2015, était un repli des mouvements et des organisations vers des cadres locaux, nationaux et étatiques. Face à cette dynamique de repli, nous avons vu que, justement, les mobilisations les plus intéressantes de ces derniers temps ont eu un cadre international : la grève internationale des femmes et le mouvement féministe ; Fridays For Future et le mouvement pour le climat ; le mouvement antiraciste et décolonial qui a émergé de Black Lives Mather ; ou la solidarité internationaliste avec la Palestine.

Ces expériences ont montré que sans une réactivation des luttes sociales au niveau international, avec un tel terrain de jeu économique transnationalisé, des alternatives socio-écologiques viables ne peuvent pas être consolidées. Aujourd’hui plus que jamais, il est essentiel d’ouvrir un nouveau cycle de mobilisations capable de passer du niveau étatique au niveau européen, qui brise l’illusion euro-réformiste de l’UE pour forcer une rupture démocratique dans une clé écosocialiste. À cette fin, il est essentiel de renforcer de larges alliances avec les organisations sociales, politiques et syndicales. Miser sur un nouvel internationalisme éco-territorial, attaché aux réseaux communautaires, et engagé dans le sabotage de la logique de guerre ; composé d’un sujet pluriel et diversifié, enraciné dans les luttes populaires et qui regarde au-delà des frontières de l’État-nation comme seul cadre possible pour l’action politique. Dans une récente entrevue, Alberto Toscano a déclaré de manière évocatrice que « pour l’extrême droite, la gauche est un agent de changements monumentaux, sapant toujours la propriété privée et bouleversant la civilisation occidentale. Dans l’imaginaire conspirationniste de l’extrême droite d’aujourd’hui, on peut entrevoir, comme dans un miroir de foire, quelle gauche il nous faut".

La déclaration de Toscano n’est pas sans rappeler l’époque où Ahora Madrid a réussi à remporter le conseil municipal de Madrid, quelques mois seulement après la victoire de Syriza en Grèce, et où l’ancienne présidente du Parti populaire, Esperanza Aguirre, a mis en garde dans les médias contre l’arrivée des soviétiques dans la capitale madrilène. Les soviets qu’Aguirre a dénoncé n’ont jamais atteint Madrid et finalement, le conseil municipal s’est perdu dans un processus accéléré de modération politique. Il n’y a pas de temps pour le réformisme, nous devons être plus comme l’épouvantail qui attise les paniques de la droite que comme cette gauche qui essaie de soutenir les structures d’un vieux monde qui se meurt au lieu de disputer les monstres du turbocapitalisme avec le nouveau monde qui est en train de naître.

Bien que nous puissions être envahis par le malaise de l’avancée apparemment inexorable des passions sombres de l’autoritarisme réactionnaire, comme l’ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste communiste, « Tout ce qui est solide disparaît dans les airs. » Nous ne pouvons pas oublier qu’il y a seulement quatorze ans, le printemps atteignait les carrés de la moitié du monde, qu’il y a dix ans, Syriza a remporté des élections historiques, qu’il y a cinq ans, une explosion a secoué l’Équateur, le Chili et la Colombie, qu’il y a moins d’un an, le Nouveau Front populaire a remporté le second tour des élections législatives françaises contre toute attente. Car, comme l’écrivait Daniel Bensaïd, les révolutions arrivent rarement à temps. Ils ne le savent pas juste à temps. Ils sont déchirés entre le plus et le pas encore, entre ce qui arrive trop tôt et ce qui arrive trop tard. Aujourd’hui plus que jamais, nous n’avons pas le temps d’être pessimistes, c’est pourquoi il est essentiel d’organiser l’espérance.


De nombreuses références sont disponibles dans la version originale en espagnol de cet article publié par Viento Sur. Vous pouvez y accéder en cliquant sur le lien placé au début de l’article.

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