Édition du 9 avril 2024

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Québec

L’État de droit et la démocratie à l’épreuve de la surveillance de masse en temps de pandémie

Les risques et les répercussions des outils de surveillance de masse pendant la pandémie et après, sur nos sociétés.

Un carnet rédigé par Silviana Cocan, membre au comité surveillance des populations de la LDL, stagiaire postdoctorale à l’UQÀM et docteure en droit international de l’Université de Bordeaux et de l’Université Laval.

L’émergence du nouveau coronavirus et le constat de l’existence d’une pandémie par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), dès le 11 mars 2020, en raison de sa propagation rapide partout dans le monde, ont rapidement précipité la plupart des États dans une course contre la montre afin de gérer cette crise sanitaire. Des États comme la Chine ou la Corée du Sud, qui ont été touchés en premier, ont réussi à ralentir la progression du virus sur leur territoire et apparaissent exemplaires dans leur gestion de la crise. Ces États ont fait usage de la surveillance à grande échelle grâce aux moyens technologiques afin d’imposer des restrictions aux libertés individuelles de leurs citoyen-ne-s, notamment à la liberté de circuler. Ainsi émerge la question de la surveillance des données personnelles de la population en vue d’endiguer l’épidémie et de ralentir sa propagation à l’échelle nationale. Cependant, la surveillance des données de localisation et de santé, à travers par exemple l’éventuelle utilisation généralisée d’une application mobile en vue de la géolocalisation des individus, soulève de nombreuses problématiques au regard de l’État de droit et des principes démocratiques. En effet, il s’agit de dispositifs extrêmement intrusifs avec l’objectif premier de protéger la santé des populations, mais dont les dérives potentielles doivent être soulignées.

Le traçage numérique des citoyen-ne-s pour des motifs de santé publique

Il serait ainsi question de procéder au traçage numérique des citoyen-ne-s en faisant usage de leurs données de localisation et de santé en vue de pouvoir identifier et de contacter les personnes qui ont pu être en contact avec des personnes infectées, pour leur imposer des tests de dépistage ou leur ordonner de s’isoler. Ces données pourraient également être utilisées par les forces de l’ordre afin d’identifier rapidement les personnes qui ne respectent pas le confinement et les mesures de distanciation sociale.

Les données relatives à la santé sont des données sensibles dont la collecte est illégale en temps « normal ». Néanmoins, des textes législatifs peuvent autoriser des dérogations à ce principe en contexte d’urgence et d’exception. C’est le cas du Règlement général pour la protection des données personnelles (RGDP), adopté dans le cadre de l’Union européenne (UE) le 27 avril 2016 et qui constitue la règle de référence pour les États membres de l’UE. Le texte européen autorise en son article 9, paragraphe 2, point i), l’utilisation des données personnelles relatives à la santé pour des « motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique tels que la protection contre les menaces transfrontalières graves pesant sur la santé ».

En Europe, plusieurs opérateurs téléphoniques ont déjà accepté de partager des informations anonymisées relatives à la localisation de leurs abonné-e-s. Cette pratique est possible notamment en raison du bornage téléphonique et des antennes relais qui permettent d’obtenir des informations relatives à la présence d’un téléphone, à une heure donnée, en un lieu à proximité de ces antennes. Ces données anonymisées sont présentées comme un moyen pour les gouvernements de vérifier que la population respecte les règles du confinement ou d’identifier les concentrations de populations et les mouvements des abonné-e-s dans les zones à risque. Néanmoins, la collecte de telles données pourrait également servir de base à des poursuites criminelles et elles ne seraient plus, dès lors, anonymisées.

Les risques associés à la collecte de données sensibles en contexte d’urgence sanitaire

Toutefois, l’exploitation des données sensibles comme celles relatives à la santé, en vue de protéger la santé publique et de sauvegarder l’intérêt général, constitue une atteinte aux droits fondamentaux et une mesure d’exception. Une mesure attentatoire aux droits et libertés doit toujours être strictement encadrée par la loi, proportionnée à l’objectif poursuivi et limitée dans le temps.

Or, en matière de surveillance et de collecte de données sensibles, il est extrêmement difficile de garantir que celles-ci ne seront pas utilisées de manière potentiellement dangereuse. Il est pour le moment impossible de savoir combien de temps ces données seraient gardées et de savoir exactement comment elles seraient utilisées ou encore quelles mesures seraient imposées concrètement par les autorités publiques aux personnes identifiées comme infectées ou à risque. Par ailleurs, de telles données pourraient être utilisées par des régimes autoritaires pour surveiller et contrôler la population ou encore à des fins de discrimination et d’oppression si la crise sanitaire se prolonge sur le long terme en arguant toujours l’existence d’un état d’exception, hors normes, dans lequel l’urgence impose de déroger au droit. Quand bien même un État serait « bienveillant » et « respectueux » à l’égard des individus dans l’utilisation exclusive de leurs données pour des motifs de santé publique, les serveurs de sauvegarde de telles données ne sont pas non plus à l’abri de cyberattaques conduites par des États ou des acteurs privés. Des cyberattaques se sont d’ailleurs multipliées en contexte de pandémie à l’encontre notamment des hôpitaux et elles pourraient compromettre la confidentialité des données personnelles.

La collecte des données personnelles relatives à la localisation et à la santé ainsi que l’utilisation de la technologie et de l’intelligence artificielle peuvent être présentées comme des solutions idéales permettant d’endiguer l’épidémie et d’être capables d’identifier rapidement les personnes infectées ou à risque pour mieux les prendre en charge. Par ailleurs, le motif de la sécurité sanitaire, l’affirmation du caractère temporaire des dérogations ainsi que la peur peuvent rendre favorable l’opinion publique à de telles mesures qui seraient jugées légitimes dans un contexte d’exception. Néanmoins, les dangers de la surveillance de masse pour faire face à une crise sanitaire sont bien réels et de nombreuses incertitudes persistent quant à l’utilisation de ces mesures sur le long terme (voir ici).

Si de nombreux États se laissent convaincre par de tels dispositifs intrusifs avec l’objectif de protéger la santé publique, il serait impératif d’avoir une autorité indépendante de contrôle ou de garantir la possibilité d’intervention d’une autorité judiciaire pour pouvoir contester les mesures restreignant les libertés individuelles pour des motifs de santé publique. Dans un État de droit qui garantit les principes de la démocratie et les droits fondamentaux, les individus doivent avoir le moyen de contester les mesures coercitives devant les tribunaux puisque les autorités publiques doivent exercer leurs fonctions conformément aux normes juridiques.

Les éventuelles dérives découlant de la généralisation de la surveillance de masse

Comme le soulignent Alexandra Pierre et Christian Nadeau de la Ligue des droits et libertés, « au nom de la santé, il ne faudra pas prendre prétexte de l’exception pour développer des réflexes autoritaires ». La généralisation de la surveillance de masse à l’échelle planétaire et la limitation des droits et des libertés à travers l’adoption successive de lois et dispositifs restrictifs pour des motifs d’urgence sanitaire, seraient particulièrement dangereuses pour la démocratie et les droits fondamentaux en cas de prolongation sur le long terme (voir ici). La dérive ultime serait que l’on assiste à une expérience totalitaire pour des motifs de santé publique où la fin justifie tous les moyens en exonérant les États de la responsabilité d’avoir une gestion saine et efficace de cette crise sanitaire, conformément aux principes de l’État de droit et des régimes démocratiques (voir ici).

Il y a également un risque d’exploitation politique de la crise par des dirigeant-e-s autoritaires qui pourraient adopter des mesures restrictives et attentatoires aux droits et libertés pour des motifs de santé publique, jugées légitimes par les individus au pic de la pandémie. Il ne faut pas exclure la possibilité que ces mesures puissent être prolongées une fois l’urgence sanitaire passée pour étouffer les oppositions, résistances, divergences et pressions sociales ou politiques qui pourraient venir notamment des impacts économiques de la crise. Nous pourrions assister à une prolongation de l’état d’urgence sanitaire pour adopter des mesures d’exception comme l’interdiction à durée indéterminée des rassemblements publics et donc une restriction de la liberté d’expression et du droit de manifester. À son paroxysme, la conduite de la vie politique pourrait être dictée durablement par l’urgence avec l’adoption de lois d’exception, des dérogations aux chartes ou aux constitutions en raison des circonstances exceptionnelles[1] ou encore le report indéfini des échéances électorales pour insécurité sanitaire sans la possibilité pour les citoyen-ne-s de contester un éventuel gouvernement autoritaire.

Au regard des relations internationales, la pandémie de COVID-19 pourrait avoir de nombreuses conséquences sur le long terme. Elle a déjà des répercussions négatives sur la gestion des crises à l’échelle mondiale et la coopération internationale entre les États qui s’isolent progressivement afin de gérer chacun leurs priorités nationales. La voix de l’OMS qui appelle à l’unité et à la solidarité est étouffée par les enjeux géopolitiques, les élans nationalistes, la fermeture des frontières et le repli des États sur eux-mêmes. Tandis que l’on assiste à l’érosion du multilatéralisme, la Chine pourrait saisir l’occasion pour exporter ses pratiques autoritaires et les outils de la surveillance de masse mise en place progressivement avec le système de « crédit social », en présentant les mesures adoptées comme des solutions évidentes à la crise sanitaire.

Note

[1] En France, le Conseil constitutionnel a rendu déjà une décision dans laquelle il souligne que le gouvernement a adopté la loi organique modifiant les délais d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité « en violation de l’article 46 de la Constitution ». Néanmoins, il estime que cette violation n’en est pas vraiment une, dans la mesure où le gouvernement a agi dans des circonstances exceptionnelles en raison de l’état d’urgence sanitaire.

Silviana Cocan

Membre au comité surveillance des populations de la Ligue des Droits et Libertés, stagiaire postdoctorale à l’UQÀM et docteure en droit international de l’Université de Bordeaux et de l’Université Laval.

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