Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

La Syrie ou le soulèvement populaire permanent

Le soulèvement populaire en Syrie est entré dans sa dixième semaine, malgré la répression brutale menée contre les protestataires et leurs proches. D’après l’Observatoire syrien pour les Droits humains basé à Londres, plus de 1000 civils sont morts et plus de 9000 personnes ont été arrêtées et incarcérées au cours de ces semaines passées. Entre 1000 et 5000 Syriens se sont réfugiés au nord du Liban, suite à la répression par l’armée et les services secrets dans leur région.

Des manifestations se sont succédées depuis le 15 mars, rassemblant des Syriens de tout le pays. Ces manifestations ont eu lieu y compris dans les deux villes principales, Alep et Damas, même si elles y étaient un peu moins importantes qu’ailleurs et sont restées concentrées dans les banlieues. Il y a eu des défections dans l’armée, mais seulement à une petite échelle, et quelques membres du Parti Baas ont démissionné dans différentes villes, y compris à Banias et à Deraa.

Vendredi passé (20 mai 2011) Mohammed Akram al-Tumah, un militant de 17 ans, s’est immolé, faisant écho à l’immolation du jeune Tunisien de Sidi Bouzid en décembre 2010 et qui a été l’étincelle qui a déchaîné les protestations dans tout le monde arabe. Ce week-end passé les manifestations en Syrie ont réuni des dizaines de milliers de personnes, et tout dernièrement elles se sont également déroulé pendant la nuit dans plusieurs villes.

En général le président Bachar al-Assad a traité les protestations comme faisant partie d’une conspiration soutenue par des impérialistes étrangers pour encourager un conflit sectaire (communautaire/confessionnel) en Syrie et pour affaiblir la « position de résistance » du régime syrien contre l’Etat d’Israël. Les autorités syriennes ont accusé de « petits groupes de terroristes armés » d’être à l’origine des troubles, soutenus par des salafistes et par des puissances étrangères, qui auraient tué plus de 120 militaires et policiers. La Syrie a également banni la plupart des médias internationaux depuis que les protestations ont commencé il y a deux mois.

Le mouvement populaire inclut les différentes composantes ethniques et confessionnelles du pays. Les principaux slogans scandés par les protestataires : « Avec nos âmes et avec notre sang nous nous sacrifions pour toi, ô Deraa », ou « Le peuple syrien est un » montrent bien que le mouvement a développé un sentiment de solidarité nationale et d’identification sociale qui transcende les divisions communautaires. Le groupe de Facebook « La révolution syrienne 2011 », qui réunit actuellement plus de 180’000 membres, a condamné de manière répétée tout sectarisme et toute forme de discrimination entre les Syriens, donnant la primauté au drapeau national, contre les tentatives du régime de dépeindre le mouvement protestataire comme étant communautaro-confessionnel.

Le groupe de Facebook « la révolution syrienne 2011 » a même publié le 24 mars un « code d’éthique contre le sectarisme en Syrie ». Les organisateurs ont également convenu de nommer les manifestations du vendredi de la manière la plus inclusive possible. Ils ont ainsi choisi « Azadi » (liberté en kurde) il y a deux semaines, alors que le week-end de Pâques ils l’ont appelé « Azine » d’après le vendredi saint des chrétiens (les chrétiens en Syrie appellent le vendredi avant Pâques le Grand Vendredi).

Depuis le début du mouvement de protestation, celui-ci a su mettre en évidence les contradictions du régime, qui est ainsi en train de perdre la majorité de ses prétendus aspects positifs. Examinons comment ils peuvent être déconstruits.

La Syrie, un « pays socialiste » ?

Les politiques de libéralisation économique qui ont commencé au début des années 1990 et ont été accentuées et stimulées depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad en 2000 n’ont été bénéfiques ni pour l’économie du pays, ni pour l’ensemble de la société. Elles n’ont profité qu’à une oligarchie étroite et à certains de ses clients. Aujourd’hui le soulèvement populaire syrien scelle l’échec du projet du régime : le parti Baas jouissait d’une certaine popularité, il y a 30 ans, lorsqu’il offrait une avancée sociale dans les régions rurales et pour les minorités religieuses, mais maintenant ce n’est plus qu’une coquille vide.

Les soulèvements qui ont eu lieu à Deraa, ainsi que dans d’autres régions rurales qui constituent le bastion historique du parti Baas et du régime et qui n’avaient pas participé aux insurrections des années 1980, montrent bien cet échec. Des villes telles que Qamichi et Homs ont également participé au mouvement de protestation. C’est même à Homs qu’ont eu lieu les manifestations les plus importantes. Il y a quelques semaines un énorme sit-in y a eu lieu au centre-ville réunissant pendant quelques heures quelques 50’000 personnes, avant qu’elles se soient dispersées par les forces de sécurité qui ont tiré sur les protestataires.

La politique de libéralisation économique du régime a conduit le pays a une situation socio-économique proche de celle qui prévalait avant que le parti Baas ne prenne le pouvoir en 1963 : 5% de la population détient plus du 50% du revenu national.

La seule composante qui n’a pas, jusqu’à maintenant, rejoint le mouvement de protestation est la classe moyenne d’Alep et de Damas. Si cela devait changer, le mouvement de protestation se trouverait considérablement renforcé. Il est probable que malgré les mesures prises par le gouvernement et la Banque centrale pour faciliter l’accès au crédit ou pour faciliter les prêts aux entreprises, les coûts économiques du soulèvement populaire poussera bientôt la classe moyenne à prendre conscience de l’importance d’effectuer des réformes politiques. Nous avons toutefois été témoins de manifestations dans les deux villes, et notamment dans le campus de l’Université d’Alep, et il y a eu des protestations vendredi passé à Midan, un quartier traditionaliste de Damas.

La Syrie : une mafia et un régime clientéliste

L’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad a restreint le cercle de ceux qui bénéficient des butins du régime ; ceux-ci étaient distribués plus largement sous son père lorsque plusieurs groupes liés au régime concluaient des affaires et gagnaient les faveurs de l’Etat. La structure mafieuse du régime syrien apparaît clairement lorsqu’on voit le rôle joué par deux personnages clés : Rami Makhlouf et Maher al-Assad.

Le premier est un cousin maternel du président. En début d’année, la revue World Finance l’avait présenté en vantant sa direction visionnaire et sa contribution à l’économie syrienne, en déclarant que cet homme d’affaires constituait un symbole du changement positif dans son pays, ce qui montre une fois de plus les liens entre la dictature et le néolibéralisme. Les protestataires syriens, par contre, dénoncent Rami Makhlouf comme étant un voleur, un symbole de corruption et d’opulence en Syrie. Et ils s’en prennent aux magasins de sa firme de télécommunication, Syriatel. Fils d’un ancien commandant de la Garde républicaine syrienne, M. Makhlouf contrôle actuellement près de 60% de l’économie du pays à travers un réseau complexe de holdings.

Son empire économique s’étend à des entreprises allant des télécommunications, du pétrole et du gaz jusqu’à la construction, en passant par les banques, les lignes aériennes et le commerce de détail. Il est même propriétaire de la seule firme de duty-free ainsi que de plusieurs écoles privées. Ses frères ne sont pas en reste. IIs dirigent la fondation Shalish pour les constructions militaires et la structure qui gère tous les contrats pour les constructions publiques telles que le projet de détournement de l’eau du Tigre pour irriguer la région de Hassake, récemment voté et dont le coût est estimé à 2 milliards de dollars.

Dans le même temps, les décalages en matière de richesse et d’inégalités n’ont fait qu’augmenter au cours de ces dernières années. Les classes inférieures et moyennes n’ont pas vraiment bénéficié de la croissance économique. Elles en ont au contraire souvent souffert. Les couches les plus pauvres luttent pour s’en sortir dans la nouvelle économie à cause de l’insuffisance d’emplois, et la situation de la classe moyenne se détériore en direction du seuil de pauvreté, parce que les salaires n’ont pas été indexés à l’inflation, qui a augmenté de 17% en 2008.

Le second personnage, Maher al-Assad, est le frère du président. Il est à la tête de la garde présidentielle et de la 4e Division, qui représente un tiers de l’armée, équipée avec des chars modernes, contrairement au reste de l’armée. Il a été le principal responsable de la violence de la répression contre le mouvement de révolte. La 4e Division dirigée par Maher al-Assad avec les forces de sécurité syriennes ont utilisé des chars, des armes à feu et ont procédé à des arrestations de masse.

Le régime a transformé en prisons et en camps de torture des stades de football et d’autres centres, d’innombrables appartements et maisons ont été saccagés sans base légale, des unités militaires avec des chars et des francs-tireurs ont investi et dévasté les banlieues de Damas et de Homs, ainsi que Daraa dans le sud, la ville côtière de Banias et plus récemment la ville de Tall Kalakh, près de la frontière libanaise.

On peut maintenant constater que le fait de lever l’état d’urgence n’a rien changé ni sur le terrain ni dans la nature de la répression, qui continue d’être violente. En réalité la fin de l’état d’urgence n’a aucun impact sur le comportement du régime, parce qu’en 2008 le président Assad a étendu l’immunité judiciaire à toutes les branches des services de sécurité syriens par un décret présidentiel qui ne sera pas affecté par la levée des lois d’urgence.

Ces deux personnages constituent des symboles de la structure mafieuse du régime, qui est, comme on peut le voir, loin d’être « socialiste ». Maher al-Assad est à la direction de la Brigade la plus importante et la mieux équipée de l’armée et protège donc le président, alors que Rami Makhlouf dirige l’économie, et utilise aussi l’argent pour acheter la loyauté des principales familles marchandes de Syrie.

La Syrie, un « Etat anti-impérialiste » ?

La posture anti-impérialiste de la Syrie a été savamment utilisée par la propagande du régime pour augmenter sa popularité aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Mais alors, pourquoi l’Occident et Israël craignent-ils tellement de perdre le régime de Bachar al-Assad ?

Les sanctions imposées à la Syrie par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis comprennent de gel d’avoirs, des interdictions de voyage et un embargo des armes visant treize personnalités, dont Bachar al-Assad. Néanmoins le but aussi bien de l’Union européenne que des Etats-Unis est de stopper la violence et de pousser Assad à accepter un processus de réformes, mais, comme l’ont répété différents hauts fonctionnaires, pas de l’obliger à démissionner.

La communauté internationale a adopté une position conciliante et peu sévère à l’égard de la Syrie parce que personne ne veut voir du chaos aux portes d’Israël, alors que ce régime a été capable de maintenir les frontières les plus sûres avec Israël depuis l’établissement d’une zone démilitarisée en 1974. L’Etat syrien a fait preuve de passivité en ce qui concerne la récupération du territoire occupé du Golan, et pas un seul coup de feu n’a été échangé, mais cela ne l’a pas empêché d’écraser les Palestiniens et les mouvements progressistes du Liban en 1976, alors qu’il participait avec la coalition dirigée par les Etats-Unis à la guerre impérialiste contre l’Irak en 1991.

Rami Makhlouf, le cousin de Bachar al-Assad a même déclaré il y a quelques semaines qui s’il n’y avait pas de stabilité en Syrie, il n’y en aurait pas non plus en Israël. Et il a ajouté que personne ne pouvait savoir ce qui se passerait [avec Israël] si quelque chose devait arriver au régime syrien. Comme position anti-impérialiste, on a vu mieux, et on peut comprendre qu’Israël se montre satisfait du statu quo du régime syrien. Les Etats-Unis, de leur côté, ont besoin de la Syrie pour la situation en Irak, à cause de l’influence syrienne dans la résistance irakienne et auprès d’autres acteurs, et pour son rôle en tant que médiateur entre Washington et l’Iran sur la question de l’Irak.

En conclusion, le soulèvement populaire en Syrie continue et il se poursuivra jusqu’à ce que le peuple syrien atteigne ses droits démocratiques et sociaux. Les protestataires ont refusé le soi-disant « dialogue national » suggéré par le régime tant que la répression et les tueries continuent, et surtout tant que les prisonniers politiques ne seront pas libérés, et que les rencontres et manifestations pacifiques ne seront pas autorisées. Les Syriens vont faire en sorte que leur soulèvement populaire soit permanent et ils ne quitteront la rue que lorsqu’ils auront reconquis leurs droits et leur dignité.

Tiré du site À l’Encontre

George Boustani

À l’Encontre

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