Édition du 16 avril 2024

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Québec

La coproduction des services de santé : pour qu’efficacité rime avec qualité

Avec le dépôt du projet de loi 15 « visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace [1] », le gouvernement de la CAQ plonge encore le système de santé québécois dans une réforme majeure des structures. Alors qu’elle vise à corriger les conséquences négatives des changements imposés au réseau au cours des dernières décennies, la réforme annoncée poursuit un modèle de gestion qui s’inscrit en faux contre les recherches en administration publique. Dans cette fiche, nous proposons un modèle de gestion inspiré de la littérature scientifique internationale sur la « coproduction » des services publics [2].

20 avril 2023 | tiré sur site de l’IRIS

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Une réforme sous le signe du statu quo

Pour voir les figures, vous pouvez télécharger la version complète de la note ici.
Comme les réformes précédentes, le prochain bouleversement organisationnel imposé par le gouvernement de la CAQ au réseau de la santé et des services sociaux trouve ses assises conceptuelles dans le courant de la « nouvelle gestion publique » (NGP). La NGP prône une réduction des coûts de production par un contrôle hiérarchique. Ce dernier prend trois formes principales : ١) le remplacement des instances politiques et démocratiques par des gestionnaires de formation, 2) la surveillance axée sur des résultats mesurables et 3) la mise en concurrence des organisations. Or, depuis les années 1990, ces techniques échouent à améliorer les services parce que la conception de l’efficacité est axée sur la quantité plutôt que sur la qualité. Lorsque la mesure prend le dessus sur les finalités, des approches comme la prévention sont négligées parce que, même si leur efficacité est scientifiquement démontrée, leurs processus d’application sont difficilement quantifiables. De plus, la multiplication des instances hiérarchiques de contrôle des travailleuses et des travailleurs de terrain accroît les dépenses techniques et administratives tout en nuisant à la rétention de la main-d’œuvre [3].

Au Québec, ces méthodes, qui sont appliquées depuis de nombreuses années, n’ont pas donné de résultats probants. La réforme de 2015 a réduit le nombre de cadres, mais elle a gonflé le personnel administratif de 15 %. Cette augmentation a été constamment plus élevée que celle du personnel soignant, sauf en 2020-2021 en raison de l’embauche exceptionnelle de milliers de préposé·e·s aux bénéficiaires (graphique 1).

Loin de corriger la situation, l’ajout d’une agence centralisée comme Santé Québec intensifiera le recours au contrôle hiérarchique et quantitatif, au détriment d’une approche qualitative de l’évaluation des services offerts et de la satisfaction des besoins. Le gouvernement fait déjà face aux conséquences de cette approche. Un rapport publié par le Commissaire à la santé et au bien-être montre que la concentration sur les mesures de volumes et de coûts se fait au prix de la prise en compte de la qualité [4]. En réaction, le rapport s’engage sur une fausse piste en proposant de quantifier « l’expérience client ». Une recension récente de 1134 études sur les mesures rapportées par les patient·e·s atteint·e·s de mélanomes expose clairement les limites de ce type d’approche : non seulement les indicateurs comportent de nombreux biais, mais leur généralisation est irréaliste en vertu de leurs coûts d’implantation et de fonctionnement [5].

Remplacer les citoyen·ne·s et les professionnel·le·s de la santé par des gestionnaires, qui ne peuvent que mesurer des volumes et des coûts, risque de reconduire une vision erronée de la valeur des services de santé qui consiste à faire plus plutôt qu’à faire mieux. Ce problème n’est pas nouveau et d’autres modèles existent pour y faire face.

Un modèle de rechange à la NGP : la coproduction des services de santé

Depuis plusieurs années, un modèle de gestion publique fondée sur les théories de la coproduction attire l’attention des expert·e·s. Celui-ci repose sur le constat qu’un système pluraliste axé sur la gestion démocratique locale des services doit être préféré à la centralisation ou à la privatisation [6]. Les théories de la coproduction sont largement inspirées des travaux d’Elinor Ostrom, lauréate du prestigieux prix « Nobel d’économie » (prix de la Banque de Suède en sciences économiques). Déjà, dans les années 1970, elle s’inquiétait des conséquences de la centralisation et du virage gestionnaire imposé aux services publics. Très tôt, la chercheuse remarque que la coproduction offre une plus grande qualité et une meilleure efficacité des services en plus d’assurer une reddition de comptes démocratique mieux centrée sur les communautés. Son analyse de la complexité organisationnelle des services publics a inspiré les nouveaux courants de l’administration publique qui cherchaient à saisir les raisons de leur existence en comprenant la particularité de leur valeur. Le modèle de la coproduction repose donc sur les distinctions fondamentales qui existent entre les services publics et privés (tableau 1).

Contrairement à un bien matériel, la valeur des services de santé ne s’évalue pas par son prix, car elle est dépendante de variables difficilement quantifiables comme le bien-être des personnes et celui de la population. Omettre de distinguer la valeur des services publics et privés, comme le fait la NGP, conduit à commettre des erreurs fondamentales dans les modes d’organisation. Comme les autres services publics, la santé n’a pas qu’une valeur individuelle, mais aussi une valeur pour l’ensemble de la société. L’individu n’est pas le seul bénéficiaire des services reçus : les communautés locales et nationales en profitent également. Dans le cas des services de santé, la participation des communautés usagères est jugée essentielle pour tirer le plein bénéfice des services professionnels reçus. L’implication du personnel professionnel est également centrale pour la qualité des services, car la production du service se fait en même temps que sa consommation. Par exemple, l’effet d’un traitement de physiothérapie ou de psychothérapie dépend de l’interaction des patient·e·s et des professionnel·le·s.

La coproduction implique de reconnaître que la valeur des services et des soins de santé ne se réalise qu’avec la participation conjointe de la communauté usagère, du personnel professionnel, de la société civile et de l’État (figure 1). Dans le cas des services publics, ce concept signifie que l’État, les citoyen·ne·s et les travailleurs et travailleuses se voient accorder des pouvoirs de contrôle sur la production des services selon différentes échelles de capacité d’action. Les communautés usagères ne sont ainsi pas perçues comme des consommatrices de services, mais comme des coproductrices. Dans cette perspective, il devient donc impossible de simplement mesurer leur degré de satisfaction puisqu’elles doivent être impliquées dans tout le circuit décisionnel. Ostrom nous prévient que la participation de tous ces acteurs à la production des services ne repose pas seulement sur la bonne volonté citoyenne. Dans un système de coproduction, la tâche des organisations publiques se transforme : elles doivent non seulement garantir une offre de services à la population, mais faciliter la participation des acteurs impliqués (communautés usagères, personnel professionnel, etc.).

Dans ce cadre, le bon fonctionnement des organisations publiques proscrit la multiplication de gestionnaires compétents qui prennent la majeure partie des décisions et imposent d’en haut des mesures de surveillance. Au contraire, la collaboration entre ceux qui fournissent les services et la communauté usagère est essentielle à la production de services de qualité. Dans ce contexte, la reddition de comptes prend la forme d’une responsabilité démocratique des gestionnaires, des professionnel·le·s et des citoyen·ne·s face aux communautés usagères. Pour qu’elle donne le maximum de résultat, cette participation citoyenne et professionnelle doit exister à tous les niveaux, de la création des politiques publiques à la distribution locale des soins, en passant par l’organisation et la coordination des services.

La coproduction se déploie plus aisément dans un système polycentré, c’est-à-dire autour de plusieurs pôles décisionnels non hiérarchiques dont les fonctions sont définies selon leur capacité d’action respective. L’État y reste essentiel, mais son rôle est de coordonner la détermination collective des orientations générales et de mettre en place des conditions facilitant leur appropriation locale. Le nombre, le type et les échelles d’entités impliquées dans la coproduction ne sont pas fixes. La figure 2 présente des exemples de responsabilités variant selon les capacités d’action.

De la coproduction près de chez vous

Des exemples de coproduction existent partout dans le monde. Au Québec, l’un des exemples à grande échelle est celui des centres de la petite enfance (CPE). Ces services de garde quasi publics sont organisés en petites unités gérées localement. La prise de décision repose sur les assemblées générales et les conseils d’administration, qui sont composés de parents et de membres de la communauté et du personnel. La direction est généralement confiée à une professionnelle issue du milieu qui assure la continuité des opérations et les choix quotidiens. Les services correspondent aux besoins fluctuants des communautés usagères, qui sont entre autres responsables d’établir les orientations stratégiques, de gérer l’emploi ainsi que de veiller à la santé financière et à la mission de l’organisation. Bien que le ministère de la Famille participe au cofinancement, l’autonomie des CPE est élevée et se traduit en résultats probants : la qualité des services offerts par les CPE est, depuis leur création, nettement meilleure que celle des services de garde privés [7]. La notion d’efficacité est enchâssée dans celle de qualité.

Le système de santé gagnera à s’inspirer de ces pratiques pour mettre en œuvre un modèle de gestion répondant aux erreurs relevées par la recherche scientifique, soit un modèle qui correspond à la valeur des services publics. Pour s’engager vers la coproduction des services de santé, le réseau devra respecter les caractéristiques fondamentales suivantes :

• une organisation en unités locales restreintes dotées de forts pouvoirs décisionnels sur leurs activités et sur les politiques publiques ;
• la présence d’instances de participation démocratique de toutes les parties prenantes des services au sein des multiples paliers du réseau ;
• une chaîne de reddition de comptes qualitative basée sur la responsabilité démocratique ;
• l’instauration d’instances efficaces de règlement de conflits.


Cette publication est une production du Laboratoire de recherche et d’informations en santé et services sociaux (LaRISSS) de l’IRIS.


[1Projet de loi no 15 : Loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace, Assemblée nationale du Québec, Québec, Éditeur officiel du Québec, 2023.

[2Victor PESTOFF, New public governance, the third sector, and co-production, Londres, Routledge, 2013, p. 379-398

[3Christopher HOOD et autres, « Regulation Inside Government : Where New Public Management Meets the Audit Explosion », Public Money & Management, vol. 18, no 2, 1998, p. 61-68.

[4Damien ECHEVIN, Revue documentaire des cadres d’analyse de la valeur et de la performance du système de santé, Commissaire à la santé et au bien-être, Gouvernement du Québec, 2021, p. 43.

[5Zachary BLOOD et autres, « Implementation of patient-reported outcome measures and patient-reported experience measures in melanoma clinical quality registries : a systematic review », BMJ Open, vol. 11, no 2, 2021, p. 202.

[6Stephen OSBORNE, « From public service-dominant logic to public service logic : are public service organizations capable of co-production and value co-creation ? », Public Management Review, vol. 20, no 2, 2018, p. 225-231.

[7Nathalie BIGRAS et autres, « A comparative study of structural and process quality in center-based and family-based childcare services », Child & Youth Care Forum, vol. 39, no 3, 2010, p. 129-150.

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