Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

La faillite du « casino Liban »

Après plus de cent jours de contestation du pouvoir par la rue comme le Liban n’en avait jamais connue, jours de colère et de fête collective — parfois jeu de massacre — , un gouvernement atypique a vu le jour fin janvier. Sur fond d’effondrement économique, le nouveau premier ministre Hassan Diab, professeur d’université et illustre inconnu, va tenter de faire face à ce qu’il décrit comme une « catastrophe ».

Tiré de Orient XXI.

Malgré la formation récente d’un gouvernement, aucun pays parmi les amis du Liban ne lui a proposé une nouvelle aide financière ou économique quelconque. Pas plus que les institutions internationales, qui ont à de nombreuses reprises déploré l’absence de vision des dirigeants, plus préoccupés par leurs intérêts propres que par le sort de la population.

Des pays comme les États-Unis, mais aussi la France sous la houlette de laquelle la communauté internationale s’était engagée il y a deux ans en promettant à son protégé une aide de 12 milliards de dollars (10,82 milliards d’euros) en échange de réformes sociales et économiques ont exprimé leur lassitude face à l’inaction du pouvoir. Signe de la gravité de la situation, les agences de notation internationales ont multiplié les mises en garde, et n’hésitent plus à placer le pays en état de quasi cessation de paiement.

Importer des produits de première nécessité

Le nouveau gouvernement qui dit avoir entendu la colère de la rue risque fort de ne pas recevoir un centime tant qu’il n’aura pas engagé des réformes, alors même que le Trésor doit rembourser près de 4 milliards de dollars (3,61 milliards d’euros) d’ici le mois de juin, sous forme d’eurobonds, c’est-à-dire de titres de dette en dollars émis par le ministère des finances.

Pour ajouter un malheur à d’autres, le ministère des finances a annoncé récemment que l’État allait s’endetter davantage — de l’ordre de 4 à 5 milliards de dollars (3,61 à 4,54 milliards d’euros) supplémentaires — afin de subvenir aux besoins d’importation sur un an des produits de première nécessité (pétrole, blé et produits médicaux).

Outre les maux financiers du pays, dont le plus douloureux a été le décrochage brutal au cours des trois derniers mois de la devise nationale par rapport au dollar (jusqu’à 40 %), la tâche du pouvoir s’est compliquée pour des raisons politiques.

Alors que la rue et les experts réclamaient un gouvernement de « technocrates », non liés à des partis et de dirigeants politiques synonymes de gabegie et de corruption, ce dernier a fini par voir le jour après avoir reçu l’onction du Hezbollah chiite et du chef de l’État chrétien maronite Michel Aoun, un allié de circonstance du « parti de Dieu » pro-iranien. Une première originale, si l’on peut dire.

Un gouvernement monochrome ?

Né donc à l’ombre du Hezbollah — qui ne voulait pas que la situation lui échappe —, comment ce gouvernement s’en sortira-t-il ? Comment sera-t-il perçu par les pays occidentaux aux yeux desquels le parti de Dieu est un mouvement « terroriste », et par les monarchies du Golfe qui le honnissent ? Et quelle marge de manœuvre aura-t-il dans les semaines ou les mois à venir ? Les « protecteurs » de ce gouvernement le laisseront-ils agir et feront-ils preuve de suffisamment de flexibilité face à un programme de réformes pas encore défini ?

Tels sont les défis posées alors que le Hezbollah lui-même, qui pèse d’un poids considérable dans le jeu politique, n’a pas manqué d’être insulté, y compris par les manifestants chiites et dans ses fiefs. Encore une première.

Ces développements surviennent au grand dam de la rue en révolte contre un « système » de gouvernement régi par des arrangements et des combines, où les décisions sont prises par consensus, lorsqu’elles le sont. Car les gouvernements de coalition entre frères ennemis paralysent le plus souvent tout progrès. En effet, quel intérêt y a-t-il à légiférer ou à appliquer des lois lorsque l’argent public peut-être plus profitablement détourné ? Les atermoiements, voire les procrastinations ne sont certes pas le privilège du seul Liban. Mais à la longue, cela se paie, surtout lorsqu’un pays se trouve dans une région enflammée et inflammable…

Un gouvernement « monochrome » donc, à peine né et déjà fustigé, ou alors défendu du bout des lèvres par réalisme politique, en attendant des jours meilleurs.

« Donnez-nous cent jours »

Au départ et pendant des semaines, la révolte de la rue (la « révolution », comme on aime à l’appeler dans le pays) a pris une forme pacifique et intercommunautaire suscitant l’admiration des observateurs, par comparaison avec d’autres pays. Mais plus récemment, devant le blocage politique et la détérioration du quotidien, le face-à-face entre forces de l’ordre et manifestants a fait des centaines de blessés des deux côtés. Des éléments radicaux difficiles à identifier continuent de veiller au grain. Ils sont sans doute partagés entre ceux qui ne croient qu’à l’action pour renverser totalement l’ordre des choses, et d’autres qui servent des intérêts partisans, comme en atteste la présence d’affidés de tel ou tel parti prenant part au mouvement de la rue.

« Donnez-nous une chance de gouverner », « Donnez-nous cent jours », ont donc demandé des membres de ce cabinet formé le 21 janvier et qui se veut « professionnel », responsable et indépendant, malgré les apparences. De fait il en semble capable, à l’image de certains de ses membres comme le nouveau ministre des finances Ghazi Wazni, un économiste dont le nom a été proposé par le chef du mouvement chiite Amal, et le richissime et inamovible président du Parlement Nabih Berri, pourtant décrié par les manifestants. À peine nommé, le ministre des finances, précédemment conseiller de Berri, a rencontré à la fin de la semaine dernière une délégation de la Banque mondiale et un représentant du Fonds monétaire international (FMI).

« Nous sommes au début d’une longue route, mais il faut tenir compte des forces et des spectres du passé qui contrôlent les exécutifs, ce qui n’est pas très encourageant », a déclaré lundi le leader druze Walid Joumblatt. Il s’est mis à l’écart du nouveau gouvernement, de même que les partis politiques anti-Hezbollah qui semblent résolus à ne pas faire d’obstruction, dans le souci de sauver la « maison Liban ». « Le gouvernement doit proposer des réformes sérieuses, et avant tout pour ce qui est du secteur de l’électricité et de l’indépendance de la justice », a ajouté Joumblatt, lui-même ancien chef de guerre. Le cabinet n’a cependant pas encore obtenu la confiance du Parlement.

« Une insulte à mon intelligence »

Même adoubé, ce ministre des finances semble bénéficier d’une bonne réputation. « Il faut donner une chance au gouvernement, quitte à instaurer si possible une sorte de comité de surveillance de l’exécutif », a confié à Orient XXI Rafic Boustani, un agriculteur bio qui cultive ses produits dans sa montagne. Économiste, il était descendu avec sa famille dans la rue aux premiers jours de la révolte par solidarité avec la colère populaire contre la corruption, sous le slogan « Tous veut dire tous » (dehors). Un cri de ralliement adopté, comme dans d’autres pays en révolte, par des centaines de milliers de Libanais dans tous les coins du pays, toutes catégories sociales et confessions religieuses confondues.

D’autres ne croient pas à un quelconque changement. « Ce gouvernement est une insulte à mon intelligence et à celle des Libanais », commente Razek Maamar-Bachi, un homme d’affaires qui cite les maux actuels du pays : dette publique de quelque 90 milliards de dollars (81 milliards d’euros, plus de 150 % du PIB), balance commerciale et des paiements en déficit, chômage en hausse vertigineuse, avec 170 000 à 200 000 nouveaux chômeurs (sur une population active de 2,5 millions de personnes), commerce et magasins fermés, industries en panne de matières premières, employés travaillant à temps partiel ou bien au chômage technique. Et bien sûr, pour la première fois, chute de la livre qui depuis la crise n’est plus liée au cours pivot officiel (peg) du dollar. Un bouleversement tel que sur une vidéo mise en ligne lundi 27 janvier, un député a raillé les banques qui désormais paient les intérêts des dépôts moitié en livres et moitié en dollars, sans demander l’avis des clients. Face aux bancs des députés à moitié vides, le président du Parlement a beaucoup ri d’une pratique plutôt unique en son genre dans le monde.

À l’extérieur de l’hémicycle, la police avait dû intervenir en force ce même lundi pour renforcer les barrages de béton et contenir les manifestants devant le Parlement. Le nouveau cabinet s’y rendait en effet pour la première fois pour l’adoption… du budget 2019 d’un gouvernement vilipendé ! Mais le Liban n’en a cure, qui est resté durant des années sans budget, et où les comptes publics sont rarement examinés ou vérifiés.

Pays ubuesque s’il en est, car on a entendu tout au long de cette crise des ministres conspués pour corruption et mauvaise gouvernance, déclarer haut et fort qu’ils soutenaient les manifestants et étaient désireux de lutter contre cette même corruption dont ils sont les principaux accusés !

L’ex-ministre des Affaires étrangères et gendre du président Gebran Basil a tenté d’expliquer il y a quelques jours à Davos à la chaîne américaine CNBC que l’absence d’action du gouvernement était liée à la « situation régionale », et aussi aux années d’occupation de son pays par la Syrie, et ce alors que les soldats de Damas ont évacué le Liban depuis quinze ans ! « Nous avons mis en place un nouveau gouvernement », s’est même permis d’ajouter ce ministre appartenant à l’équipe dirigée par Rafic Hariri qui a été chassée par la rue en octobre 2019.

Un désastre plus grand ?

Dans ce contexte explosif, le Liban pourra-t-il échapper à un désastre encore plus grand ? Certains experts évoquent une inévitable restructuration de la dette et le recours au FMI. Or, le Liban n’est pas la Grèce et son endettement est essentiellement interne. Surtout, une éventuelle intervention du FMI voudrait dire encore plus d’austérité pour la population. Dépourvu d’industries dignes de ce nom, le Liban est un pays de services où l’essentiel de ce qui est consommé est importé. Dans ce contexte, quels moyens aurait-il pour surmonter l’amère potion qui lui serait administrée ? Les prix se sont d’ores et déjà envolés de 40 % en moyenne.

Avec pour seul secteur traditionnellement dynamique, le tourisme quand tout va bien, et la banque quand les dépôts et les versements de l’étranger ne viennent pas à se tarir. Et c’est là que le bât blesse. Si les banques ont été pendant de longues années le cœur battant du Liban, bénéficiant d’un système ultralibéral où le secret bancaire est érigé en vertu, ce secteur a tout d’un enfant malade qu’il faut guérir au plus tôt.

Le tarissement depuis un an des dépôts en dollars a donné le signal d’alerte. Le système financier fonctionnant comme un moteur de voiture en circuit fermé, au besoin avec des dépôts à taux d’intérêt élevés servant de carburant pour payer les déficits publics, les banques se sont retrouvées en panne. Avec la complicité voulue ou subie de la Banque centrale, des autorités et des déposants. Le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé n’avait-il pas lui-même déclaré que le pays ne fonctionnait que tant qu’il y avait des « revenus » qui entraient dans les caisses des banques ?

En pleine vague de contestation, et sur fond de licenciements massifs, les banques ont dû fermer leurs guichets. Pire, les déposants ne pouvaient plus retirer que de faibles montants de leur banque et les transferts à l’étranger ont été interdits dans les agences bancaires, bien qu’il n’existe pas officiellement de contrôles de capitaux. Du jamais vu ! À tel point que des établissements bancaires ont été attaqués ou saccagés un peu partout. « Nous devons mendier notre argent à nos banques », s’écriaient certains déposants dans des accès de fureur inédits.

Tout va très bien, tout va très bien

« J’étais au Liban en avril 2019. Au cours d’une rencontre chez un ami commun, après avoir évoqué l’obstacle des taux trop élevés pour l’activité de crédit, j’avais mis en garde les banquiers présents contre la dangereuse tentation de transformer (à la faveur du peg liant la devise américaine à la livre libanaise) les dépôts en dollars des clients en bons du trésor en livres libanaises. Peine perdue, ils se montraient optimistes », rappelle Georges Radilovitch, un banquier suisse d’origine libanaise, en racontant cette histoire à Orient XXI.

Pays de contrastes, libéral et rétrograde, ce petit pays est pourtant le seul État démocratique à avoir vu le jour dans le monde arabe ; ni un royaume ni une dictature, et sans coups d’État multiples comme dans la Syrie voisine.

Mais l’État libanais emprunte aujourd’hui un dollar chaque fois qu’il en dépense deux et les services publics sont de plus en plus défaillants, comme en témoignent les coupures de courant quotidiennes de plusieurs heures, les ordures qui jonchent les rues, la mer polluée, et le secteur des télécoms vétuste dissuadant les sociétés étrangères de s’installer. En réalité, les services n’ont pas connu la moindre modernisation depuis la fin de la guerre civile (1975-1990).

Longtemps on n’y a vu que parasols sur les plages, beauté des paysages, et les dés roulant sur les tapis verts des salles de jeux du Casino du Liban, qui accueillait les plus belles revues du monde. « On croyait qu’on pouvait survivre à une dette souveraine supérieure à 150 % du PIB, l’une des plus élevées au monde. Aujourd’hui, on va devoir s’adapter à autre chose de tout à fait différent. On ignore ce qui nous attend », entend-on dire de partout. Mais cette révolte qui a bouleversé tant de choses et créé un tel remue ménage, est-elle capable de changer le visage du Liban ? Certains en doutent.

Henri Mamarbachi

Ancien journaliste de l’Agence France presse (AFP). A exercé les fonctions de chef de poste à Beyrouth et à Rabat, ainsi qu’aux services économique et diplomatique au siège de l’agence.

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