Édition du 26 mars 2024

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Europe

Lampedusa, terre d’exil où se noie la conscience européenne

« La pire tragédie de l’immigration de ces dernières années », a-t-on entendu à propos du naufrage à Lampedusa le 3 octobre dernier, dans lequel ont péri plus de 300 Somaliens et Érythréens. Un drame similaire a pourtant fait près de 500 morts en 2011. Notre mémoire flanche. Les chiffres se succèdent. Et l’indifférence gagne. Au risque d’oublier, aussi, que Somalie et Érythrée sont d’anciennes colonies italiennes. Que sur leurs rivages, poubelles de l’Europe, flottent aujourd’hui d’étranges containers. Que porter secours à des immigrants en détresse est devenu un délit en Italie. Et qu’accorder une « citoyenneté posthume » aux victimes est obscène, quand on repousse les survivants vers des pays où l’on ne revient pas.

Le 13 avril 2011, vingt jours après leur départ de la Libye, deux embarcations disparaissent en haute mer corps et biens. Elles portaient respectivement 335 et 160 émigrants érythréens à destination de l’île italienne de Lampedusa. Le 3 octobre 2013, un autre bateau coule au large de la même île avec à son bord 440 passagers, la plupart somaliens et érythréens. 155 sont sauvés, 111 corps sont repêchés sans vie le jour-même… le sort des autres ne laisse malheureusement aucun doute.

L’écrivain et journaliste Léonard Vincent, qui a consacré un livre aux Érythréens [1], s’interroge au matin du 4 octobre sur un réseau social : « Pourquoi l’épouvantable naufrage de Lampedusa fait-il la « une » aujourd’hui, mais pas les précédents, dont certains ont tué plus de fugitifs encore ? » En effet, pourquoi la presse du jour, cédant à un fugitif « emballement médiatique », répète-t-elle à l’envi la même erreur factuelle : « Ce naufrage est la pire tragédie de l’immigration de ces dernières années ».

L’indifférence est-elle si forte qu’on ne soit pas donnée la peine de vérifier les chiffres ? Gabriele del Grande, du blog « Fortress Europe », a dénombré quant à lui 19 142 morts attestés aux frontières de l’Europe depuis 1988. « Au moins », précise-t-il, car les disparus sont évidemment plus nombreux, même si bien peu s’occupent de recueillir des témoignages, comme le montre une longue enquête d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura qui donnera lieu en 2014 à un documentaire.

Mais partons de l’origine de ces immigrants. Au cours de l’année 2013, jusqu’au 30 septembre, selon les Nations Unies, sont arrivées en Italie par la mer quelques 30 100 personnes, dont 3 000 Somaliens, 7 500 Érythréens, et, fait nouveau et marquant, 7 500 Syriens.

Plusieurs constats s’imposent. Il s’agit d’un très faible nombre eu égard aux populations des pays d’accueil, de celles de leurs communautés immigrées et des réfugiés syriens que doivent gérer pour l’essentiel les pays limitrophes (1 400 000 en avril 2013). Mais cela donne la mesure des risques encourus, si l’on tient compte des morts dénombrés sur la même période sur le site Fortress Europe (450 environ).

Pour le reste, un rappel s’impose, que beaucoup semblent oublier. L’Érythrée et la Somalie, qui fournissent depuis plusieurs années parmi les plus forts contingents du désespoir, sont d’anciennes colonies italiennes [2]. Cela ne signifie pas bien sûr que les situations désastreuses traversées aujourd’hui par ces États, ou ce qui en tient lieu, soient entièrement imputables aux anciennes puissances occupantes.

Mais faire silence sur ce passé en rappelant au mieux la dictature des uns et la déréliction des autres suffit à dire que, si depuis plus de 20 ans la Méditerranée s’est changée en un cimetière du rêve, la conscience européenne, elle, n’a pas fini de s’y noyer.

Quand survivre est une faute

Dauphin du mal en point Silvio Berlusconi, le ministre de l’Intérieur Angelino Alfano a le sens des priorités. Le 4 octobre, lors de son déplacement officiel sur les lieux de la tragédie, à Lampedusa, il a déclaré vouloir étendre les patrouilles italiennes « au-delà de ses eaux territoriales », « renforcer le contrôle aux frontières ». Avant de proposer, après l’Union européenne en 2012, Lampedusa pour le prix Nobel de la Paix. À 167 km de la Tunisie, l’île que les Français ont découverte avec le film Respiro (2002) d’Emanuele Crialese, serait donc en passe de ravir le statut de victime aux noyés africains, comme si des Européens soumis au spectacle de la mort étaient au fond plus à plaindre que les naufragés eux-mêmes, ou que les rescapés.

Si l’île méritait cette candidature, elle le devrait toutefois à son nouveau maire de gauche Giusi Nicolini, et à ceux des habitants qui l’ont élue en mai 2012. Giusi Nicolini a écrit l’an dernier une lettre sans ambiguïté, à la suite d’un autre naufrage : « Je suis indignée par le sentiment d’habitude qui semble avoir envahi le monde, je suis scandalisée par le silence de l’Europe qui vient de recevoir le prix Nobel de la Paix, et qui est silencieuse face à une tragédie qui fait autant de victimes qu’une guerre. » L’ile ne mériterait pas cette candidature au prix Nobel pour son précédent maire, conservateur, qui classait les corps non identifiés lors des précédents naufrages en « ethnie » et « couleur ». Elle le devrait surtout à ceux qui, en lieu et place de secours officiels qui se sont faits attendre plus de trois-quart d’heures, ont porté secours aux naufragés au péril de leur vie.

Ceux-là ont risqué aussi de tomber sous le coup de loi Bossi-Fini de 2002, qui aggravait la loi Turco-Napoletano de 1998, en instaurant entre autres un délit de complicité à l’immigration clandestine. En ont été accusés par le passé, et à plusieurs reprises, des pêcheurs italiens ou tunisiens, coupables d’avoir porté secours à des immigrants en détresse. Devant de tels risques, certains ont par la suite renoncé à assister les naufragés ou les passagers d’embarcations à la dérive. Avant le dernier naufrage, il semble que trois navires de pêche aient aperçu l’esquif sans se porter à sa rencontre.

Plus notable a été la proposition du Président du conseil Enrico Letta de proclamer le 4 octobre journée de « deuil national ». On pourrait y voir un triomphe posthume du droit du sol sur le droit du sang. Si les enfants d’étrangers nés en Italie demeurent étrangers par la loi, au moins ceux qui sont morts dans ses eaux territoriales auront eu les honneurs d’un pays qu’ils n’ont jamais vu. À cette citoyenneté posthume accordée aux victimes du naufrage, répond l’inculpation pour « immigration clandestine » de tous les survivants. La procédure est non seulement obscène, mais profondément inutile, car ils viennent de pays où l’on ne revient pas.

Source : Migreurop

De qui ces morts sont-ils l’histoire ?

La Somalie et l’Érythrée, qui ensemble ne totalisent guère plus de 15 millions d’habitants, ont été les deux plus vieilles colonies italiennes. Des terres déjà déshéritées, concédées par les Britanniques et les Allemands au dernier venu dans le « Partage de l’Afrique », afin d’empêcher les Français de prendre pied sur les côtes de l’Océan indien. Il y eut une communauté italienne notable en Érythrée, et Asmara possède encore de beaux éléments d’architecture rationaliste. Du reste, y règne encore, curieusement conservé, comme un parfum de vieille Europe. Le pays a lutté pendant trente ans, cas unique en Afrique, pour rétablir les frontières de l’ancien colonisateur, pour cette raison aussi que ses soldats, les ascaris, avaient servi d’auxiliaires à l’armée italienne dans sa conquête et son occupation de l’Éthiopie. Les tensions nées de la colonisation n’ont pas disparu avec elle.

La Somalie fut pour sa part pendant assez longtemps une « colonie de papier ». En 1903, on y comptait guère qu’une quinzaine de ressortissants italiens, avant que la campagne de 1908, brutale, ne viennent asseoir le pouvoir des marchands et des grands propriétaires. La Somalie fut ensuite, au sens premier du terme, une colonie, puis une république bananière. Elle fut la seule de ses possessions à retourner à l’Italie après la seconde guerre mondiale, en 1950. Les anciens administrateurs fascistes furent alors mandatés par l’ONU pour apprendre en 10 ans la démocratie à un peuple nomade, chez qui la notion d’Etat centralisé était tout à fait absente. En Érythrée comme en Somalie, le colonisateur limita l’accès à l’éducation. Il fallut attendre les années 70 pour que Mogadiscio se dote d’une université, sur l’initiative de Mohamed Aden Sheikh, alors ministre de l’Information.

Quoiqu’il en soit, comme en témoigne ce commentaire d’actualité de 1960, les Italiens quittèrent la Somalie unilatéralement satisfaits : « Pour nous et la Somalie le moment de se séparer est arrivé. La séparation est amicale mais douloureuse, on ne peut pas oublier 70 ans d’histoire, et demain ce sera le dernier jour de la présence italienne en Afrique. Pas de nostalgie mais une mélancolie tempérée par la conscience d’avoir donner beaucoup plus que ce qu’on a reçu. Aux Somaliens et aux autres Africains en général, l’Italie ne laisse pas le souvenir d’une puissance avide qui les a exploités. En partant de rien, on a créé une classe dirigeante politique et économique en transformant un pays primitif en une puissance capable de s’autogouverner. L’aridité des terres oblige 3 Somaliens sur 4 à vivre de la chasse et de l’élevage. Ce sont des nomades, plus esclaves que maîtres de leur troupeaux et de leurs fermes et ils s’adaptent mal à une vie de paysans. Les quelques industries se trouvent autour de Mogadiscio où vivent la plupart des 3 000 Italiens restés sur place et qui se donnent rendez-vous le dimanche à l’Église catholique. » [3].

En 1969, deux anciennes colonies italiennes rompent avec l’Etat de droit : Mohamed Khadafi fait un coup d’Etat en Libye, Siad Barré en Somalie. Aligné sur le bloc de l’Est, ce dernier change d’alliance au moment de la guerre de l’Ogaden qui l’oppose à l’Éthiopie, elle aussi armée par l’URSS. Désormais sous influence américaine et en manque de ciment idéologique, Siad Barré appuie son pouvoir sur une logique clanique désastreuse, et entretient durant les années 80 d’excellents rapports avec le président du conseil italien Bettino Craxi. Quelques temps avant sa mort en 1995, alors que son pays est inexorablement plongé dans la guerre civile, il donne sa dernière interview dans un italien parfait. Bettino Craxi finit lui aussi sa vie en exil dans la Tunisie de Ben Ali.

En 1991, quand éclate la guerre civile en Somalie, l’Érythrée obtient son indépendance. Son président, Assayas Afeworki, de culture maoïste, entretient d’emblée un rapport ambigu avec le passé italien, au point de conserver à son pays le nom donné par le colonisateur [4]. L’espoir généré par l’indépendance fait bientôt place à l’oppression d’une dictature qui bascule dans l’horreur en septembre 2001. Le silence des médias est total.

L’Érythrée et la Somalie battent aujourd’hui de sinistres records. La première est considérée comme le pays le plus fermé au monde avec la Corée du Nord. La seconde est depuis plus de vingt ans l’Etat le plus failli. En 1993, l’Italie l’a abandonnée à son sort après avoir participé à l’opération « Restore Hope », que les États-Unis ont dévoyée avant de se retirer à leur tour. Ni l’un ni l’autre n’ont pourtant tout à fait oubliée la Somalie, si l’on en croit le journaliste Paul Moreira qui, rouvrant en 2011 une enquête sur les trafics de déchets qui a coûté la vie à la journaliste Ilaria Alpi en 1994, a remonté la piste jusqu’à la N’Dranghetta calabraise et ses connexions outre-atlantique. Le tsunami de 2004 a du reste ramené à la surface d’étranges containers. Cette zone de non-droit est ainsi devenue la poubelle de l’Europe, une solution commode à une crise des déchets endémique dans le sud italien – et qui rapporte désormais davantage au crime organisé que la drogue, le jeu ou la prostitution – mais aussi un moyen d’évacuer, toujours via l’ancienne puissance coloniale, des déchets nucléaires venus des pays qui en produisent.

S’ajoute à cela la famine officiellement déclarée en Somalie durant l’été 2011, et qui aurait fait selon l’ONU 260 000 morts, dans un pays qui compte environ 10 millions d’habitants.

Source : Migreurop

Les disparus

En 2012, Emanuele Crialese a consacré son dernier film aux migrants de la Corne de l’Afrique échouant sur la petite île de Linosa, à 42km de Lampedusa. Terraferma – c’est son titre – fait suite à Nuovomondo, qui racontait la traversée d’une famille de bergers siciliens jusqu’à leur arrivée à Ellis Island, aux Etats-Unis. C’est un film d’une grande intelligence symbolique, jusque dans cette image forte qui a servi d’affiche, où l’on voit une embarcation semblable à celles des migrants traversant la Méditerranée, mais remplie cette fois de touristes italiens en croisière, à l’instant où ils s’apprêtent à plonger. De toutes ces images qui se superposent, Emanuele Crialese a dit les différences lors de plusieurs entretiens. Les émigrés italiens d’autrefois embarquaient sur des paquebots avec des papiers officiels. Il y eut bien sûr des tragédies : en 1899, 29 passagers meurent dans un navire à destination du Brésil. Sur un autre, 34 succombent aux privations [5]. Mais ces morts avaient un nombre et un nom.

Ce qui se produit aujourd’hui est d’une tout autre nature, et ne concerne pas seulement l’Italie, mais l’Europe entière. L’Europe, dont l’unité pour l’instant ne s’est faite qu’au nom d’une guerre apparemment défensive et gérée depuis Varsovie par Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures, créée en 2005. Pour le reste, une Grèce de dix millions d’habitants est conviée à gérer seule ses deux millions d’immigrés, dont la moitié en situation irrégulière, arrivés depuis vingt ans des pays les plus déshérités d’Afrique et d’Asie. L’Italie choisit la non-assistance après avoir longtemps soudoyé les autorités libyennes pour bloquer les départs à tout prix, condamnant les migrants à l’incarcération et aux vexations en tout genre. L’Espagne répond par la violence dans ses vieilles enclaves coloniales de Ceuta et Mellila, lieux de mémoire du franquisme, où les « attaques massives » de ces derniers jours ont défrayé la chronique. Mais leur reprise remonte pourtant à l’hiver dernier. « Pour les médias, je ne comprends pas ce qui fait déclencheur, étincelle », s’interroge la photographe Laetitia Tura, coréalisatrice du documentaire Les Messagers, en cours d’achèvement. Avec Hélène Crouzillat, elles se sont mises en quête de témoignages de migrants, au Maroc de 2008 à 2012, en Tunisie en 2012. Elles se sont rendues compte qu’un certain nombre de récits évoquaient le souvenir d’une ou plusieurs morts. Certaines étaient le fait de violences des autorités marocaines ou espagnoles, mais les corps avaient aussitôt disparu, sans qu’on sache s’ils avaient été enterrés. Elles ont retenu 15 histoires de disparitions, de morts redoublées par le silence et l’oubli. Toutes ne sont pas répertoriées dans la liste des 20 000 décès enregistrés sur le blog de Gabriele del Grande, sur la base des comptes-rendus publiés dans la presse.

Le 5 octobre 2013, à l’aube, la marine américaine, presque 20 ans jour pour jour après la désastreuse bataille de Mogadiscio qui a coûté la mort à un millier de Somaliens, s’est lancée dans une opération contre un chef d’al-Shabaab, en réaction à l’attentat de Nairobi. L’assaut a été un échec. L’histoire bégaie : la guerre s’est de nouveau portée en Somalie.

Voir le blog de l’auteur, Dormira jamais (http://dormirajamais.org). L’article y a été précédemment publié sous le titre Conscience et humanité noyées.

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