Édition du 23 avril 2024

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Environnement

« Le changement climatique est le meilleur argument à opposer au néo-libéralisme » - Naomi Klein

Naomi Klein revient avec un fort livre, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Présentant le changement climatique comme un « risque existentiel », elle démontre que, pour éviter la catastrophe, il faut adopter des politiques radicalement contraires au néo-libéralisme dominant. Reporterre s’est entretenu avec elle.

Tiré du site de Reporterre.

Avec La stratégie du choc, Naomi Klein avait écrit un des livres les plus forts pour comprendre le fonctionnement actuel du capitalisme. Venue du mouvement anti-mondialisation, elle a progressivement compris l’importance de l’enjeu écologique et s’est attelé à connecter les deux problèmes. Un travail qui s’exprime dans un fort livre, Tout peut changer, qui parait en France le 18 mars. Nous l’avons interviewée - par skype.

Reporterre - Pourquoi les climato-sceptiques ont-ils raison - sur un point crucial ?

Naomi Klein - Ils sont honnêtes sur le fait que, si le changement climatique est vrai, il requerra l’abandon de tout leur projet idéologique. IIs ont vraiment compris que, si la science est exacte, cela demandera des changements très fondamentaux dans le système économique et politique. Au contraire, les libéro-centristes, qui représentent une part très importante du mouvement climatique, ont systématiquement essayé de minimiser l’ampleur du changement que requiert le changement climatique.

Alors que les sceptiques comprennent très bien que répondre au changement climatique exigera de changer la distribution des richesses, que cela demandera un énorme niveau de réglementation, qu’il faudra de la coopération, qu’il faudra réfléchir à comment nous allons utiliser les ressources, particulièrement les combustibles fossiles.

Quels changements radicaux sont nécessaires pour éviter l’aggravation du changement climatique ?

Pour prévenir les effets catastrophiques du changement climatique - nous ne parlons pas de prévenir le changement climatique, parce qu’il a déjà commencé -, nous devons lancer deux types d’investissement public : d’abord pour nous sortir des combustibles fossiles, ce qui signifie investir dans un nouveau système énergétique, repenser la façon dont sont faites nos villes, investir dans les systèmes agricoles et l’usage des sols.

Mais puisque le changement climatique est là et va s’aggraver, investir aussi dans des infrastructures qui nous protègent du désastre, telles que des digues, parce que nous voyons de plus en plus fréquemment que les désastres deviennent catastrophiques, quand se conjuguent un temps violent et des infrastructures publiques déficientes. On l’a constaté lors de Katrina [sur La Nouvelle Orléans en 2005], ou pendant l’ouragan Sandy [à New York en 2012]. Comment concilier ces impératifs avec la logique de l’austérité ? Ce n’est pas possible.

Qu’appelez-vous la « logique de l’austérité » ?

La politique de perpétuelle attaque de la sphère publique.

La politique néo-libérale ?

Oui.

Les grandes ONG et le mouvement environnementaliste sont-ils prêts à opérer ces changements radicaux ?

Certains groupes l’ont compris. Par exemple, en Grèce, de grosses ONG comme le WWF en sont venues à lier changement climatique et néo-libéralisme. Parce qu’elles ont vu que, dans le cadre de la politique d’austérité, tous les programmes d’énergie renouvelable sont amoindris, tandis que tous les projets de mines et de pétrole offshore sont stimulés.

Donc, quelques fractions des groupes verts veulent faire ce lien. Mais le plus souvent, il n’est pas établi, parce que le mouvement environnementaliste est imprégné de l’idée qu’il est au-delà de la droite et de la gauche et que le changement climatique transcende les idéologies. C’est une notion erronée. Il n’est pas possible de gagner sans se confronter avec la logique néo-libérale fondée sur l’idéologie du marché. Je suis très étonnée de la lenteur avec laquelle le mouvement vert assimile cette idée.

Mais c’est une responsabilité partagée avec le mouvement anti-libéral, qui a été lent à réaliser à quel point le changement climatique est un argument puissant. J’ai interviewé Alexis Tsipras, en Grèce, avant qu’il devienne premier ministre. Et il me disait : « Avant, on pensait au changement climatique, mais maintenant, avec la crise économique, on ne peut plus ». Mon argument n’est pas qu’il faut lutter contre le changement climatique parce que c’est la chose importante à faire - même si c’est vrai -, mais parce que c’est le meilleur argument à opposer à la Banque centrale européenne et à l’Allemagne, qui prétendent qu’elles sont préoccupées du changement climatique.

Elles demandent une réduction des budgets publics quand les pompiers n’ont plus les moyens de lutter contre les incendies de forêt, dans un pays où ils sont très fréquents. La Grèce est un pays très vulnérable au changement climatique. Mais la pression économique qui s’exerce sur elle l’oblige à rechercher du pétrole et du gaz et à s’engager dans toutes sortes d’activités extractives. Je ne comprends pas qu’ils ne se servent pas de cet argument.

Pourquoi le changement climatique serait-il le meilleur argument contre la logique néo-libérale ?

Parce que c’est une crise existentielle de l’humanité. Tous les politiciens doivent dire qu’ils s’en préoccupent. Et en Allemagne particulièrement. C’est la grande ironie. Ce pays est supposé être le plus vert en Europe, et il a une très bonne politique énergétique, en interne. L’Allemagne est un incroyablement bon exemple de comment vous pouvez créer des emplois en changeant le système énergétique. Elle utilise encore du charbon, mais 25 % de l’électricité vient des énergies renouvelables, et de très nombreux projets énergétiques y sont coopératifs, contrôlés et possédés localement, apportant des ressources aux territoires. Ils ont créé 400 000 emplois.

L’Allemagne est un exemple étonnant que si vous prenez le changement climatique au sérieux, vous pouvez réduire l’inégalité et édifier une économie forte, renforcer la démocratie locale, et agir contre le changement climatique. Mais elle dit aux autres de faire l’opposé !

Pourquoi ?

Elle cherche des ressources ailleurs : en Grèce, les compagnies qui veulent exploiter le charbon sont des compagnies allemandes. Elles perdent de l’activité en Allemagne, mais elles vont en Grèce !

Aux Etats-Unis, que pensez-vous de la politique de Barack Obama sur l’environnement et le changement climatique ?

Trop lente, trop tardive. En 2009, quand se discutait la législation sur le climat, les groupes environnementaux essayaient d’influencer la loi par le lobbying, Obama s’en fichait. Il n’a dépensé aucun capital politique sur ce sujet. Mais il y a eu un mouvement massif de combat contre l’oléoduc Keystone XL [qui est censé acheminer le pétrole des sables bitumineux du Canada vers le golfe du Mexique], un mouvement qui a mobilisé sa base – les gens qui protestent contre Keystone sont les mêmes que ceux qui frappaient aux portes pour qu’il soit élu en 2008. Il y a alors été attentif et il a dit non à l’oléoduc. Il a résisté fermement à toutes les tentatives des parlementaires Républicains d’autoriser le Keystone XL. Je ne pense pas qu’il mérite exclusivement le crédit pour ça : le crédit va au mouvement qui a fait pression.

Cela signifie-t-il que les mouvements de masse sont le meilleur outil pour changer la donne et influencer la politique ?

Les politiciens réagissent aux mouvements sociaux, et ceux-ci doivent donner la direction. Mais le niveau de réduction des émissions dont nous avons besoin est si important qu’il ne peut être atteint que par de l’interaction entre les mouvements et les partis politiques et le processus politique. C’est ce qu’on a vu en Allemagne : il y avait un mouvement vert très puissant, un mouvement anti-nucléaire très puissant, et aussi un système politique qui force les partis à travailler ensemble. Et cette interaction entre le mouvement de masse et le système politique résulte en une politique nationale très efficace. On a besoin de cette approche. Il y a aussi des exemples de mouvements sociaux qui deviennent eux-mêmes des partis, par exemple Podemos, en Espagne, qui est né dans les rues.

Une telle transformation est-elle imaginable aux Etats-Unis ?

Elle est imaginable. Mais c’est très difficile, parce le système politique est corrompu par l’argent : par exemple les frères Koch [des milliardaires qui financent les groupes climato-sceptiques], qui ont bâti leur fortune dans le pétrole, viennent juste d’annoncer qu’ils vont dépenser des milliards pour la prochaine élection présidentielle. Et c’est la même chose pour les deux principaux partis. C’est fou ! Une campagne présidentielle coûte trois milliards de dollars !

A l’échéance dont nous parlons, entre maintenant et 2016, il n’est pas possible qu’un parti alternatif puissant apparaisse. La question pour le mouvement climatique aux Etats-Unis est d’avoir une vision claire, qui définisse ce qu’est la transition pour sortir des combustibles fossiles. Il est aussi très important que le mouvement environnemental travaille avec les syndicats, et articule sa demande d’un passage à 100 % de renouvelables en 2030, ce qui est une demande très radicale, et dessiner des voies réalistes de création d’emplois, pour signifier qu’il ne s’agit pas de choisir entre l’emploi et l’environnement.

Il faut obliger Hillary [Clinton, la probable candidate du Parti Démocrate aux prochaines présidentielles] de répondre à çà. Parce que d’ici l’élection présidentielle de 2016, on a juste le temps de pousser Hillary Clinton et les syndicats vers une meilleure position. Quand Hillary était Secrétaire d’Etat [équivalent aux Etats-Unis de ministre des Affaires étrangères], elle n’a presque jamais parlé de changement climatique. Le sujet ne l’intéresse pas. Au moins, Obama en parle. John Kerry [l’actuel Secrétaire d’Etat] parle au moins trois fois plus de changement climatique qu’Hillary Clinton le faisait, et d’une façon beaucoup plus personnelle. Donc, on se dirige vers une situation où Obama sera remplacé, par Jeff Bush ou par Hillary Clinton, qui seront l’un comme l’autre pires, à moins que les mouvements de la société civile parviennent à agir de concert.

Quel doit être la tactique du mouvement vert ?

Il y a une formidable opportunité maintenant avec un prix du pétrole si bas. En six mois, le prix du baril est passé de cent dollars à cinquante. Cela crée beaucoup d’opportunités pour faire avancer un agenda qui connecte économie et climat. Jusqu’à maintenant, il a été très difficile de bâtir une coalition entre les syndicats de travailleurs et le mouvement vert, dans un contexte où l’industrie extractive était la seule à offrir des boulots bien payés, particulièrement en Amérique du nord, avec le boom du pétrole et du gaz de schiste, et le boom des sables bitumineux. Elle offrait des salaires de cent mille voire deux cent mille dollars l’année [près de deux cent mille euros]. C’était un contexte difficile pour construire une coalition.

Mais ce qui se passe maintenant est que l’industrie du pétrole et du gaz est en crise et licencie les employés par dizaines de milliers. Aux Etats-Unis, en ce moment, se déroule la plus grande grève au sein des raffineries qu’on ait vu depuis les années 1980. Le triomphe des compagnies pétrolières dans les années récentes a été de faire croire aux travailleurs du pétrole que leur intérêt était commun. Mais maintenant, ça ne marche plus.

Ce contexte est beaucoup plus propice pour créer une alliance entre le mouvement climatique et les syndicats, pour mettre en avant une vision de création d’emplois, dans la ligne de ce qu’a fait le syndicat anglais TUC, avec la campagne One million jobs. Il s’agit d’invoquer l’urgence de la crise climatique pour demander le lancement d’un énorme mouvement de créations d’emplois. C’est ce que le mouvement en Amérique du nord doit faire.

L’autre chose à faire est d’élargir la définition d’« emploi vert », que ce mot ne désigne pas seulement, par exemple, quelqu’un qui pose des panneaux solaires, mais toute personne qui est dans une profession émettant peu de CO2, par exemple des infirmiers ou infirmières. C’est une façon importante d’étendre le mouvement.

Et puis il faut tirer parti du choc de prix du pétrole que nous vivons. Les compagnies sont en train de se retirer des sables bitumineux. Les grands projets énergétiques extrêmes ne sont plus rentables. C’est le moment de demander un moratoire sur les pratiques extractives, sur le gaz de schiste, sur l’oléoduc Keystone XL, parce que les compagnies poussent moins fort ces projets. Il est plus facile de gagner dans un contexte de bas prix du pétrole, où les investisseurs sont en retrait.

Donc les grandes compagnies pétrolières sont les cibles ?

L’objectif est d’opérer une translation de cette campagne contre les compagnies vers la politique : de porter le combat local contre le gaz de schiste vers une politique nationale d’interdiction du gaz de schiste. Ou d’obtenir qu’un groupe de pays refuse l’exploration de pétrole en Arctique. Il faut que les politiques régionales comme internationales ferment l’ère des combustibles fossiles. Transformer ce que nous faisons dans les rues, en bloquant un oléoduc particulier, en une politique globale adoptée par les gouvernements.

Qu’attendez-vous de la COP 21 ?

Il nous faut être réaliste sur ce qui peut être accompli en neuf mois : transformer nos politiciens pour qu’ils bouleversent leur politique et arrivent à Paris avec un objectif de réduction des émissions très ambitieux n’est pas possible.

Il ne faut pas mobiliser les gens si c’est pour arriver à la déception. C’est ce qui était arrivé à Copenhague, en 2009, où tout était axé sur le thème, « c’est notre dernière chance de sauver la planète », la conférence a été un échec, et tout le monde a été incroyablement déprimé. Ca a été terrible pour le mouvement environnemental. Un psychanalyste a même parlé du « syndrome de Copenhague ».

C’est important de mobiliser pour la COP 21 à Paris, fin novembre, mais il faut voir Paris comme une plate-forme, un point de convergence des mouvements. Ce sera un moment très intéressant à vivre en Europe, en raison de la montée de la résistance au néo-libéralisme. Paris doit être un haut-parleur, pour amplifier cette vision.

Entre maintenant et Paris, il faut clarifier ce qu’est notre vision de la transition : 100 % en renouvelables, création massive d’emplois, refus des politiques d’austérité néo-libérales, et laisser les combustibles fossiles dans le sol. C’est très simple : les pollueurs doivent payer. Ce doit être une transition basée sur la justice : ceux qui sont le plus frappés par le modèle actuel doivent être en première ligne des bénéficiaires de la transition. Cette vision ne peut venir des partis. Elle doit venir du mouvement social. Et les partis auront à y répondre.

Dans votre livre, vous écrivez que face au changement climatique, le capitalisme pourrait recourir à la stratégie du choc. Quelle forme prendrait-elle ?

Elle a déjà commencé de diverses façons, par l’accaparement des terres en Amérique latine ou en Afrique par des multinationales, par la fermeture toujours plus rigoureuse des frontières, si bien que les personnes les plus vulnérables au changement climatique sont coincées là où elles sont.

Et puis aussi privatiser tout ce qui peut faire protection – on l’a vu au moment de la tempête Sandy à New York, quand les magasins de luxe faisaient de la publicité pour dire qu’ils avaient des générateurs et des équipements pour se protéger des ouragans. Le luxe suprême devient la protection contre le changement climatique, et ne plus avoir à dépendre de l’Etat pour cela : c’est pour les 1 % des 1 %.

Un exemple de cet égoïsme peut s’observer en Chine, où l’air est si pollué que les riches envoient leurs enfants dans des écoles privées où ils jouent sous des dômes, parce que c’est le seul moyen d’éviter de porter des masques anti-pollution. Ce n’est pas l’avenir, ça se passe maintenant.

J’ai parlé de votre livre à une dame, et elle m’a demandé : « Naomi Klein est-elle optimiste ? »

Le courant de ce livre coule directement de mon précédent sur La stratégie du choc, dans lequel j’explorais le pire de ce que l’humanité est capable de faire en situation de crise. Donc, je ne suis pas ingénue. Mais je suis optimiste au sens où il est encore possible, physiquement possible, d’empêcher la catastrophe. Et j’ai vu d’assez près ce à quoi cela peut ressembler, dans les suites du cyclone Katrina ou durant l’invasion en Irak, pour essayer de faire tout ce que je peux pour éviter cette issue. Je n’abandonne pas. C’est une forme d’optimisme. Je n’abandonne pas.

Hervé Kempf

Le Monde

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