Édition du 26 mars 2024

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Asie/Proche-Orient

Les préjugés « ordinaires » d’un écrivain israélien

A. B. Yehoshua est incontestablement un grand écrivain israélien. Mais, bien qu’ayant soutenu et la guerre contre le Liban en 2006 et l’invasion de Gaza il y a trois ans, il prétend appartenir au « camp de la paix ». De la paix des cimetières, faudrait-il préciser. Car sa pensée est fondamentalement coloniale, ne concevant l’Autre, le Palestinien, que comme profondément différent.

Le Monde Diplomatique (France), Saint-Denis, vendredi 6 janvier 2012

Dans une libre opinion publiée par le quotidien Haaretz le 2 janvier et intitulée « An unwelcome intro to the binational state », il veut répondre à Avraham Burg, l’ancien président du parlement israélien, et sans doute l’une des plus courageuses personnalités du pays. Celui-ci écrivait, dans « Now it’s your turn » (Haaretz, 23 décembre), qu’il n’existerait demain qu’un seul État entre la Méditerranée et le Jourdain et que celui-ci serait aussi peu démocratique qu’Israël aujourd’hui.

« Même si, parmi nous, beaucoup croient qu’il est possible d’empêcher la création d’un tel État par des mesures politiques énergiques, il faut pourtant s’y préparer, à la fois intellectuellement et émotionnellement, tout comme nous nous préparons à d’autres situations d’urgence. L’objectif de cette préparation est de garantir qu’un État binational ne sapera pas la structure démocratique d’Israël, et ne détruira pas complètement l’identité collective juive-israélienne qui a pris forme au cours des dernières décennies.

L’avènement d’un État binational ne serait pas seulement dû aux agissements d’Israël, mais serait également le résultat de la coopération silencieuse des Palestiniens, tant à l’intérieur d’Israël qu’au-delà de ses frontières. Même les membres pragmatiques du Hamas veulent entraîner Israël, comme une première étape, vers une telle éventualité.

(...) « Pour le peuple palestinien, un État binational dans l’intégralité du grand Israël est une meilleure option que le morceau de Palestine haché et découpé qui pourrait être arraché des griffes d’Israël après beaucoup de peine et de sang ».

« Grâce à la puissante économie d’Israël et ses liens étroits avec l’Occident, un État binational, même à moitié démocratique, pourrait promettre aux Palestiniens une vie meilleure et plus sûre, et (surtout) un territoire plus vaste que celui qui pourrait être obtenu après des dizaines d’années de campagne menée avec l’objectif d’obtenir toute la Palestine.

(…) Cette vision d’un État binational explique peut-être l’obstination de l’Organisation de libération de la Palestine, à la fois au sommet de Camp David en 2000 et pendant les négociations entre l’Autorité palestinienne et le gouvernement Olmert. Elle pourrait aussi avoir influencé la position de l’Autorité palestinienne au cours des derniers contacts avec le gouvernement israélien actuel, une position destinée à empêcher l’émergence d’une véritable solution ».

Ah bon ? On sait que selon la propagande israélienne, au sommet de Camp David de 2000 entre Ehud Barak et Yasser Arafat, le premier ministre israélien avait présenté une offre généreuse que les Palestiniens auraient rejetée. Pourtant, les mémoires de la plupart des protagonistes — y compris américains — publiées depuis confirment qu’il n’en a rien été. Que Barak n’a jamais proposé de rendre même 95% des territoires occupés. Qu’il avait décidé, avant même le sommet, de faire porter la responsabilité d’un échec prévisible sur Yasser Arafat. C’est Barak qui a inventé l’idée qu’il n’y avait pas de partenaire palestinien pour la paix (lire « Le “véritable visage” de M. Ehoud Barak », Le Monde diplomatique, juillet 2002). Yehoshua peut-il ignorer tous ces témoignages ? Peut-il ignorer la responsabilité de Barak, qualifié à juste titre par Uri Avnery de « criminel de paix » ?

Quant aux négociations entre Mahmoud Abbas et Ehud Olmert, on nage aussi en pleine propagande israélienne. Je renvoie Yehoshua au journal, très instructif, d’un des négociateurs palestiniens, Ziyad Clot : Il n’y aura pas d’État palestinien, Max Milo, 2010.

A moins que l’intransigeance de la direction palestinienne corresponde, pour Yehoshua, au fait de ne pas accepter que les 22% de la Palestine historique qu’elle réclame soient encore amputés, que l’État palestinien n’ait aucune souveraineté, ni sur son espace aérien ni sur ses frontières, bref, que ce soit un simple bantoustan.

Mais le meilleur est à venir. L’écrivain affirme que cette volonté des Palestiniens d’avoir un État binational « explique aussi la passivité sinon incompréhensible des Palestiniens quant à l’organisation de protestations civiles et non violentes contre les colonies. Peut-être cela explique-t-il qu’ils restent dans leur lit quand des voyous brûlent leurs mosquées ».

Mépris ? Impudence ? Ignorance ? L’écrivain ne connaît-il pas l’histoire de la première Intifada (non violente) ou celle de la seconde, souvent armée ? Ont-elles réussi à stopper la colonisation ? Quant à parler de Palestiniens qui dorment pendant que des voyous brûlent leurs mosquées, c’est oublier que les colons bénéficient de la protection de l’armée, qu’ils sont souvent armés et n’hésitent pas à tuer – pendant que Yehoshua écrit ses chroniques dans Haaretz...

Et l’auteur de conclure que, si l’on veut éviter cet État binational, il faudra « persuader les Palestiniens de se mobiliser » pour cette solution à deux États. Le problème du colonisateur est de toujours rejeter sur le colonisé la faute : celle d’être arriéré, celle de ne pas se mobiliser selon les normes qu’il fixe, celle de dormir dans son lit douillet.

Alain Gresh

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, 2010) et Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française, avec Hélène Aldeguer (La Découverte, 2017).

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