Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

Littérature. L’éditeur québécois qui voulait “cesser d’ignorer le monde”

À la tête de la maison Mémoire d’encrier, qu’il a fondée en 2003, Rodney Saint-Éloi a bâti un catalogue d’une richesse et d’une diversité inégalées. S’y mêlent des voix du monde entier, y compris des communautés autochtones, longtemps invisibilisées au Canada.

Tiré de The Walrus. Traduction parue dans Courrier international.

L’été dernier, quand le président haïtien Jovenel Moïse a été assassiné, Dany Laferrière, qui est sans doute l’auteur vivant le plus connu de la nation insulaire, a semblé exaspéré par les demandes de commentaire des médias. “J’avais l’impression qu’on attendait que je confirme la mort du président du fond de mon lit à Montréal”, a-t-il écrit dans un article publié dans Le Journal de Montréal.

Au lieu de quoi il a recommandé la lecture d’un roman publié en 2020, Les Villages de Dieu, qui décrit la vie dans un quartier pauvre [de Port-au-Prince, la capitale haïtienne,] où sévissent les gangs et où la police ne peut entrer. D’après Laferrière, l’ouvrage humanise les pauvres d’Haïti tout en montrant la désintégration du pouvoir étatique qui a créé les conditions propices à l’assassinat du chef de l’État. Et, contrairement à lui, l’autrice, Emmelie Prophète, vit à Port-au-Prince.

Les médias ont accroché. Du jour au lendemain, la romancière a été interviewée par tous les grands titres du Québec, et son éditeur montréalais, Mémoire d’encrier, a dû réimprimer 10 000 copies de son ouvrage en moins d’un mois pour satisfaire la demande. D’après Prophète, la tournure des événements a changé “le destin du livre”.

L’écrivaine avait déjà publié cinq romans et récolté plusieurs prix et nominations, mais le succès des Villages de Dieu au Canada et en Europe lui a valu une renommée particulièrement éclatante. Elle salue les “têtes brûlées” de la maison Mémoire d’encrier, fondée par le poète haïtien Rodney Saint-Éloi, pour avoir cru en elle depuis tout ce temps. “C’est bon d’avoir des éditeurs comme celui-là.”

Riche catalogue d’auteurs autochtones

Opérationnelle depuis 2003, Mémoire d’encrier fait paraître plus d’une vingtaine de titres par an depuis ses bureaux situés à la lisière des quartiers montréalais de Rosemont et Villeray. Elle publie des auteurs québécois, mais aussi des écrivains d’Haïti, d’Afrique et de France. Elle propose également une judicieuse sélection de traductions [en français] d’auteurs tels Souvankham Thammavongsa, lauréate du prix Giller [le prix le plus prestigieux pour la littérature anglophone au Canada], et Ocean Vuong, un romancier et poète américain qui connaît un grand succès*.

De plus, on peut dire que la maison d’édition est devenue un chef de file pour ce qui est de la diffusion en français de la littérature autochtone. Son catalogue contient des romans des écrivaines innu Naomi Fontaine et Joséphine Bacon, ainsi que des traductions d’ouvrages de Thomas King [un romancier d’ascendance cherokee], Leanne Betasamosake Simpson [une artiste et intellectuelle membre de la Première Nation d’Alderville], Tomson Highway [un écrivain de culture crie] et feu Lee Maracle [1950-2021, qui était issue de la communauté amérindienne Sto:lo].

Un succès exceptionnel

Mémoire d’encrier est aujourd’hui un acteur majeur dans le domaine des lettres francophones : ses auteurs sont souvent en lice pour les prix québécois les plus prestigieux et la maison peut compter sur des réseaux de distribution au Canada, en Haïti et dans certaines régions de l’Europe francophone. Elle compte six employés à temps plein, dont trois – à commencer par le directeur – sont des personnes de couleur.

Ce succès contraste avec la réputation d’homogénéité culturelle du Québec. Le secteur québécois des médias, le Conseil des arts et des lettres et l’ensemble de la scène culturelle de la province ont tous été critiqués pour leur manque de diversité ces dernières années. Le refus du Premier ministre, François Legault, de reconnaître l’existence d’un racisme systémique est devenu une source permanente de controverse.

Dans le domaine de l’édition, toutefois, le problème ne semble pas circonscrit à la province canadienne. En 2020, la campagne #PublishingPaidMe a mis en évidence sur les réseaux sociaux les faibles à-valoir versés aux auteurs noirs [dans toute l’Amérique du Nord]. La même année, un article publié dans le New York Times révélait que seuls 11 % des titres publiés par les grandes maisons d’édition américaines en 2018 avaient été écrits par des personnes de couleur. Il soulignait par ailleurs la corrélation entre ce pourcentage et la prépondérance des éditeurs blancs. [Au Canada], sur 372 professionnels de l’édition ayant répondu à une étude sur la diversité réalisée en 2018 par l’Association des éditeurs canadiens, 82 % s’identifiaient comme blancs.

Mettre la périphérie au centre

Mais qu’arrive-t-il quand une maison d’édition ne se contente pas d’enrichir sa liste d’auteurs d’écrivains de couleur ? Qu’arrive-t-il quand la diversité fait partie intégrante de son identité ? Le cas de Mémoire d’encrier montre que les résultats obtenus peuvent être porteurs d’un changement radical.

Il ne devrait rien y avoir de surprenant à ce qu’un Haïtien soit à la tête d’une maison d’édition montréalaise. Après tout, la ville est depuis plus de cinquante ans une plaque tournante de la littérature de ce pays des Caraïbes, notamment en raison des vagues d’immigration et des affinités linguistiques qui unissent la province et la nation insulaire.

Le projet de Saint-Éloi [né en 1963] se démarque cependant par sa longévité, sa portée et l’ampleur de sa mission. Au lieu d’attendre que la vieille garde culturelle locale lui fasse une place, il s’est fixé ses propres critères. “Je prends tout ce qui est considéré comme périphérique et je le place au centre”, explique l’éditeur, un homme énergique qui s’exprime d’une voix douce.

  • “Je pense que les livres sont révolutionnaires en ce qu’ils nous obligent à cesser d’ignorer le monde.”

Contre les étiquettes

Saint-Éloi s’est donné pour mission de sortir la scène littéraire québécoise de ce qu’il décrit comme une apathie généralisée. “C’était comme si on s’accommodait de ce qu’on avait, comme si on se satisfaisait d’être une province.” Il se rappelle avoir lu l’ouvrage de Hugh MacLennan intitulé Two Solitudes [1945 ; Deux solitudes, Bibliothèque québécoise, 1992], qui parle de la division entre les francophones et les anglophones au Canada, et avoir été troublé par l’étroitesse de la vision qu’on y présentait. Il interroge :

  • “Où sont les Noirs dans ces deux solitudes ? Où sont les peuples autochtones ? Et les Arabes ?”

Malgré tout, Saint-Éloi rejette l’étiquette d’“éditeur noir”, qu’il considère comme condescendante et inexacte. Très tôt, le catalogue de Mémoire d’encrier a mis en vedette des écrivains d’Haïti et de la diaspora : des textes inédits, mais aussi des anthologies et des classiques. Mais l’éditeur s’empresse de signaler qu’il a publié des auteurs marocains et tunisiens dès sa première année d’activité. Il travaille aussi avec des auteurs blancs du Québec et de France qui partagent ses préoccupations en ce qui concerne le dialogue interculturel et la décolonisation. En 2009, Mémoire d’encrier a élargi ses activités à la traduction, et 8 des 25 titres qui composent son catalogue de l’année 2021 sont traduits d’autres langues.

“Un éditeur capable de comprendre d’où je viens”

Ainsi que l’explique Yara El-Ghadban, une immigrée palestinienne dont les trois premiers romans sont parus chez Mémoire d’encrier – où elle a récemment été recrutée comme éditrice –, c’est précisément en raison de son caractère international que cette maison lui est apparue comme un choix évident. “J’avais besoin d’un éditeur capable de comprendre d’où je viens et quelles sont mes expériences en tant que femme de couleur, émigrée, exilée ; un éditeur qui connaît aussi ma culture, mon histoire.”

Saint-Éloi s’était fait sa place dans le milieu culturel haïtien avant d’émigrer au Québec. En 1991, alors qu’il n’avait pas encore 30 ans, il a fondé à Port-au-Prince une maison d’édition baptisée “Mémoire”, dont l’objectif était de faire connaître une nouvelle génération de poètes haïtiens. Il était aussi responsable de la page Culture du plus vieux quotidien du pays, Le Nouvelliste, et il a fondé un festival littéraire. Mais, lassé du climat sociopolitique de son pays, il a choisi de partir.

Tradition d’exil

Il semblait logique d’opter pour le Canada, car Saint-Éloi avait déjà passé une maîtrise en littérature à l’université Laval de Québec. Mais quand il s’est décidé à s’installer de façon permanente dans la province, en 2001, il a découvert que la vie en tant que membre d’une minorité raciale était plus difficile qu’il ne s’y attendait. Choqué par le harcèlement dont étaient victimes les hommes noirs de la part de la police de Montréal, il a évité de prendre le métro pendant des mois. Il aurait voulu enseigner, mais il ne savait pas comment s’y prendre pour trouver un emploi. Sa situation avait quelque chose de tristement familier : il n’était qu’un immigré parmi d’autres, avec des qualifications et des compétences non reconnues.

Mais Saint-Éloi appartenait aussi à une autre tradition. Des intellectuels haïtiens avaient commencé à émigrer à Montréal dans les années 1960, pendant la dictature de François Duvalier [poursuivie jusqu’au milieu des années 1980 par son fils Jean-Claude Duvalier], et ils ont été nombreux à poursuivre leur travail en exil. Ils ont ainsi fondé des journaux, des groupes politiques et des centres culturels, participant activement à la “révolution tranquille” [la période de modernisation des années 1960, au cours de laquelle les mouvements indépendantistes se sont affirmés].

Ambitions assumées

Au départ, les activités du futur éditeur sont restées fermement ancrées dans cette communauté de la diaspora. Il a commencé à collaborer avec le Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne, et afro-canadienne (Cidihca), une organisation fondée en 1983, et qui a notamment pour objectif la préservation du patrimoine culturel d’Haïti. Le centre abrite un centre de documentation, des archives et des services d’édition. Mais Saint-Éloi n’était pas parfaitement à l’aise au Cidihca : il avait l’impression de ne pas avoir véritablement quitté Haïti. En créant Mémoire d’encrier, il a trouvé le moyen de faire sien son pays d’adoption.

Le fondateur s’est tout de suite montré ambitieux. Il a profité du Salon du livre de Montréal, un événement largement médiatisé, pour lancer sa maison. On lui avait offert d’occuper gratuitement un stand en sous-sol, mais il a refusé, persuadé que commencer de cette façon ne ferait que confirmer son statut d’éditeur marginal. À la place, il a demandé qu’on lui cède à moitié prix un stand avantageusement situé.

  • “J’ai dit [aux organisateurs] que j’allais leur amener des gens qu’ils n’avaient jamais eus, des gens de partout, des Noirs, des Arabes. Que j’allais leur donner un public.”

Public au rendez-vous

À l’époque, on aurait pu croire qu’il fanfaronnait. Les premières années, l’entreprise était essentiellement dirigée de l’appartement qu’il louait dans le quartier ouvrier de Pointe-Saint-Charles [à Montréal]. À un moment, elle a évité de justesse la faillite grâce à un don accordé in extremis par le propriétaire d’une librairie en Martinique. Depuis plusieurs années, toutefois, Mémoire d’encrier affiche une situation financière stable, et pas seulement grâce aux aides. Saint-Éloi avait promis qu’il y aurait un public – et le public a répondu présent.

La maison d’édition peut notamment se féliciter du rôle qu’elle a joué dans la promotion de la littérature des Premières Nations. “Il fallait un Haïtien, quelqu’un comme Rodney Saint-Éloi, pour s’interroger sur les raisons de l’absence des écrivains autochtones, explique El-Ghadban. Il fallait un éditeur prêt à organiser des lancements de livres au sein des réserves.”

Frantz Voltaire, le fondateur du Cidihca, affirme que c’est Rodney Saint-Éloi qui a fait connaître Joséphine Bacon, désormais célébrée dans le monde entier pour sa poésie en innu et en français (la plupart des recueils qu’elle a publiés chez Mémoire d’encrier sont des éditions bilingues).

Aller au-devant des voix nouvelles

D’après El-Ghadban, la maison d’édition doit son succès au fait qu’elle cherche de nouvelles voix, mais aussi à ce qu’elle s’emploie à établir de vraies relations avec elles. “On n’attend pas de recevoir des manuscrits, car on travaille avec des écrivains qui sont souvent exilés, déracinés, marginalisés. Si on attendait qu’ils viennent à nous, on ne les trouverait jamais.” Elle-même a écrit son premier roman après que le directeur de Mémoire d’encrier l’eut encouragée à écrire un manuscrit à partir des quelques pages qu’elle lui avait fait lire.

L’histoire de l’autrice crie Virginia Bordeleau est similaire. En 2011, elle a donné une lecture à l’occasion de la première édition du Salon du livre des Premières Nations, à Wendake, une réserve urbaine située non loin de la ville de Québec. Le manuscrit de son deuxième roman venait tout juste d’être refusé et elle a dit en riant qu’elle cherchait un nouvel éditeur. Saint-Éloi était dans la salle et il est venu lui faire une offre.

La maison d’édition fait preuve du même esprit d’initiative lorsqu’il s’agit de publier des auteurs étrangers dont les ouvrages ne sont pas éligibles aux subventions. “On ne pose pas de questions. On ne demande pas à l’auteur s’il est canadien ou non, s’il a le bon passeport ou s’il a ses papiers. On ne se demande pas si on peut obtenir une subvention pour publier son livre”, insiste El-Ghadban. Il en a parfois résulté des succès de librairie surprises – comme Les Villages de Dieu. Mais ce qu’il y a de plus important encore, c’est que ce vaste catalogue reflète l’esprit de la maison.

  • “Pour nous, il n’y a pas de frontières. On voit des écrivains qui ont des choses à dire et on les juge essentiels. On se dit que leurs livres doivent exister.”

* Les éditions Mémoire d’encrier ont traduit en 2018 son recueil de poèmes Ciel de nuit blessé par balles ; le roman autobiographique d’Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, a été publié chez Gallimard en 2021.

Amanda Perry

Amanda Perry

Journaliste pour The Walrus.

https://thewalrus.ca/

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