Guy Van Sinoy – Peux-tu nous décrire ce qui s’est passé dans plusieurs villes du Maroc ce dimanche 20 février ? En quoi est-ce un événement extraordinaire ?
Des centaines de milliers de Marocains-es étaient dans la rue le 20 février 2011 à la suite de l‘appel à manifester lancé par des groupes de jeunes sur Facebook sous l’impact des révolutions en cours dans la région. Malgré la forte campagne de dénigrement organisée par le régime et par toutes les forces politiques qui le soutiennent, utilisant même les medias publics pour annoncer la veille que l’appel à manifester était suspendu, allant jusqu’ à accuser l’initiative d’être à la solde du régime algérien et du Front Polisario qui revendique un Etat indépendant au Sahara occidental, l’appel a été suivi d’une manière sans précédent exceptés les mobilisations de soutien aux peuples palestinien et irakien. A ajouter aussi le fait que les autorités avaient allongé les congés scolaires de deux jours pour affaiblir la participation des lycéens.
Les manifestants ont parcouru les grandes avenues et places publiques, revendiquant une vie digne et en premier lieu le droit au travail étant donné le haut taux de chômage, celui des jeunes diplômés y compris, et scandant des slogans contre la corruption et contre la détérioration des services publics.
Néanmoins la caractéristique essentielle et nouvelle de ce mouvement réside dans son caractère politique. Les Marocains ont ras-le-bol de la démocratie de façade qui dure depuis des décennies. En témoigne le taux très élevé d’abstentions aux dernières élections parlementaires et locales.
Sous l’effet des révolutions en cours, les manifestants ont demandé le changement, la démocratie et la dignité. Les revendications politiques allaient de la dissolution du parlement, à une monarchie parlementaire et même dans une moindre mesure à une assemblée constituante.
Les autorités ne sont pas intervenues et les marches se sont déroulées dans de bonnes conditions : les jeunes initiateurs, les militants de gauche et une frange des islamistes se sont organisés pour éviter tout jet de pierres et autre forme de violence inutile. Cela n’a pas empêché des jeunes des quartiers populaires de s’attaquer aux signes de richesse extravagante et du capital prédateur comme Amendis, la société filiale de Veolia, qui gère la distribution de l’eau et de l’électricité dans les grandes villes du Nord. Ces jeunes ont aussi attaqué les symboles de l’oppression comme les commissariats de police. Utilisant ces incidents violents, le pouvoir et les partis politiques qui le soutiennent ont mené une très forte campagne médiatique pour discréditer la lutte pour la démocratie et tenir le peuple à l’écart du mouvement.
Ce mouvement n’est pas sorti du néant, le Maroc avait connu une montée des luttes populaires contre la cherté de la vie en 2006-2008 et des mobilisations massives dans les régions délaissées comme à Tata, Bouarfa et Sidi Ifni – Ait Baamran. Ajoutons à cela l’existence d’un mouvement de jeunes diplômés chômeurs ainsi qu’un assez fort mouvement étudiant dans quelques-unes des universités.
Mais l’inédit c’est le caractère politique du mouvement 20 février. C’est la politisation accélérée d’une jeune génération sous l’effet des processus révolutionnaires au Maghreb et dans la région arabe.
La lutte pour la démocratie au Maroc a été, durant les 4 dernières décennies, placées sous l’hégémonie de forces réformistes bourgeoises, politiquement libérales et non démocratiques (au sens d’une rupture radicale avec le pouvoir) : le parti Istiqlal représentant une frange de la grande et de la moyenne bourgeoisie, et l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) dont le noyau dur est formé d’intellectuels bourgeois avec une courroie de transmission vers le mouvement syndical. Cela permettait d’utiliser le syndicalisme pour mettre un peu de pression sur le régime mais sans risquer une action ouvrière autonome. La nature de classe de ces forces hégémoniques dans l’opposition faisait qu’elles ne luttaient pas réellement contre la monarchie absolue – elles n’ont jamais appelé à descendre dans la rue pour la démocratie - mais cherchaient plutôt des compromis et des miettes de pouvoir. Elles sont assez réalistes pour comprendre qu’un vrai changement nécessite un mouvement de masse, et cela c’est ce qu’elles craignent le plus.
Donc l’appel à manifester à une échelle nationale pour des revendications politiques est qualitativement nouveau. C’est du jamais vu depuis les premières années d’après l’indépendance.
La montée révolutionnaire en Tunisie, en Egypte et maintenant en Lybie a-t-elle un impact dans l’ensemble de la population marocaine ou bien seulement dans la jeunesse ?
Toute la population marocaine est secouée par l’onde de choc tunisienne et maintenant arabe. Cela est tout à fait dans la nature des choses étant donnés les liens historiques de lutte et de destin commun entre le Maghreb et l’Orient arabe. Ce que les masses populaires ont vu à la télévision depuis que Bouazizi s’est immolé a suscité l’enthousiasme et la confiance en soi. Beaucoup de mouvements revendicatifs ont pris de l’élan, notamment celui du droit au logement. Le vent qui souffle de l’Est va aviver la braise sociale encore plus.
Quelle position les partis politiques officiels et les syndicats ont-ils pris à la suite de l’appel à manifester lancé par les jeunes ?
Il existe au Maroc trois types de partis qui soutiennent le despotisme. D’une part les partis issus du mouvement national (lutte pour l’indépendance) : en premier lieu l’Istiqlal et l’USFP. Ces deux partis participent actuellement au gouvernement de façade aidant ainsi à faire passer les politiques du Fonds Monétaire International et de l’Union Européenne. Viennent ensuite les partis du Palais, dont le plus récent est le parti Authenticité et Modernité (PAM), dirigé par l’une des personnalités les plus proches du roi .Enfin une frange des intégristes qui joue l’opposition dans les institutions (Parti de la Justice et du Développement) mais qui de fait appuie le néolibéralisme et la monarchie. Tout ce beau monde était contre le mouvement du 20 février qui risquait, selon eux, de porter atteinte à la stabilité du pays.
Les forces politiques qui ont soutenu l’appel à manifester le 20 février vont d’une formation modérée réformiste, le Parti Socialiste Unifié PSU), qui revendique une monarchie parlementaire (un roi qui règne sans gouverner) aux islamistes radicaux (Justice et Spiritualité) qui contestent la légitimité de la monarchie, en passant par la gauche radicale et révolutionnaire c’est à dire le parti Voie Démocratique, issu du mouvement marxiste-léniniste, le courant Almounadil-a et d’autres groupes surtout dans l’université.
Quant aux syndicats ouvriers, ils sont en grande partie sous l’emprise de bureaucraties liées aux partis réformistes comme la CDT (Confédération Démocratique du Travail) ou au palais, et c’est le cas de l’UMT (Union Marocaine du Travail). Les directions des deux centrales syndicales se sont abstenues de soutenir les jeunes du 20 février. Néanmoins certaines sections de la CDT ont contesté la position officielle et ont appelé à manifester dans quelques villes. Aussi au sein de l’UMT de rares fédérations combatives ont fait de même. Ce n’est après la réussite des manifestations du 20 février que la direction nationale de l UMT a publié un communique de soutien …verbal.
Quelle est la réaction du pouvoir ? Existe-il un espace pour plus de libertés démocratiques ?
Devant l’ampleur inédite des manifestations, le pouvoir a immédiatement orchestré une campagne de dénigrement contre le mouvement 20 Février en utilisant les quelques incidents survenus après les manifestations. Il a aussi essayé de minimiser l’importance du mouvement en prétendant que le nombre de manifestants n n’a pas dépassé à l’échelle nationale 37.000. A Agadir, où j’ai participé, il n’y avait pas moins de 10.000 manifestants dont les deux tiers ont marché 10 Km, d’Inezgane à Agadir. Les manifestations étaient massives aussi dans des villes comme Fès, Rabat, Tanger et dans la partie Nord du pays.
Le mouvement a continué après le 20 février par des marches et des rassemblements de rue, mais partout la répression a frappé. Le pouvoir a subitement changé d’attitude. Je crois que c’était l’effet de surprise, il n avait pas pris au sérieux l’initiative des jeunes sur Facebook, et comptait sur ses alliés politiques traditionnels qui étaient contre le mouvement.
Durant toute la semaine écoulée les jeunes qui distribuaient les tracts ou appelaient à des rassemblements dans la rue ont été arrêtés, quelques-uns seront traduits devant les tribunaux, notamment à Tanger où des actes de pillage et de vandalisme ont eu lieu. La police a laissé faire pour utiliser pour discréditer les manifestants et dissuader les citoyens de toute participation à de prochaines actions politiques dans la rue.
Il règne actuellement un climat de répression. Chaque jour on arrête des jeunes distribuant des tracts ou sur les lieux ou s’organisent des rassemblements de protestation. Mais les protestations se poursuivent à un rythme accéléré. Des la région de Beni Mellal, au centre du pays, les obsèques d’une jeune femme qui s’est immolée ont tourné à une manifestation de plus de 10.000 personnes. La grande avenue de la première ville touristique – Marrakech – a été pendant la nuit du 26 février le théâtre d’un sit-in de plus de 3.000 habitants que les autorités voulaient expulser de leur logement. La police a chargé. De violents affrontements ont duré pendant 4 heures et se sont soldés par la victoire des habitants qui ont contraint les autorités à annoncer à la télévision que l’expulsion n’aura pas lieu.
Le pouvoir essaie d’apaiser toute protestation car il y voit une étincelle qui peut mettre le feu à la plaine. La caisse de subvention des produits de première nécessité a été alimentée de 15 milliards de Dirhams (environ 1,5 milliards d’euros) de plus, et les jeunes diplômés qui manifestaient devant le parlement ont obtenu une promesse officielles de la création de 4.000 postes de travail.
La revendication de monarchie constitutionnelle reprise par les manifestants est-elle acceptable pour la classe dominante ?
La monarchie parlementaire était depuis des décennies la revendication maximale de l’aille la plus avancée de l’opposition bourgeoise, mais sans mener aucune lutte dans ce sens. La monarchie ne veut rien céder des pouvoirs presque absolus qu’elle détient. Le mouvement du 20 Février n’est point unanime sur cette question. Une frange revendique la démission de l’actuel gouvernement et l’éradication de la corruption, tandis qu’une minorité plus radicale revendique une assemblée constituante pour reconstruire le pays politiquement et socialement. Evidement la monarchie ne se lâchera jamais les prérogatives qu’elle s’est attribuée par la constitution d’il y a 50 ans. Seul un mouvement de masse d’une ampleur historique peut l’y contraindre. Et ce genre de mouvement ne s’arrêtera certainement pas à ce seuil, et posera aussi la question sociale. Or la monarchie est aussi le premier acteur économique privé du pays.
Les militantEs d’El Mounadil-a ont-ils joué un rôle moteur dans ces mobilisations ?
Nos camarades se sont pleinement investis dans le mouvement actuel, et se sont mobilisés dans la campagne de tracts et dans les universités. Nombre d’entre eux été arrêtés et même blessés.
Notre faiblesse c’est notre taille et notre inexistence dans des régions entières. Evidement le processus déclenché par le 20 février offre des possibilités inouïes pour le développement des courants révolutionnaires. A nous donc d’être à la hauteur !