Édition du 23 avril 2024

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Massacre de Bisesero au Rwanda : les raisons d’un non-lieu en faveur des militaires français

« Il ne ressort de manière crédible d’aucune des 16 379 pièces de l’information judiciaire une intention des militaires français de faciliter la commission de crimes sur les civils tutsis. » Dix-sept ans après le début de l’enquête, les deux derniers juges d’instruction chargés du dossier ont signé, le 1er septembre, une ordonnance de non-lieu en faveur des cinq militaires français mis en cause.

Tiré de Médiapart.

Close une première fois en 2018, avant d’être rouverte au printemps dernier après la remise du rapport de la commission Duclert, l’enquête sur le massacre de Bisesero durant le génocide des Tutsis au Rwanda connaît, au terme d’un marathon judiciaire lancé il y a maintenant 17 ans, son premier épilogue. Les deux derniers juges d’instruction parisiens chargés du dossier, Michel Raffray et Stéphanie Tacheau, ont signé, le 1er septembre, un document judiciaire constatant une absence de charges existantes contre les militaires français mis en cause, a annoncé le parquet de Paris.

En conclusion de leur ordonnance de non-lieu longue de 101 pages, dont Mediapart a pu prendre connaissance, les magistrats écrivent même, catégoriques : « Il ne ressort de manière crédible d’aucune des 16 379 pièces de l’information judiciaire une intention des militaires français de faciliter la commission de crimes sur les civils tutsis. »

Le massacre de Bisesero, qui a eu lieu pendant le génocide au Rwanda, porte sur quatre jours de ténèbres et de fureur sanguinaire durant lesquels, du 27 au 30 juin 1994, plus d’un millier de Tutsis ont été méthodiquement assassinés par les milices et troupes gouvernementales hutues, sur les collines de Bisesero, dans l’ouest du pays.

Deux versions s’affrontent depuis plus de 20 ans sur les événements de Bisesero, d’abord dans la presse, puis dans le cabinet des juges – il y en eut dix au total – après le déclenchement d’une procédure judiciaire en 2005 à la demande de plusieurs parties civiles constituées de survivants rwandais, d’ONG et d’associations diverses (Licra, Fédération internationale des droits de l’homme, Ligue des droits de l’homme, Survie, Ibuka).

D’un côté, des témoins — de rares militaires et des journalistes — ont affirmé que l’état-major de l’armée a laissé le massacre se perpétrer en connaissance de cause et a refusé toute intervention en dépit des alertes données. De l’autre, la haute hiérarchie militaire et des officiers de terrain ont, au contraire, affirmé n’avoir découvert les faits que tardivement et avoir porté secours dès que possible aux rescapés du carnage, ainsi que l’imposait le mandat de l’ONU ayant présidé à l’envoi de la force Turquoise au Rwanda.

Un débat juridique délicat

Juridiquement, l’affaire est épineuse. L’inaction reprochée à l’armée pouvait-elle constituer une preuve indirecte de la participation de celle-ci au génocide ? En d’autres termes : les militaires sont-ils coupables d’une complicité par abstention ?

Cinq gradés de la mission Turquoise, dont son ancien général Jean-Claude Lafourcade, et le chef des opérations spéciales, le colonel Jacques Rosier, ont été placés par les juges sous le statut de témoins assistés pour « complicité de génocide » et « complicité de crimes contre l’humanité » durant l’enquête – c’est-à-dire qu’ils ne sont pas extérieurs au crime reproché, mais pas suffisamment impliqués non plus pour être mis en examen.

Comme le rappellent les juges dans leur ordonnance, leur enquête a donc consisté à démontrer juridiquement si, oui ou non, l’inaction des militaires après les premières alertes de massacres en cours « a contribué ou encouragé la commission d’un crime ».

À l’évidence, non, répondent-ils au sujet des cinq militaires au cœur de l’enquête. Soit parce que l’un d’entre eux, en donnant l’alerte, ne peut pas être accusé d’avoir encouragé les massacres ; soit parce qu’un autre n’avait pas conscience de la gravité et de l’imminence du danger ; soit parce que le manque de réactivité d’un troisième ne signifie pas une intention criminelle ; soit parce que pour les autres, rien de tangible dans le dossier ne permet de les accuser d’une complicité de génocide.

  • Il convient de ne pas porter en 2022 un regard rétrospectif consistant à apprécier des comportements humains à la lumière des connaissances acquises postérieurement.
  • - Extrait de l’ordonnance de non-lieu des juges d’instruction

Au contraire, d’après les juges, qui affirment que leur « instruction a permis d’établir que le délai de trois jours [au terme duquel l’armée français a fini par intervenir – ndlr] a été celui de l’éclaircissement d’une situation qui demeure encore confuse pour les acteurs du terrain et pour le commandement ». Les magistrats ajoutent, au soutien de leur démonstration, que « tous les secours nécessaires » ont été apportés par les militaires dès le 30 juin.

« S’agissant de faits s’étant produits en 1994, il convient de ne pas porter en 2022 un regard rétrospectif consistant à apprécier des comportements humains à la lumière des connaissances acquises postérieurement », précisent encore les juges dans leur ordonnance.

Cette décision de non-lieu arrive alors que, contre toute attente, l’instruction judiciaire avait été relancée cet été après le versement au dossier du rapport de la commission présidée par l’historien Vincent Duclert, qui faisait une large place au massacre de Bisesero. Le rapport relevait notamment que « face à l’objectif de sauver les victimes des massacres, Bisesero est à la fois un échec et un drame. Quand bien même la prise de conscience collective du commandement français se fait progressivement, Bisesero constitue un tournant dans la prise de conscience du génocide. Il y a un avant et un après Bisesero ». Le rapport parle même d’« un échec profond » à Bisesero pour l’armée française.

Pour autant, selon les juges d’instruction, « il ne ressort pas du rapport Duclert et de ses annexes que la commission d’historiens aurait eu accès à des documents inédits potentiellement utiles à la manifestation de la vérité ou, plus largement, à des archives qui, du fait de leur contenu, de ce qu’elles révéleraient ou des interprétations qu’on pourrait leur donner, seraient de nature à lever les zones d’ombre qui peuvent subsister sur la manière dont les massacres qui ont eu lieu à Bisesero, du 27 au 30 juin 1994, ont été pris en compte par l’appareil militaire français ». Pour les enquêteurs, les documents mis en évidence dans le rapport Duclert se trouvaient déjà, dans « leur immense majorité », dans le dossier judiciaire.

Les réactions au non-lieu

Avocat de plusieurs militaires qui avaient été placés sous le statut de témoin assisté, dont le général Lafourcade, Me Pierre-Olivier Lambert affirme aujourd’hui que « ce non-lieu est parfaitement logique ». « Il était attendu depuis de nombreuses années. L’enquête minutieuse a mis en évidence que les responsables militaires de l’opération Turquoise avaient réalisé leur mission avec humanité, courage, et impartialité. L’opération Turquoise, qui était une mission humanitaire, a permis de sauver de très nombreuses vies humaines. Il était temps que la justice française reconnaisse enfin le caractère irréprochable de la mission menée par nos militaires français au Rwanda en 1994 », commente-t-il.

Il reste désormais la possibilité aux parties civiles constituées dans le dossier de contester devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris le non-lieu prononcé. C’est ce qu’a déjà fait savoir à Mediapart le conseil de l’association Survie, Me Éric Plouvier. La Ligue des droits de l’homme (LDH) et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) ont également fait appel du non-lieu.

Dans un communiqué diffusé jeudi 8 septembre, Survie dénonce « une instruction à décharge, et un profond mépris vis-à-vis des victimes du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ». Pour Raphaël Doridant, spécialiste du dossier Bisesero au sein de l’association, « les masques tombent. Les juges ont laissé croire qu’ils reprenaient l’enquête car ils ne pouvaient pas boucler leur instruction sans évoquer le rapport Duclert. Mais ne voulant rien chercher sérieusement dans le rapport, ils n’y ont rien trouvé. »

« Cela a d’ailleurs été leur attitude tout au long de l’instruction : ne rien chercher pour ne rien trouver », s’alarme Survie.

Fabrice Arfi

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