Édition du 10 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Obscénités israéliennes, complicités occidentales et arabes

Obscène. Si l’on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Alain Rey, l’adjectif emprunté au latin obscenus signifie de « mauvais augure, sinistre », et il est passé dans le langage courant au sens de « qui a un aspect affreux que l’on doit cacher ».

Éditorial tiré de Orient XXI.

Antigone à Jérusalem

C’est le premier qualificatif qui vient à l’esprit avec les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le mercredi 11 mai 2022 par l’armée israélienne. Des policiers prennent d’assaut son cercueil qui manque d’être renversé, matraquent les manifestants, lancent des grenades assourdissantes et arrachent des drapeaux palestiniens. Cette action, au-delà même de tout jugement politique, porte atteinte au plus profond de la dignité humaine, viole un principe sacré qui remonte à la nuit des temps : le droit d’être enterré dans la dignité, que résume le mythe d’Antigone. Celle-ci lance au roi Créon, qui refuse une sépulture à son frère et dont elle a violé les ordres :

Je ne croyais pas tes proclamations assez fortes pour que les lois des dieux, non écrites et toujours sûres, puissent être surpassées par un simple mortel (1).

Israël ne tente nullement de cacher ses actions, car il ne les considère pas comme obscènes. Il agit au grand jour, avec cette chutzpah, cette arrogance, ce sentiment colonial de supériorité qui caractérise non seulement la majorité de la classe politique israélienne, mais aussi une grande partie des médias, alignés sur le récit que propagent les porte-paroles de l’armée. Itamar Ben-Gvir a beau être un député fasciste — comme le sont, certes avec des nuances différentes, bien des membres du gouvernement actuel ou de l’opposition —, il exprime un sentiment partagé en Israël en écrivant :

  • Quand les terroristes tirent sur nos soldats à Jénine, ils doivent riposter avec toute la force nécessaire, même quand des “journalistes” d’Al-Jazira sont présents dans la zone au milieu de la bataille pour perturber nos soldats.

Sa phrase confirme que l’assassinat de Shirin Abou Akleh n’est pas un accident, mais le résultat d’une politique délibérée, systématique, réfléchie. Sinon, comment expliquer que jamais aucun des journalistes israéliens qui couvrent les mêmes événements n’a été tué, alors que, selon Reporters sans frontières (RSF), 35 de leurs confrères palestiniens ont été éliminés depuis 2001, la plupart du temps des photographes et des cameramen (2) — les plus « dangereux » puisqu’ils racontent en images ce qui se passe sur le terrain ? Cette asymétrie n’est qu’une des multiples facettes de l’apartheid à l’œuvre en Israël-Palestine si bien décrit par Amnesty International : selon que vous serez occupant ou occupé, les « jugements » israéliens vous rendront blanc ou noir pour paraphraser La Fontaine, la sentence étant le plus souvent la peine de mort pour le plus faible.

Le criminel peut-il enquêter sur le crime qu’il a commis

Pour une fois, le meurtre de Shirin Abou Akleh a suscité un peu plus de réactions internationales officielles que d’habitude. Sa notoriété, le fait qu’elle soit citoyenne américaine et de confession chrétienne y ont contribué. Le Conseil de sécurité des Nations unies a même adopté une résolution condamnant le crime et demandant une enquête « immédiate, approfondie, transparente et impartiale », sans toutefois aller jusqu’à exiger qu’elle soit internationale, ce à quoi Israël se refuse toujours. Or, peut-on associer ceux qui sont responsables du crime à la conduite des investigations ? Depuis des années, les organisations de défense des droits humains israéliennes comme B’Tselem, ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch (HWR) ont documenté la manière dont les « enquêtes » de l’armée n’aboutissent pratiquement jamais.

Ces protestations officielles seront-elles suivies d’effet ? On peut déjà répondre par la négative. Il n’y aura pas d’enquête internationale, car ni l’Occident ni les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ne sont prêts à aller au-delà des dénonciations verbales qui n’égratignent personne. Ni de reconnaitre ce que l’histoire récente pourtant confirme, à savoir que chaque concession faite à Israël, loin de susciter la « modération » de Tel-Aviv, encourage colonisation et répression. Qui se souvient que les Émirats arabes unis (EAU) affirmaient que l’ouverture d’une ambassade de Tel-Aviv à Abou Dhabi permettrait d’infléchir la politique israélienne ? Et la complaisance de Washington ou de l’Union européenne (UE) pour le gouvernement israélien, « notre allié dans la guerre contre le terrorisme » a-t-elle amené ne serait-ce qu’un ralentissement de la colonisation des territoires occupés que pourtant ils font mine de condamner ?

La Cour suprême entérine l’occupation

Deux faits récents viennent de confirmer l’indifférence totale du pouvoir israélien aux « remontrances » de ses amis. La Cour suprême israélienne a validé le plus grand déplacement de population depuis 1967, l’expulsion de plus de 1 000 Palestiniens vivant dans huit villages au sud d’Hébron, écrivant, toute honte bue, que la loi israélienne est au-dessus du droit international. Trop occupés à punir la Russie, les Occidentaux n’ont pas réagi. Et le jour même des obsèques de Shirin Abou Akleh, le gouvernement israélien a annoncé la construction de 4 400 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie. Pourquoi se restreindrait-il alors qu’il sait qu’il ne risque aucune sanction, les condamnations, quand elles ont lieu, finissant dans les poubelles du ministère israélien des affaires étrangères, et étant compensées par le rappel permanent au soutien à Israël. Un soutien réitéré en mai 2022 (3) par Emmanuel Macron qui s’est engagé à renforcer avec ce pays « la coopération sur tous les plans, y compris au niveau européen […]. La sécurité d’Israël est au cœur de notre partenariat. » Il a même loué les efforts d’Israël « pour éviter une escalade » à Jérusalem.

Ce qui se déroule en Terre sainte depuis des décennies n’est ni un épisode de « la guerre contre le terrorisme » ni un « affrontement » entre deux parties égales comme le laissent entendre certains titres des médias, et certains commentateurs. Les Palestiniens ne sont pas attaqués par des extraterrestres comme pourrait le faire croire la réaction du ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian Sur son compte officiel twitter : « Je suis profondément choqué et consterné face aux violences inacceptables qui ont empêché le cortège funéraire de Mme Shireen Abou Akleh de se dérouler dans la paix et la dignité. »

Quant à tous les donneurs de leçons qui reprochent aux Palestiniens l’usage de la violence, bien plus limité pourtant que celui des Israéliens, rappelons ce qu’écrivait Nelson Mandela, devenu une icône embaumée pour nombre de commentateurs alors qu’il était un révolutionnaire menant la lutte armée pour la fin du régime de l’apartheid dont Israël est resté jusqu’au bout l’un des plus fidèles alliés :

  • C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense.

On ne connaitra sans doute jamais l’identité du soldat israélien qui a appuyé sur la gâchette et tué la journaliste palestinienne. Mais ce que l’on sait déjà, c’est que la chaine des complicités est longue. Si elle prend sa source à Tel-Aviv, elle s’étire à Washington, se faufile à Abou Dhabi et à Rabat, se glisse à Paris et à Bruxelles. Le meurtre de Shirin Abou Akleh n’est pas un acte isolé, mais un crime collectif.

Notes

1- Sophocle, Antigone, Flammarion.

2- Lire aussi, Olivier Pironet, « Mourir à Jénine », Blogs du Monde diplomatique, 14 mai 2022.

3- « Message du président Emmanuel Macron à l’occasion du 74e anniversaire de l’indépendance de l’État d’Israël ».

Alain Gresh

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, 2010) et Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française, avec Hélène Aldeguer (La Découverte, 2017).

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