Édition du 23 avril 2024

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International

Pour l’ami, le camarade, le courageux journaliste Hrant Dink

Oui, dans ce pays, on tire sur les colombes !

Hrant Dink, célèbre journaliste turc et directeur de l’hebdomadaire Agos, a été assassiné à Istanbul, vendredi dernier, le 19 janvier 2007. Porte-parole des 60 000 ArménienNEs de Turquie, il se battait depuis des années pour la reconnaissance du génocide de 1915. Üstün B. Reinart, professeure à l’université d’Ankara, écrivaine turque et proche amie de Hrant Dink, nous fait partager, depuis Ankara, l’émoi qu’a soulevé la nouvelle de sa mort.

“Il était notre ami, notre camarade. Ensemble, nous marchions vers un avenir lumineux dont il n’a jamais douté.”

Voilà les premières phrases d’un communiqué, lu par un romancier turc, Oya Baydar, au nom d’un groupe de syndicats turcs, d’organisations démocratiques et de partis politiques, exprimant leur douleur face à l’assassinat du journaliste turc/arménien Hrant Dink.

“Avant d’écrire ce difficile texte”, continue le communiqué, “ nous nous sommes demandé quelle langue aurait utilisée Hrant en de telles circonstances, et même si notre douleur et notre rage sont grandes, nous avons choisi la langue de la paix, le langage des colombes.”

Comme une colombe aux aguets

La dernière livraison du Agos (le journal publié par Hrant), écrit avant son assassinat, est étalé devant moi. Le dernier article écrit par Hrant intitulé “Pourquoi on a fait de moi une cible” couvre la première page au complet. Il y explique pourquoi il a décidé d’aller en appel de sa condamnation sous l’article 301 du code pénal turc pour “insulte à la turquicité” devant la cour européenne des droits humains. Il y décrit les menaces qu’il a reçues ces dernières années.

Dans la deuxième partie de ce long article, intitulé “Le Malaise de la Colombe”, avec une franchise à briser le coeur Hrant décrit comment cette injuste et absurde conviction l’a plongé dans l’isolement, quelles angoisses sa famille et lui ont endurées. “Ces jours-ci je suis comme une colombe” dit-il, “ma tête tourne à droite, à gauche, comme une colombe aux aguets. Ce n’est pas une bonne période. J’ai même envisagé d’abandonner ce pays, tout comme nos ancêtres en 1915... Ne voulant pas quitter, ne sachant où se diriger. Si nous en venions à cela, nous souffririons les mêmes angoisses que nos ancêtres.”

Mais lui et sa famille ont décidé de ne pas s’exiler. “Nous avions assez d’espoir pour demeurer ici,” dit Hrant dans son dernier article en décrivant ses espoirs de continuer la lutte pour une plus grande démocratie et ses espoirs d’être innocenté par la cour européenne.

Malgré tout, son article finit sur une note d’appréhension. “2007 sera une année difficile pour moi” dit-il, “qui sait quelles nouvelles injustices m’attendent ?”

Un peu effrayées, mais quand même libres

Les dernières lignes de son texte sont gravées dans mon coeur.
“Oui, je vois en moi le malaise de la colombe. Mais je sais que dans ce pays les gens ne touchent pas aux colombes. Les colombes continuent à vivre au coeur des villes, au milieu des foules...
Oui, un peu effrayées, mais quand même libres.”

L’Agos sur mon bureau, arrivé aujourd’hui est daté du 12 janvier 2007. Hrant a été tué le 19 janvier. Cet homme chaleureux et expressif, qui regardait son interlocuteur droit dans les yeux a été tiré par en arrière, touché au cou et à la tête.

Le communiqué lu par Baydar continue ainsi “Les mots ’nous ne plierons ni devant la force de la terreur ni devant la terreur de la force’ lui appartiennent. Hrant croyait à la paix sans condition. Il disait souvent ’Si vous vous soumettez à l’injustice vous perdez non seulement vos droits mais aussi votre honneur’. Il était une des personnes les plus admirables dans ce monde, un des meilleurs dans ce pays. Il était amoureux de ce pays. À ceux qui l’accusaient de convoiter cette terre il répondait ’oui mais seulement pour y être enterré’. Et voilà que maintenant nous nous préparons à l’enterrer - et nos coeurs l’accompagnent.”

Un meurtre préparé petit à petit

“Ce meurtre a été préparé petit à petit devant les yeux de tous et chacun dans ce pays. Même si elles n’ont pas tiré les balles qui ont tué Hrant, les bouches officielles qui aujourd’hui condamnent ce meurtre, ceux qui pleurent pour lui dans la panique et l’anxiété sont coupables parce qu’ils ont joué un rôle, actif ou silencieux, dans sa mort en créant un climat dans lequel un frère tue un autre frère, en encourageant en Turquie une culture où le lynchage est valorisé. Mais ne perdons pas l’espoir que Hrant conservait en ce pays. Arrêtons un moment, regardons-nous en face, regardons notre histoire et toutes les controverses qui nous déchirent.

Oui, cher Hrant, ils tuent les colombes, mais pour contrarier ceux qui ont tiré sur tes espoirs pour ce pays nous promettons de défendre ces espoirs.”

*

Ami, camarade, frère - Hrant Dink est disparu. Lors de démonstrations spontanées tenues à travers toute la Turquie, des gens brandissant son portrait criaient “ Nous sommes tous Hrant ! Nous sommes tous Arméniens !”

Trop tard.

À la démonstration à laquelle j’ai assisté hier à Ankara je n’ai pas pu joindre ma voix à la leur. Tout ce que j’ai pu faire a été de pleurer sur notre impuissance à protéger notre frère arménien des chasseurs qui tirent les colombes.

Mots-clés : International Turquie
Üstün B. Reinart

Professeur à l’université d’Ankara

Ecrivaine

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