Édition du 26 mars 2024

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Economie internationale

Plaidoyer pour la réduction du temps de travail

Au regard de l’attaque frontale que livrent les classes dominantes, avec la complicité des politicien(ne)s à leur botte, à nos conquêtes sociales, la réponse se doit d’être à la hauteur. Trop souvent, de nombreuses personnes attendent un catalogue d’alternatives prémâché pour se mobiliser. Pourtant, ça ne doit pas être l’existence d’alternatives qui créé l’action collective, mais bien l’inverse.

(tiré de la lettre du CADTM - 24 mars)

Cela ne doit bien entendu en rien nous empêcher de réfléchir à des propositions concrètes, notamment afin d’encourager la lutte. Parmi ces propositions, il y en a une qui est à même de transcender les nombreuses divisions idéologiques, et par la même de trouver écho chez de nombreux mouvements : la réduction collective du temps de travail. Remarque préalable : cette réduction du temps de travail telle qu’elle est envisagée dans ce texte n’a rien à voir avec une généralisation du temps partiel telle que cela se fait actuellement dans de nombreux pays et secteurs (on assiste d’ailleurs de facto à une diminution du temps de travail dans nos sociétés). Nous parlons ici de réduction des heures hebdomadaires sans perte de salaire. Utopique ? Certainement moins que les discours dominants sur le retour de la croissance et les créations d’emplois.

Une réappropriation de la richesse collective

Quiconque analyse l’évolution de la société de ces trente dernières années comprendra que cette mesure s’y inscrit parfaitement. Ces dernières décennies ont vu apparaître ce qu’on a appelé un chômage structurel, c’est-à-dire lié à de profondes transformations de la société, pour la plupart difficilement réversibles. En font partie la fermeture de certains secteurs (les mines notamment) ; les délocalisations d’entreprises ; la mécanisation et l’informatisation croissantes (d’abord dans les secteurs primaires |1| et secondaires |2| mais le tertiaire n’échappe évidemment pas à la règle |3|). Cette transformation vers une société postindustrielle a conduit certains à prédire la « fin du travail » |4|. Malheureusement, ce ne fut pas le cas car, le rapport de force étant du côté du capital, cela s’est traduit par une mise au chômage de millions de personnes au profit des détenteurs des capitaux. La main d’œuvre faisant souvent partie des principaux « coûts de production », elle sert souvent de variable d’ajustement pour rétablir, voire augmenter les taux de profit. Pour s’en convaincre, il suffit de voir l’évolution des parts relatives des salaires et du capital dans la valeur ajoutée |5|. Par conséquent, revendiquer une réduction du temps de travail comme décrite plus haut n’équivaut à rien d’autre que de répartir la part des richesses produites collectivement et prélevées par le Capital. C’est ainsi un puissant outil visant à s’attaquer à une des causes profondes des inégalités de la société et qui contraste fortement avec les forces dominantes, pour lesquelles la seule solution actuellement est de diminuer le coût du travail pour prétendument créer des emplois.

Un outil contre le chômage

Outre la lutte contre les inégalités, une des forces de cette revendication est qu’elle offre une solution adéquate au problème de l’emploi dans nos pays. Tout ce qui précède illustre l’illusion dans laquelle baignent l’ensemble des forces politiques qui promettent de « créer des emplois » ou de « réindustrialiser nos économies ». Même s’il ne faut pas nier l’apparition de nouveaux emplois (il en faudra notamment pour assurer une transition énergétique), la véritable utopie se trouve dans l’idée qu’il en sera créé autant que ceux qui ont disparu. L’idée selon laquelle on parviendra à « mettre au travail » l’ensemble des chômeurs par la création d’emplois (et par la réduction des cotisations sociales comme dit ci-dessus) est profondément fausse |6|.

Non seulement les processus de mécanisation et de robotisation vont probablement continuer mais de plus, il n’est écologiquement pas souhaitable que la croissance de la production se poursuive, réchauffement climatique et épuisement des ressources obligent. Par conséquent, il n’y a guère d’autres solutions envisageables qu’une diminution des heures de travail avec des embauches compensatoires dans les secteurs qui en ont besoin. Par ailleurs, la réduction collective du temps de travail conduira également à instituer un rapport de forces plus favorable aux travailleurs puisque les marges de manœuvres et les pressions du patronat seront réduites en raison de l’affaiblissement de ce que Karl Marx appelait « l’armée de réserve ».

D’aucuns rétorqueront que cette mesure portera surtout préjudice aux petits entrepreneurs. Bien entendu, la réappropriation des richesses telle qu’elle est mentionnée ici vise surtout les grandes entreprises, souvent multinationales. Par conséquent, d’autres mesures simultanées pourront être prises pour atténuer autant que possible la pression sur les artisans et petits commerçants, dont le rôle sera certainement important dans un monde plus localisé : parmi ces mesures, évoquons notamment une diminution du taux d’imposition ou des mesures de soutien telles que des primes à l’embauche |7|.

Une mesure profondément « écologique »

En outre, il ne faut pas considérer la réduction collective du temps de travail uniquement comme une mesure économique ou sociale. Elle peut également être mobilisée dans un panel de revendications radicalement écologistes telles que la lutte contre la publicité et l’obsolescence programmée ou encore la décroissance de certains secteurs. Ces propositions se heurtent en effet souvent à l’argument de la défense de l’emploi, lequel contribue ainsi à justifier une production indifférente quant à la qualité, du moment que la quantité est au rendez-vous (ce qui est soit-dit-en passant de moins en moins le cas). Pour le dire autrement, peu importe ce qu’on produit, du moment qu’on produit… Heureusement, cette vision des choses obnubilée par le PIB est de plus en plus contestée et de nombreuses personnes et mouvements revendiquent la reconversion d’entreprises nuisibles et/ou inutiles telles que l’industrie de l’armement ou de la publicité. Dans ce contexte, la réduction collective du temps de travail permettrait d’accompagner un basculement inévitable de la production économique vers une transition écologique de nos sociétés. De nouveau, ces mesures devront s’inscrire dans un projet plus large dans lequel la question de la démocratie de la production devra impérativement être posée. Mais ici encore, la réduction du temps de travail peut contribuer à sortir la société du carcan de la logique productiviste et consumériste dans lequel seul compte le fait de travailler plus pour produire plus et consommer plus.

Un instrument de bien-être

Parallèlement à cela, un dernier argument en faveur de la réduction collective du temps de travail, et non des moindres, est l’accroissement du temps libre dont bénéficieront les travailleurs. On le voit, le travail est de moins en moins considéré et consiste de plus en plus à satisfaire les exigences du monde entrepreneurial au détriment des souhaits et besoins des travailleurs. Le mal-être au travail explose, tout comme le stress et trop de personnes consacrent une part trop importante de leur quotidien à leur emploi et au transport au détriment du reste. En plus de l’aspect loisir, l’augmentation du temps libre produira à coup sûr des bienfaits pour la société dans son ensemble. À titre d’exemple, cela donnerait la possibilité aux parents le désirant de s’occuper davantage de leurs enfants (éducation, activités, devoirs, …) et des anciens ; cela contribuerait également à accroître la participation politique sur les débats de société et encouragerait l’esprit critique et la possibilité de s’informer ; cela donnerait enfin plus de possibilités pour envisager, expérimenter et participer à d’autres modes de vie et à des poches de résistance. Il n’est en effet pas naïf de penser que de nombreuses personnes se désintéressent de la politique |8| par manque de temps et d’énergie. Comme le dit Nicolas Latteur, le temps libre ne doit pas être considéré – uniquement |9| – comme le temps de l’oisiveté, mais plutôt comme celui de « relations sociales qui échappent à la subordination propre au salariat ». Et le même auteur de souligner la nécessité de « libérer le travail et de se libérer du travail » |10|. Plus généralement, « la réduction du travail favorise la désaliénation au travail et offre des conditions permettant de réévaluer notre rapport au temps, à l’autre, au travail mais aussi à la consommation » |11|.

Il faut donc considérer cette revendication comme partie prenante d’un processus de réappropriation de nos vies et comme un moyen de redéfinir notre société. Si cette mesure est appliquée seule, il est fort à craindre qu’elle n’ait pas les résultats escomptés et, pire encore et à la façon des 35 heures en France |12|, qu’elle risque de se décrédibiliser pour longtemps, donnant à ses détracteurs les armes pour la combattre (même si un récent rapport soulignait les effets bénéfiques de cette réduction du temps de travail) |13|. Il est également clair que tout ce qui est proposé ici n’est qu’une base théorique et que l’application de cette mesure devra être décidée démocratiquement le moment venu |14|. Mais mettre des mesures concrètes sur la table, tout comme défendre leur faisabilité, permet toutefois de voir émerger un minimum d’espoir dans ce contexte de fracture sociale et environnementale qui tend à se généraliser. Bien entendu, cet objectif ne doit pas être une fin en soi et, au-delà, c’est toute la question du travail salarié qui doit être posée (notamment à travers les propositions sur un revenu universel). La force de cette idée est néanmoins d’être cohérente à la fois avec une perspective d’émancipation sociale mais également avec une vision d’un monde plus en phase avec les équilibres naturels : elle peut ainsi être reprise par les organisations de défense des travailleurs (avec ou sans emplois) comme par les mouvements écologistes. C’est de cette union que pourra émerger un réenchantement de la lutte dont nous avons tant besoin.

Notes

|1| En particulier dans l’agriculture.

|2| Principalement dans les industries.

|3| Pensons au développement de l’Internet Banking et de la vente en ligne ou encore au remplacement des guichets en tout genre par des automates.

|4| Notamment Jérémy Rifkin. Dans un autre registre, l’ancien président d’Alcatel rêvait il y a peu d’une usine sans travailleurs.

|5| Depuis les années 80 et dans les pays industrialisés, la part des salaires dans la valeur ajoutée a perdu près de 10 points alors que dans le même temps, les profits versés aux actionnaires ont eux augmenté de près de 7 points. Voir HUSSON Michel, Le capitalisme en 10 leçons, éditions Zones, Paris, 2012, pp232-234.

|6| Comme le dit Paul Jorion, « la réindustrialisation est un rêve qui n’aura, heureusement ou malheureusement, pas lieu ». Lire COLMANT Bruno, JORION Paul, Penser l’économie autrement, éditions Fayard, Paris, 2014, p128.

|7| Bien entendu, le financement de ces mesures ne pourra se faire que via des prélèvements sur les détenteurs de capitaux, notamment via des taux d’imposition progressifs et adéquats, la socialisation des grands secteurs stratégiques, par l’annulation de la dette publique illégitime, la lutte pour une harmonisation fiscale et contre les paradis fiscaux, etc.

|8| Entendue comme la politique au sens large, et pas uniquement politicienne.

|9| Rajouté par nos soins.

|10| LATTEUR Nicolas, Le travail, une question politique, éditions Aden, Bruxelles, p110.

|11| LIEGEY Vincent, MADELAINE Stéphanie, ONDET Christophe, VEILLOT Anne-Isabelle, Un projet de décroissance, Utopia, Paris, 2013, p125.

|12| Les arguments de la droite sont notamment le fait que ce types de politiques découragent l’embauche. Mais comme dit ci-dessus, elles peuvent très bien s’appliquer avec des mesures de discrimination positive pour les petites entreprises. Un autre argument qui revient régulièrement est la perte de compétitivité que subira le pays par rapport à ses voisins. Là encore, souligner un problème ne doit pas signifie la fin du débat comme c’est trop souvent le cas. Dans le cas présent, on peut envisager cette mesure parallèlement à une remise en cause du libre-échange et à un contrôle des capitaux. En outre, l’immense majorité des entreprises ne sont pas délocalisables. Même si le phénomène existe, il ne faut par conséquent pas en surestimer l’importance.

|13| Disponible à l’adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2436.asp

|14| Le débat porterait notamment sur la quantité d’heures prestées et de leur répartition. Nous pourrions envisager, comme première étape une semaine de 32h réparties sur 4 ou 5 jours.

Renaud Duterme

Renaud Duterme est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

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