Édition du 16 avril 2024

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Economie internationale

Face à la crise énergétique, l’Europe s’en remet, comme toujours, au marché

Le sommet européen du 20 octobre, censé apporter des réponses à la crise énergétique, s’est conclu selon la vieille tradition : les décisions sont repoussées à plus tard, en espérant que le marché apportera les bonnes solutions. En attendant, les Européens se ruinent.

21 octobre 2022 à 19h24
https://www.mediapart.fr/journal/international/211022/face-la-crise-energetique-l-europe-s-en-remet-comme-toujours-au-marche

Ils ont promis de se revoir très vite. Au terme de 11 heures de réunion, les responsables européens sont sortis soulagés du sommet censé apporter des réponses d’urgence à la crise énergétique européenne. Le résultat de ces longues tractations s’inscrit dans la vieille tradition européenne. Des concessions ont été faites de part et d’autre : l’Allemagne a accepté que le principe du plafonnement du prix du gaz soit mis à l’étude ; la réforme du marché de l’électricité, avec la désindexation partielle de la formation des prix, indexés sur le gaz, comme le demandaient l’Italie, la France et la Belgique, a été repoussée ultérieurement afin de poursuivre des études plus approfondies ; de nouvelles réunions sont prévues.

Et rien n’est décidé ! Mais les responsables européens se sont engagés à « explorer toutes les pistes ». « C’est une très bonne et solide feuille de route », s’est félicitée la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. « Il y a une liste de mesures qu’il convient de travailler et d’approfondir », a poursuivi le président du Conseil européen, Charles Michel. « La réunion d’aujourd’hui a été un bon exercice pour s’’écouter les uns les autres et se faire confiance mutuellement. L’élément humain, la confiance sont plus importants que les conclusions du Conseil », a déclaré à la sortie le premier ministre belge Alexander De Croo.

Car pour tous les chefs d’État et de gouvernement, l’essentiel est sauf : l’Europe ne s’est pas divisée, comme certains le redoutaient. Elle maintient un front uni dans la guerre contre l’Ukraine face à la Russie de Vladimir Poutine.

Huit mois après l’invasion de l’Ukraine, les États membres sont toujours incapables de s’accorder sur des mesures d’urgence pour répondre à la crise énergétique, de fixer un cadre à moyen et long terme sur leur stratégie énergétique en liaison avec l’impérative transition écologique. Car la crise énergétique est appelée à durer bien plus longtemps que ce que les responsables européens avaient anticipé.

Si l’Europe est parvenue à reconstituer à des prix stratosphériques ses stocks de gaz pour l’hiver 2022-2023 – ce qui devrait lui permettre en théorie d’échapper aux coupures et aux rationnements si la météo se montre assez clémente –, elle n’est pas du tout assurée qu’il en sera de même pour les hivers suivants : la Chine, grande importatrice de gaz, est momentanément presque absente du marché, en raison de la mise au ralenti de sa machine économique par les confinements successifs imposés par le régime de Pékin au nom de la politique du « zéro Covid ». Mais elle reviendra un jour ou l’autre. Reconstituer les stocks de gaz à partir d’avril risque d’être très compliqué, ont déjà prévenu des intervenants sur le marché gazier.

Les effets de cette crise se font déjà sentir dans toute l’Europe. De la Tchéquie à l’Italie, en passant par la Belgique, l’Allemagne, la Pologne ou la France, les mêmes témoignages émergent de ménages qui ne peuvent déjà plus faire face à la valse des prix, d’entreprises qui sont étranglées par la flambée des prix de l’énergie et menacées de faillite, d’autres qui préfèrent arrêter de produire. La récession pointe, avec son lot de faillites et de chômeurs, la désindustrialisation menace des régions entières et la colère sociale monte. Au risque de briser le soutien populaire des Européens à la cause ukrainienne. Une discorde sur laquelle mise Vladimir Poutine.

Malgré la guerre, l’éternelle croyance dans les bienfaits du marché

Cela s’est vérifié encore lors du sommet du 20 octobre. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, les responsables européens se refusent à admettre qu’ils sont en guerre. Certes, ce n’est pas un conflit armé classique. Mais c’est bien une guerre tout de même, une guerre au moins économique, avec ses sanctions et ses représailles, avec tous les moyens à disposition pour faire mal à l’adversaire. Et c’est bien une économie de guerre qui s’est installée en Europe : l’inflation importée galopante, l’apparition de pénuries, les menaces de rationnements et de coupures en sont les signes les plus manifestes.

Mais l’Europe – Commission et États membres confondus – feint de ne pas s’en apercevoir. Mettre les mots sur les choses, ce serait reconnaître la légitimité des moyens exceptionnels dont les États ont usé dans des circonstances comparables, c’est-à-dire reprendre le contrôle de l’économie, imposer des règles exceptionnelles, mettre entre parenthèses certaines lois du marché. Les responsables européens préfèrent, eux, continuer de s’en remettre au marché. Par conviction et par facilité.

Au-delà de la croyance ancrée dans les bienfaits du néolibéralisme, qui forme la matrice de la création européenne, le marché permet, aux yeux des responsables européens, de transcender les différences historiques et géographiques, de sublimer les oppositions politiques et les divergences diplomatiques. La « main invisible » et bienheureuse du marché arbitre les divergences et pacifie les conflits, selon eux. On ne discute pas avec le marché. Il a toujours raison.

Sauf qu’en matière d’énergie, le marché n’est pas la bonne ni l’unique réponse, et encore moins en situation de crise et de conflit. Il y a des impératifs stratégiques et de sécurité des populations et des économies, et désormais des obligations climatiques incontournables, qui ne peuvent être tranchés par la seule évolution des cours. Avec retard, les responsables européens constatent le coût exorbitant du fait d’avoir soumis leurs approvisionnements au seul régime de l’offre et de la demande : ils ont aveuglément laissé s’instaurer une dépendance dangereuse à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine.

De même, ils commencent à comprendre ce qu’il en coûte d’avoir abandonné sans obligation, sans régulation, sans contrôle des actifs aussi stratégiques que les stockages gaziers. 90 % des stockages gaziers européens sont aux mains de groupes privés, y compris étrangers comme Gazprom. Au nom de l’optimisation du capital, ceux-ci ont réduit leurs réserves à 10 % à peine des capacités, lorsque le prix du gaz était à 20 euros le MWh. Il a fallu les reconstituer dans l’urgence au prix de 150-200 euros le MWh pour avoir 92 % des réserves pleines avant l’hiver.

Les effets limités du signal-prix en matière d’énergie

Cela n’a pas empêché de voir resurgir dans les discussions entre les partenaires européens le fameux concept signal-prix, censé guider les consommateurs. Le chancelier allemand Olaf Scholz et le premier ministre néerlandais Mark Rutte se sont montrés les plus allants pour en défendre le principe. Selon eux, tout mécanisme pour encadrer ou contrôler les prix de l’énergie est un mauvais signal envoyé à destination des consommateurs. Cela revient, ont-ils expliqué, à les inciter à consommer encore. Cette politique, ont-ils défendu, va à l’inverse du besoin des économies d’énergie et de la transition écologique.

Et tous leurs partenaires européens ont fini par se rallier, bon gré mal gré, à cette analyse. Même si des aménagements temporaires peuvent être envisagés, la doctrine européenne reste qu’il ne faut pas perturber le fonctionnement du marché, qui reste le bon pilote, selon elle, des politiques énergétiques.

Mais le signal-prix ne fonctionne pas ou très peu dans le domaine de l’énergie, notamment pour l’électricité et le gaz. D’abord parce que ce sont des biens essentiels, dont il est quasiment impossible de se passer dans la vie quotidienne, dans notre économie moderne. Quel que soit le prix, il subsiste toujours une consommation incompressible pour les ménages. Ne pas le réguler et laisser toute la population exposée aux tempêtes des marchés, c’est accepter d’aggraver les difficultés pour nombre de ménages les plus pauvres et au-delà.

La politique énergétique européenne a été bâtie sur ce signal-prix. L’Europe paie plus cher depuis des années son électricité et son gaz, comparée aux autres grandes économies occidentales. Pourtant, cela n’a incité ni à des baisses ou à des économies d’énergie – la consommation n’a cessé d’augmenter et le seul chantier de l’isolation des habitations reste en devenir –, ni à des investissements notables dans la transition énergétique.

Enfin, les Européens n’agissent pas seulement en tant que consommateurs. Malgré le bouclier tarifaire qui a limité l’augmentation des prix de l’électricité à 4 % en France, la consommation d’électricité a diminué de 14 % en août par rapport aux années précédentes. Malgré les canicules successives, en l’absence de toute communication gouvernementale sur le sujet jusqu’à la fin septembre, tout le monde a compris que la crise énergétique était une affaire sérieuse. Volontairement, nous avons commencé à modifier nos habitudes et à réviser nos modes de consommation.

Le plafonnement du prix du gaz repoussé aux calendes grecques

Cela a été une des grandes victoires du sommet du 20 octobre, à entendre les r
responsables européens : Olaf Scholz est revenu sur son refus initial et a accepté qu’un plafonnement du prix du gaz soit mis à l’étude. « Je ne dis non à rien, je ne dis pas oui », a nuancé à la sortie du Conseil le chancelier allemand, tandis qu’Emmanuel Macron se félicitait que l’Europe soit parvenue à surmonter ses désaccords et que l’Allemagne ne soit pas isolée.

Les apparences sont donc sauves. Au nom de l’unité, le principe d’un plafonnement est mis à l’étude mais sa mise en place est repoussée à plus tard. Sans doute aux calendes grecques.

L’idée d’un plafonnement du prix du gaz circule depuis plusieurs mois dans les enceintes européennes. Plutôt que d’encadrer les prix ou de mettre en place des mécanismes de compensation communautaires, certains trouvent plus simple d’essayer d’intervenir sur le marché de gros. L’Italie, la Belgique, la Grèce et la Pologne s’en sont faites les principaux défenseurs. Ces pays y voient un moyen de limiter l’envolée à la fois des cours du gaz et de ceux de l’électricité, indexés sur ceux du gaz.

Dès que cette idée a émergé au printemps, des spécialistes du monde de l’énergie ont mis en garde les Européens. Le marché du gaz, ont-ils répété, est mondialisé. À l’inverse du marché pétrolier, il est en plus structurellement déficitaire : l’offre ne suffit pas à répondre à la demande croissante. L’arrêt des approvisionnements russes a durci la situation. Dans ce contexte, tenter de limiter l’évolution des cours, c’est prendre le risque de ne pas être approvisionné. Une crainte qu’a reprise le chancelier allemand. « S’il devait y avoir un plafonnement des prix, y aura-t-il du gaz à Zeebruges [terminal gazier belge– ndlr] ? Pourras-tu toujours m’en envoyer ? », a demandé Olaf Scholz au premier ministre belge Alexander De Croo.

Afin de pouvoir peser plus sur les prix, la Commission européenne préconise de reprendre le dispositif instauré pour l’achat des vaccins contre le Covid et de grouper les achats des pays européens. Dans un premier temps, ces achats seraient limités à 15 % des besoins européens. Cette force de frappe peut-elle être de nature à freiner les cours ? L’Europe se retrouve en concurrence avec toutes les autres régions importatrices, et notamment l’Asie. Si elle est parvenue à remplir ses stocks ces derniers mois, c’est grâce à une politique de concurrence effrénée, menée à chéquier ouvert. Tous les pays européens se sont précipités en ordre dispersé chez les pays producteurs – qui en Algérie, qui au Qatar, qui au Canada ou aux États-Unis. En panique, ils ont raflé les productions existantes à des prix exorbitants, alimentant en partie une spéculation dont ils se plaignent aujourd’hui, choisissant délibérément d’ignorer les contre-coups de cette politique non coopérative : tous les pays, et notamment les plus pauvres, ont subi la même flambée des cours.

Si demain l’Europe décide d’appliquer un plafonnement des prix du gaz, ne se heurtera-t-elle pas à la concurrence des autres pays importateurs, qui n’ont guère apprécié l’attitude européenne de ces derniers mois ? D’autant que les pays producteurs ne sont pas du tout d’accord avec ces choix. L’avertissement du Qatar, un des principaux pays gaziers, devrait attirer l’attention des Européens. En début de semaine, le ministre de l’énergie qatari a fait savoir qu’il était hors de question pour le pays de remettre en cause les contrats long terme qu’il avait signés avec certains clients afin de dérouter des productions supplémentaires vers l’Europe. « Lancer des productions supplémentaires, a-t-il ajouté, suppose d’avoir une politique à long terme car ce sont des investissements qui se rentabilisent sur 20 ou 30 ans. » Les producteurs américains tiennent exactement le même discours.

Or l’Europe, désireuse de sortir des énergies fossiles et d’accélérer sa transition énergétique, ne veut pas prendre des engagements à long terme et assurer une visibilité aux producteurs. Incapable d’articuler une réponse cohérente entre ses besoins à court terme et ses projets à moyen terme, de l’expliquer à tous et de mettre en place des coopérations en dehors du continent, elle risque de se retrouver ballottée au gré de toutes les forces de marché.

Refonte boursière du marché de l’électricité

C’était l’autre grand sujet des discussions du sommet. La réforme du marché européen de l’électricité, dont les dysfonctionnements ont été largement documentés bien avant la guerre en Ukraine, s’est imposée dans les discussions européennes. Depuis quelques semaines, la France est montée en première ligne sur le dossier, en compagnie de l’Italie et de la Belgique.

Leur proposition est loin d’être révolutionnaire : il ne s’agit pas de revenir aux prix annuels moyens de production tels qu’ils étaient pratiqués avant la « libéralisation » du marché de l’énergie et qui permettaient d’assurer des échanges régulés à des prix stables entre les pays, car les interconnexions ont existé bien avant le marché européen de l’électricité, contrairement à ce que soutient la Commission européenne. Il s’agit juste d’étendre à l’ensemble des pays européens les règles de désindexation avec le gaz qui sont appliquées en Espagne et au Portugal depuis l’été. Les effets de cette désindexation sont frappants : en Espagne, le prix du MWh tourne autour de 100 euros, quand dans le reste de l’Europe, il est à plus de 500 euros.

En début de semaine, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait émis des réserves sur l’extension du mécanisme espagnol et portugais à toute l’Europe. « C’est une piste intéressante, avait-elle expliqué. Mais il convient de l’examiner plus à fond. » 򅉁Des distorsions de concurrence de nature à porter atteinte au marché européen pourraient apparaître, selon elle. Ses réticences font écho à celles de l’Allemagne et de la Pologne notamment, qui craignent d’être désavantagées par ce mécanisme, car leur mix électrique, basé sur le charbon et le gaz, diffère de celui de leurs voisins.

Comme la présidente de la Commission européenne l’avait laissé entendre, ce changement simple des règles sur le marché de l’électricité a été repoussé à plus tard. L’Europe préfère se lancer dans une grande refonte technique de son marché de l’électricité mais selon les lois boursières. Elle préconise l’instauration de nouveaux modèles pour calculer les indices gaziers qui servent de référence, la création de canaux d’évolution des cours avec des coupe-circuits, le changement des règles de garantie pour les acheteurs actuellement étranglés par les appels de marge. Bref, une usine à gaz avec toutes les références requises pour plaire au monde financier.

La Commission européenne espère présenter ses premières pistes de réforme au printemps. En attendant, les Européens peuvent continuer à se ruiner.

Les pays européens riches et les autres

L’annonce par Berlin d’une enveloppe de 200 milliards d’euros pour aider les ménages et les entreprises allemandes à faire face à leurs factures d’énergie a frappé et choqué nombre de ses partenaires européens. Beaucoup y ont vu un subventionnement déloyal. Aussi imposante soit-elle, la somme n’est pourtant qu’une partie émergée de l’iceberg. Depuis le début de la crise énergétique, les gouvernements européens ont dépensé 576 milliards d’euros pour protéger leur population, selonl’Institut Bruegel.

Mais la différence entre les différents États membres devient de plus en plus criante : il y a ceux qui peuvent mobiliser leurs finances publiques et les autres. Entre les aides, les allègements de taxes et le renflouement de certains groupes énergétiques, l’Allemagne a déjà engagé 264 milliards, la France près de 76 milliards, l’Italie 62 milliards d’euros. À l’autre bout, la Croatie, la Slovénie, la Grèce ou l’Estonie n’ont quasiment rien dépensé, laissant leur population prendre de plein fouet la crise énergétique.

« Les États membres doivent avoir une capacité de dépense commune pour défendre des conditions de concurrence équitables. Ce n’est pas une question de solidarité, mais de sauvegarde du marché intérieur », a insisté Mario Draghi auprès de ses homologues, prônant la mise en place urgente de fonds communautaires pour venir en assistance des États membres les plus en difficulté. Pour son dernier sommet européen – il doit céder la présidence du Conseil italien à Giorgia Meloni dans les jours qui viennent –, il est reparti avec la vague promesse de « solutions communes au niveau européen ».

Depuis une décennie, l’Europe a connu une crise financière, une crise des dettes souveraines et de l’euro, une crise énergétique et même la guerre sur son continent. Mais elle n’est toujours pas capable de changer de logiciel. Que faut-il de plus ?
Martine Orange

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