Édition du 26 mars 2024

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« Puissions-nous vivre longtemps » : un livre vibrant sur les pétroliers en Afrique

Le livre Puissions-nous vivre longtemps, d’Imbolo Mbue, nous embarque dans la lutte de familles africaines contre une multinationale du pétrole. Ce roman réveille en nous tristesse, colère et joie : ces émotions poussent à refuser l’inacceptable, même quand il paraît éternel.

Tiré de Reporterre.

Ils n’en peuvent plus de mourir. Nous sommes au début des années 1980 et cela fait des décennies que Kosawa, un village imaginaire d’Afrique centrale, subit les conséquences mortifères d’une exploitation pétrolière implantée sur ses terres. L’eau de la rivière qui étanchait la soif tue désormais les nourrissons. Les terres qui garantissaient de belles récoltes n’offrent plus que des cultures rabougries et empoisonnées. L’air souillé encrasse les poumons et abrège les existences. Tout ce qui permettait de vivre est devenu un risque de mort. Même les plantes médicinales sont devenues toxiques.

Puissions-nous vivre longtemps, deuxième roman d’Imbolo Mbue, nous plonge dans la détresse de familles dévastées par la douleur et l’incompréhension. Elle met en scène des villageois un brin naïfs abusés par une entreprise étasunienne toute puissante et prête à tout pour quelques dollars de plus. Kosawa semble condamné à subir éternellement tant le rapport de force est déséquilibré, jusqu’à ce qu’un événement vienne ouvrir une brèche dans le cours de la normalité et de la logique ordinaire qui veut que les puissants le restent. Surprenant tout le monde, le fou du village redonne aux habitants confiance en leur puissance collective. Désormais, ils tiendront tête à la multinationale Pexton et à « Son Excellence », le despote local. Quoi qu’il en coûte. Ce récit fait écho à de nombreuses luttes africaines contre le colonialisme extractiviste, et notamment à celle de militants ougandais qui se battent contre la construction du plus grand oléoduc du monde par la multinationale TotalÉnergies.

Un livre qui contourne notre carapace

Ce livre est précieux car il nous oblige à sortir de la position d’observateurs extérieurs du désastre en cours. Il vient nous toucher malgré la carapace derrière laquelle nous nous réfugions pour encaisser les coups de boutoir d’une désespérante réalité. Cette carapace nous protège, peut-être, mais en nous insensibilisant, elle nous rend passifs. Car une compréhension froide, purement intellectuelle, de l’entrelacs de dominations qu’est le capitalisme ne suffit pas à mettre les corps en mouvement.

Puissions nous vivre longtemps ne nous aide donc pas à comprendre une situation que nous comprenons déjà bien assez : la violence du capital et du néocolonialisme. Il nous la fait ressentir.

En le lisant, j’ai pleuré avec ces familles enterrant leurs enfants rendus malades par la voracité du capital. Avec elles, j’ai affûté mes armes pour faire face à cette multinationale que rien ne semble pouvoir détourner de sa recherche du profit. J’ai attendu, fébrile, de voir comment les puissants réagiraient à l’insoumission de celles et de ceux qu’ils ne semblent même pas considérer comme leurs semblables. J’ai aussi ressenti la joie que l’on éprouve quand on sort de la résignation pour lutter, j’ai savouré l’espoir de voir les malheurs s’éloigner.

  • « Ils nous parlent dans la langue de la destruction — parlons-leur dans celle-ci puisque c’est la seule qu’ils comprennent »

Chaque chapitre m’a fait passer par une profonde tristesse pour celles et ceux qui, le temps de la lecture, devenaient mes camarades d’infortune. Mais la peine laissait rapidement la place à la colère. La colère face à la multinationale Pexton et à sa cupidité, face au gouvernement et à sa brutalité. La colère face au colonialisme qui impose sa domination sous différentes formes au point que les colonisés en arrivent à considérer l’exploiteur comme leur supérieur naturel. La colère contre le capitalisme qui détruit tout ce qu’il y a de beau dans ce monde, les paysages, les cultures, les organisations collectives, les vies.

La rage précède souvent le courage. Et il en a fallu pour que le peuple de Kosawa se dresse face à une entreprise riche à milliards et à un État qui ne recule devant aucune violence pour préserver son pouvoir. Sans transition, ils sont passés de la passivité à la radicalité. « Ils nous parlent dans la langue de la destruction — parlons-leur dans celle-ci puisque c’est la seule qu’ils comprennent », encourage l’héroïne du roman. Au fil du livre qui raconte une quarantaine d’années de combat, les habitants vont passer par plusieurs manières de lutter, éprouvant les limites de chacune, résistant aux mille visages du découragement.

Un « nous » polyphonique

Bien que chaque chapitre soit écrit depuis le point de vue d’un villageois différent, le roman garde une unité de style. Comme si le « nous » fréquemment employé utilisait différentes voix pour s’exprimer. L’écriture est simple à l’image des gens de Kosawa. Elle nous renseigne sur leur naïveté. Elle n’en est pas moins envoûtante. Métaphorique, imagée, elle laisse entrevoir un monde fait de croyances (en l’Esprit « présent en chacun de nous ») et de traditions. Elle décrit sans jamais le juger le poids du patriarcat. Celui-ci est d’ailleurs subtilement remis en cause au fur et à mesure de l’évolution de personnages féminins inspirants comme Thula, l’héroïne qui part aux États-Unis pour chercher le savoir qui permettra à son village de se libérer.

Ce livre n’éclaire nullement sur les réponses à apporter aux questions qu’il pose. Venger les souffrances qui nous sont faites ou militer pour que la Justice soit juste ? Prendre les armes ou jouer le jeu de la démocratie bourgeoise ? Dédier sa vie à une lutte qui peut mener à la mort ou trouver des vertus à la résignation et à l’égoïsme en assurant la sécurité de sa famille ? L’auteure donne peu d’indices sur ses convictions tant elle est convaincante dans chacun des rôles qu’elle incarne.

Un élan nouveau

Elle tente de nous préserver des conclusions hâtives en nous rappelant que si le capitalisme et le colonialisme sont intrinsèquement nuisibles pour la plupart des habitantes de la planète, il n’existe pour autant pas de salauds absolus. Elle nous incite à relativiser en quelques lignes notre haine pour certains responsables de l’industrie pétrolière, haine qu’elle a pourtant fait grandir en nous sur plusieurs chapitres, en nous montrant qu’eux aussi sont conditionnés et sujets aux contingences de la vie.

En refermant ce livre qui m’aura fait passer parmi de nombreuses couleurs de la palette émotionnelle, je suis gonflé d’un élan nouveau. J’ai envie de ressentir la joie pure qu’expérimente un peuple qui lutte et qui se « [fabrique] une croyance en l’avenir ». même si de noirs nuages obstruent l’horizon, parce que, comme le dit Thula, « il n’y a pas d’autre façon de vivre »…

Puissions-nous vivre longtemps, d’Imbolo Mbue, aux éditions Belfond, février 2021, 432 p., 23 euros ; Pocket, février 2022, 544 p.

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