Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Qui a peur des Soulèvements de la Terre ?

À la faveur de sa publication par Lundi Matin, j’ai découvert que j’étais cité dans la note du Renseignement territorial sur les Soulèvements de la Terre. Cette note n’a à l’évidence qu’un seul but : rendre acceptable, auprès de l’opinion publique, la dissolution des Soulèvements. Pour cela, elle vante paradoxalement les mérites des Soulèvements – au service d’un projet inique et liberticide.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/04/03/tribune-avec-les-soulevements-de-la-terre-nous-continuerons-a-alimenter-une-eau-vive-qui-partout-fremit/

Je voudrais formuler quelques hypothèses pour contribuer à expliquer pourquoi l’État tente d’ériger les Soulèvements de la Terre en ennemi public numéro 1.

Pour comprendre la logique à l’œuvre, il me semble essentiel de ne pas se laisser enfermer dans un débat sur le maintien de l’ordre (et sur son corollaire du côté du pouvoir, un débat sur les tactiques militantes) – mais de se pencher sur les raisons qui sous-tendent la répression brutale à laquelle font face les Soulèvements.

Si nous restons sur le registre du maintien de l’ordre, nous serons prisonniers d’un piège qui risque de se refermer sur nous : la mécanique bien rodée est déjà l’œuvre, qui pousse une partie de la gauche à prendre ses distances avec certain.e.s manifestant.e.s, sous pression du ministère de l’Intérieur. Les Soulèvements de la Terre portent pourtant un projet qui mérite mieux – en commençant par ne pas tomber dans ce piège grossier.

Ce que requiert par ailleurs l’urgence de la situation, du point de vue du climat, de la biodiversité, du cycle de l’eau, etc. : nous ne parviendrons pas à mettre l’industrie de la destruction hors d’état de nuire si nous ne discutons que sur des termes définis par les dirigeant.e.s politiques qui en sont les meilleurs allié.e.s.

Prémisse : nous ne devons pas nous en tenir à remettre en cause le maintien de l’ordre
D’après la police, seules 6000 personnes (5 fois plus d’après les organisateurs et organisatrices) ont pris part à la manifestation du 25 mars – alors que 3000 forces de police et de gendarmerie étaient déployées sur place, et qu’elles ont tiré au moins 4000 grenades en quelques heures. Soit, selon les chiffres de la police, un gendarme ou un policier pour deux manifestant.e.s (et une grenade et demi par manifestant.e) dans le seul but de protéger un simple trou dans la terre, au milieu des champs…

Le contraste est cruel, dès lors que l’on compare ce qui s’est passé à Sainte Soline avec des mobilisations équivalentes, en particulier les occupations de mines de charbon organisées en Allemagne depuis 2014 par le mouvement Ende Gelaende. Là aussi, les militant.e.s cherchent (et réussissent souvent) à forcer les barrages de police, pour venir occuper et bloquer pendant quelques heures des mines de lignite à ciel ouvert, voire les centrales à charbon elles-mêmes. Une mine ou une centrale apparaissent a priori comme des objectifs plus stratégiques qu’une bassine (surtout que celle-ci n’est même pas encore en eau). Pourtant, la réaction des forces de l’ordre françaises est sans commune mesure avec la manière dont la police allemande fait face aux militant.e.s (même si la répression dont sont victimes les militant.e.s climat en Allemagne doit être vivement dénoncée).

Du côté policier, on s’explique en dénonçant la présence de militant.e.s présent.e.s bien plus déterminé.e.s que les militant.e.s qui participent aux actions d’Ende Gelaende… oubliant au passage que le principe qui devrait présider à toute opération de maintien de l’ordre, c’est de ne pas créer de trouble à l’ordre public plus important que celui auquel l’opération en question doit répondre.

Bien sûr le maintien de l’ordre à la française est dangereux, liberticide, et la police mutile, blesse, enferme – et tue. L’incapacité des forces de l’ordre françaises à faire œuvre de désescalade est régulièrement démontrée, notamment dans les quartiers populaires, dès lors qu’il s’agit de réprimer, de mutiler, de blesser, d’enfermer – et beaucoup trop régulièrement de tuer des personnes racisées. Il suffit par exemple de se rappeler que le ministère de l’intérieur a explicitement donné ordre aux forces de polices de poursuivre les participant.e.s à des rodéo-urbains, et de tenter de les intercepter, alors même que ce choix multiplie le risque d’accidents mortels au lieu de le réduire.

Il est fondamental de repenser totalement la doctrine du maintien de l’ordre, et la lutte contre les violences policières est essentielle (elle implique du côté militant de ne jamais oublier que son épicentre se situe dans les quartiers populaires, que ce sont les populations racisées qui sont en première ligne de ce combat).

Mais il me semble important de penser ces choix au-delà de la seule question du maintien de l’ordre et des violences policières – de fait, ce n’est pas une coïncidence si la dernière fois qu’un militant a été tué par la police, dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, ce fut aussi à l’occasion d’une mobilisation contre un barrage (Rémi Fraisse, tué par la police à Sivens en octobre 2014).

Première hypothèse : réprimer la remise en cause du système sur le plan de la production (et non plus sur celui de la consommation)
Derrière la question de l’eau, ce qui se joue, à Sivens comme dans les mobilisations contre les bassines, porte sur l’alimentation.

Il ne s’agit pas (comme lorsque l’on adhère à une AMAP, que l’on décide de manger végétarien ou vegan) de faire des choix en tant que consommateur ou consommatrice. Il s’agit de remettre en question le système de production alimentaire, sinon l’idée même de production. Ce basculement est insoutenable du point de vue de l’État.

Du reste, un mouvement comme L214, fait l’objet d’une surveillance quasi militaire par les services de renseignement français – or l’association antispéciste agit, elle aussi, au niveau de la production (en dénonçant et organisant des actions coup de poing ciblant des élevages ou des abattoirs industriels).

Constatons par ailleurs que l’État sait se montrer bien plus tolérant lorsqu’il s’agit de réagir aux attaques, sabotages et intimidations perpétrés par les partisan.e.s de l’agrobusiness. L’absence de réaction face aux sabotages et intimidations dont est victime la journaliste Morgan Large, ou les violences dont un militant anti-bassines a récemment été victime, en sont les meilleurs exemples possibles.

On peut, en pensant à la manière dont le mouvement anti-nucléaire a lui-même été réprimé (pensons à Vital Michalon, tué par la police en juillet 1977 alors qu’il protestait contre la construction de la centrale nucléaire de Creys-Malville), élargir l’hypothèse : l’État français est prêt à tout pour réprimer les mouvements et mobilisations qui remettent en question sa politique de production énergétique ou alimentaire.

Tant que nous nous préoccupons de ce que nous mangeons en tant que consommateurs ou consommatrices, l’État nous laisse à peu près tranquille (exception notable : les musulman.e.s qui mangent halal – mais on peut ici considérer que la question alimentaire n’est qu’un prétexte de plus pour donner libre cours à l’islamophobie d’état).

Dès lors que l’on se situe sur le terrain de la production (encore plus si l’on remet en cause l’idée même de production), les vrais ennuis commencent. Face à un gouvernement dont la politique peut se résumer à l’idée de (re)mettre tout le monde au travail – de plus en plus tard avec le recul de l’âge de la retraite, mais aussi de plus en plus tôt avec la casse de l’assurance chômage, la volonté de conditionner toujours un peu plus le RSA, la réforme du lycée professionnel, etc. – sans se poser la question de l’utilité et de la pénibilité du travail, cette remise en cause est vertigineuse. Elle doit donc être stoppée, et les territoires sur lesquels elle apparaît dans toute sa vigueur doivent être « récupérés », sous peine d’être (dans la logique gouvernementale) définitivement perdus pour la République.

Deuxième hypothèse réprimer la remise en cause du système par la défense des territoires
Dans son entretien terrifiant au Journal du Dimanche ce 2 avril, G. Darmanin assure que plus aucune ZAD ne s’installera dans notre pays ». Il annonce à cette fin la création d’une « cellule anti-ZAD ».

Qu’importe le fait qu’il n’ait jamais été question d’installer une Zad à Sainte Soline (pas plus que sur aucun des autres territoires sur lesquels se joue actuellement une lutte – voir la carte censée effrayer, publiée aujourd’hui dans le JDD). Car la peur panique des Zad est bien l’arrière-plan de la brutale répression qui s’est abattue à Sainte Soline le 25 mars : il faut à tout prix éviter que des militant.e.s ne s’installent durablement dans un pré, dans le bocage, dans une forêt ou dans quelque champ que ce soit.

Une Zad est dangereuse, aux yeux de l’État en ce que s’y expérimentent d’autres manières de vivre. On retombe pour partie sur la première hypothèse : ce qui inquiète tant, c’est notamment que l’on puisse produire, consommer (voire remettre en cause les idées mêmes de production et de consommation), s’organiser, vivre sans l’État…

De tels espaces en inspirent d’autres. On y discute, imagine, rêve, et s’y organisent d’autres mobilisations… Certaines de ces mobilisations reposent sur la reconnaissance de la « diversité des tactiques » – autrement dit sur l’idée que chaque approche militante est la bienvenue.

La diversité des tactiques n’est ici cependant pas offensive (au contraire des manifestations altermondialistes des années 2000 contre le FMI, l’OMC ou la Banque Mondiale) : il s’agit désormais de défendre un territoire contre un grand projet inutile et destructeur (bassine, aéroport, etc.). Rien ne justifie donc un déploiement de forces de l’ordre aussi massif qu’à Sainte Soline – sinon la peur panique de la contagion.

Troisième hypothèse : l’affrontement de deux mondes – la remise en cause du rapport entre humain.e.s et autres-qu’humain.e.s
Les « saisons » des Soulèvements de la Terre proposent donc un double basculement : les mobilisations s’attaquent à la production (et partant, à la logique même de production) ; ces remises en cause se font à partir de territoires précis, ce qui redéfinit la grammaire des luttes et partant la géographie des alliances.

Ce double basculement vient se nouer sur un point théorique et politique précis : celui du rapport entre humain.e.s et autres-qu’humain.e.s, du rapport à ce qu’il est désormais commun d’appeler « le vivant ».

Ce qui terrorise (littéralement) l’État, la FNSEA et les lobbies industriels en tous genres, c’est précisément cela : que soit remise en cause, dans des territoires de plus en plus nombreux, cette distinction « moderne » entre les humain.e.s et le reste du vivant. L’État s’arc-boute sur la défense de la production industrielle.

Or cette remise en cause ne se cantonne désormais plus à des cercles assez peu politiques (qu’il s’agisse de pratiques ancrées dans la spiritualité, la contemplation ou des choix très individuels). Elle est désormais portée et amplifiée par des collectifs en lutte, qui puisent dans le répertoire d’action des mouvements du passé et les renouvellent en tissant des alliances inédites – voir à ce sujet le très beau livre Nous ne sommes pas seuls et plus généralement les nombreuses publications de la revue en ligne Terrestres.

Emmanuel Macron et son gouvernement ont depuis longtemps choisi de traiter tout problème, toute irruption de l’imprévu (qu’il s’agisse du covid19 ou de la contestation de leurs politiques) sur le registre de la guerre. L’irruption de revendications qui remettent en cause la ligne de partage entre les humain.e.s d’un côté et le reste du vivant ne doit, à leurs yeux, pas faire exception.

Nous sommes donc bien dans un affrontement entre deux mondes, irréconciliables : l’extraction, la production, l’accaparement des terres, de l’eau et de la force de travail d’un côté ; l’aspiration à une vie « terrestre » de l’autre.

Pourtant, interrogé sur la « guerre de l’eau » qui se jouait à Sainte Soline, Julien Le Guet, porte-parole de la mobilisation expliquait ne pas chercher autre chose que « la paix de l’eau ». Il ne défend pas une paix hallucinée, éthérée, mais parle d’un objectif qui ne sera atteint que par la lutte : « les bassines, c’est juste la brèche dans laquelle on va s’engouffrer pour faire tomber l’agro-industrie ».

Sans doute cette paix ne pourra advenir qu’une fois que nous serons allés au bout de l’affrontement entre ces mondes. Il est de ce fait fondamental que la gauche parlementaire ne cède pas à la tentation de renvoyer dos-à-dos forces de l’ordre et manifestant.e.s violent.e.s. C’est précisément pour éviter de tomber dans ce piège qu’il est essentiel de continuer à poser la question des choix politiques, industriels, agroalimentaires, qui sous-tendent le soutien du gouvernement aux méga-bassines plutôt que de se laisser enfermer dans un débat sur la question du maintien de l’ordre. Car ces mobilisations portent en elles une transformation bien plus radicale.

Refuser de se laisser enfermer dans le piège d’un débat sur le maintien de l’ordre pour, au contraire, élargir la discussion sur les questions de fond est d’autant plus important que nous avons besoin de multiplier les fronts et les luttes, pour en finir avec la destruction du vivant et parvenir à limiter au maximum la catastrophe climatique (en mettant notamment hors d’état de nuire l’industrie fossile et en en finissant une fois pour toute avec l’inaction coupable des États). Nous pourrions alors construire un irrésistible arc de luttes qui allie des mobilisations du type des grandes marches pour le climat aux actions telles que les Soulèvements.

Nous sommes la Terre qui se soulève.
Nous sommes les Soulèvements de la Terre.

Nicolas Haeringer
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog/020423/qui-peur-des-soulevements-de-la-terre

Nicolas Haeringer

Doctorant, travaille sur les forums sociaux. Nicolas Haeringer est chargé de campagne pour 350.org et auteur de "Zéro Fossile" : désinvestir du charbon, du gaz et du pétrole pour sauver le climat".

https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog

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