Édition du 23 avril 2024

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Recension du nouveau livre de Victoria Smith, Hags (Les vioques)

Cette défense rigoureuse des femmes d’âge moyen, qui sont ignorées et vilipendées, est une lecture souvent douloureuse et une oeuvre classique en devenir.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/05/18/recension-du-nouveau-livre-de-victoria-smith-hags-les-vioques/

Lorsque je suis entrée à l’université en 1988, le féminisme n’était absolument pas à la mode ; si les étudiants des deux sexes faisaient volontiers la queue pour aller écouter Germaine Greer discourir au sujet de l’écrivaine du XVIIe siècle Aphra Behn, il était considéré comme très peu cool de posséder un exemplaire du Deuxième Sexe, et encore moins de mentionner Andrea Dworkin ou la pin-up affichée tous les jours en page trois du quotidien britannique The Sun. J’imagine que nous pensions – même celles d’entre nous qui se disaient féministes – que le progrès était inexorable, un optimisme qui me semble aujourd’hui sombrement comique. Parfois, alors que je suis assise à mon bureau devant une machine qui peut, d’un simple clic, donner accès à tous les types d’images sexuelles possibles, aussi violentes soient-elles, je me revois soudain à 19 ans, entrant rageusement dans un établissement de la chaîne de libraires WH Smith pour en retirer les magazines pornographiques (nous avions l’habitude de les jeter sur le trottoir à l’extérieur). Quelle douce innocence ! Comme elle me manque aujourd’hui.

Ne pas tenir compte des femmes plus âgées, c’est, si vous êtes une femme, effacer d’une croix votre future identité.

Compte tenu de tout cela, je devrais me réjouir qu’en 2023, la plupart des jeunes femmes – et de nombreux jeunes hommes – expriment le mot « féminisme » aussi facilement qu’on lance des confettis. Il y a trente ans, je souhaitais ardemment que d’autres voient le monde comme moi, et après tout, il y a encore tant à faire. Mais hélas, ce n’est pas ce que je ressens. Un tel discours sonne de plus en plus creux, relevant aujourd’hui d’une simple forme intelligente de marketing. Alors que les pressions exercées sur les jeunes femmes sont plus fortes que jamais et que nombre de leurs droits sont terriblement menacés, la plus grande surprise est de constater que je subis autant de sexisme et de misogynie aujourd’hui qu’à l’époque où j’avais des fesses et des seins rebondis, et que la quasi-totalité de ce harcèlement était le fait de personnes bien plus jeunes que moi. Le harcèlement que j’ai subi lorsque j’étais jeune était-il meilleur ou pire que le mépris dédaigneux dont je fais l’objet aujourd’hui ? Je n’en suis pas sûre. Tout ce que je sais, c’est que je suis beaucoup plus en colère aujourd’hui – et beaucoup plus lucide sur la cause de cette colère – que je ne l’ai jamais été à l’époque où je faisais campagne pour que chaque étudiante dispose d’un dispositif gratuit d’alarme anti-viol.

Victoria Smith, de six ans ma cadette, vient d’écrire un livre, Hags (Les vioques), qui aborde directement tout ce que je viens de décrire. Dans sa ligne de mire se retrouvent les personnes qui, tout en proclamant haut et fort leur politique vertueuse, ont tendance à qualifier les femmes qui ne sont plus jeunes de Karens et de TERFS ; qui ignorent ou diabolisent les opinions de ces femmes, même si elles sont fondées ou basées sur l’expérience ; qui écrivent en détestant ouvertement leur corps, leur coupe de cheveux et leurs vêtements ; qui peinent à reconnaître qu’elles ont bénéficié, ne serait-ce qu’un peu, de l’héritage de celles qui les ont précédées ; qui voudraient, en fait, que les femmes de plus de 45 ans se taisent ou disparaissent tout simplement.

Il s’agit, pour être clair, d’un très bon livre, qui expose brillamment et sans relâche tous les moyens détournés par lesquels la misogynie âgiste permet de faire passer des préjugés régressifs pour des croyances progressistes. À mes yeux, cet ouvrage va devenir un classique, au même titre que les livres Misogynies de Joan Smith et Backlash – La guerre froide contre les femmes, de Susan Faludi. Mais c’est aussi, je le crains, un ouvrage très douloureux à lire. Comme beaucoup de femmes de mon âge et de mon milieu, je me sens proche du zénith de ma vie. Il est angoissant de se voir rappeler que, dans un certain sens, cela ne compte pour absolument rien.

(Permettez-moi de prendre ici une grande inspiration…) Comme Alex, le personnage joué par Glenn Close dans le film Attraction fatale – et ce malgré tous les efforts du réalisateur du film, Adrian Lyne – Alex est une métaphore parfaite du sentiment d’avoir été baisée puis réduite à l’état de fantôme (on dit aujourd’hui « ghostée ») par la vie elle-même. Victoria Smith affirme sans ambages que les femmes d’âge moyen Ne Seront Pas Réduites à l’Insignifiance. Et pour ne pas être ainsi mises sur une voie de garage, il faut rappeler obstinément aux gens que l’âgisme est le plus stupide des sectarismes, et aussi le plus répandu – car vous aussi, chère lectrice, vous aurez 40 ans un jour (et puis 50, et 60, et ainsi de suite, si vous avez de la chance).

Ne pas tenir compte des femmes plus âgées, c’est, si vous êtes une femme, effacer d’une croix votre future identité. Oui, nous savons pourquoi vous le faites. Cela tient à la peur, aux pressions de la société et à beaucoup de choses profondes et freudiennes liées à la maternité ; si vous êtes privilégiée, cela peut aussi avoir un rapport avec la culpabilité (dénoncez les TERFS et personne ne remarquera que vous n’êtes pas issue d’une école privée). Cependant, notre sympathie pour vous est limitée. Lorsque vous comparez le féminisme à la Covid-19 au motif que les deux ont eu des « deuxièmes vagues problématiques », vous nous semblez bien ignorante. Nous nous demandons où vous seriez sans la loi sur le droit à l’avortement, la loi sur l’égalité des salaires, et les femmes – dont vos grands-mères, je suppose – qui ont lutté pour que leurs filles puissent bénéficier de tout ce qui leur avait été refusé à elles-mêmes.

L’autrice est aussi convaincante à propos de la culture toxique de l’amélioration de soi que sur la chirurgie plastique.

Le livre de Smith a une vaste portée : des chapitres entiers sont consacrés à la beauté et à la sexualité, au travail et à la maternité, chacun devenant involontairement le royaume de la « vioque » (hag), si c’est bien ainsi que nous allons l’appeler (l’utilisation que fait Smith du terme « Hag » est très différente de celle de ces chroniqueuses de haut niveau qui, après avoir professé leur nouvel amour pour la sorcière fictive Lolly Willowes de Sylvia Townsend Warner, aiment annoncer qu’elles ne se raseront plus les aisselles). Elle est aussi convaincante à propos de la culture toxique de l’amélioration de soi que sur la chirurgie plastique, sachant qu’en fin de compte, cela revient au même.

Et elle comprend que les grands bilans sont moins importants en termes de lutte pour l’égalité que le suivi attentif du coût cumulé d’être une femme tout au long d’une vie (car peu importe l’écart de rémunération, nous devons parler – à nouveau – du travail non rémunéré).

En bref, Hags est un livre auquel les femmes plus âgées s’attacheront, comme à un pot de colle. Il y a quelques jours, j’ai dîné avec une amie qui venait de le lire. Je ne l’avais jamais entendue se montrer aussi drôlatique ou aussi furieuse, et c’était contagieux. Mais cela changera-t-il quelque chose dans le monde ? Cela semble peu probable. Depuis que j’ai commencé à écrire ces lignes, j’ai reçu un courriel d’un (jeune) homme qui m’écrit pour me dire qu’il considère que ma simple existence lui est inacceptable. Pour reprendre les termes de Smith, ce type considère sans doute la mort, du point de vue de son jeune âge, comme une chose effroyablement peu inspirante. Mais apparemment, elle fera très bien l’affaire pour moi : une salope, une vioque, une créature pour laquelle il n’éprouve, de toutes les fibres de son être, que du dégoût.

The Demonisation of Middle-Aged Women (Les vioques : La diabolisation des femmes d’âge moyen) de Victoria Smith est publié par l’éditeur Fleet (£20). Pour soutenir le Guardian et l’Observer, commandez votre exemplaire sur guardianbookshop.com. Des frais de livraison peuvent s’appliquer.

Rachel Cooke, dans The GUARDIAN, 27 février 2023
Traduction : TRADFEM
https://tradfem.wordpress.com/2023/05/13/recension-du-nouveau-livre-de-victoria-smith-hags-les-vieilles/

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