Édition du 3 décembre 2024

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Bulletin du collectif Tenir bon !

« Rentrer à l’école aujourd’hui, c’est du délire »

Entrevue avec Chantal Poulin, enseignante dans une école primaire de Montréal-Nord

TENIR BON·DIMANCHE 17 MAI 2020·

Cette semaine commence la rentrée tant annoncée par le ministre Jean-François Roberge. Dans deux semaines, les enfants seront en classe… Est-ce un progrès ? Une fatalité ? Un malheur ?

Je dirais surtout que c’est du délire. Chez nous, la directrice de l’école prévoit que moins de 90 enfants (sur un total de 850) seront en classe. Les parents ne sont pas dupes. Ils voient bien que les conditions ne sont pas au point, que les « consignes » du ministère sont vagues et souvent, impraticables. Dans ma classe par exemple, on a habituellement 18 élèves. Réduire ce nombre à 15 et penser que cela sera plus sécuritaire est totalement insensé.

Est-ce qu’il y a une valeur pédagogique dans l’idée de rentrée ?

Personnellement je n’en vois aucune, en tout pour les enfants qui sont dans ma classe. Peut-être que cela aurait eu un peu plus de sens pour les élèves de sixième année, qui sont un peu plus en mesure de suivre des consignes, de comprendre ce qui se passe. Pour les autres, pour les miens, cela ne va pas les aider. Peut-être même que cela va leur nuire.

Le gouvernement affirme que les enfants veulent retourner à l’école, que c’est votre devoir…

Je ne sais pas si ces gens sont allés à l’école récemment. J’enseigne à des enfants de deuxième année. Ils vont penser quoi quand ils vont me voir avec masque et visière, comme dans un film de science-fiction ! Cela va être la panique. Plus encore, dans mon école, il y a passablement d’enfants qui ont des problèmes de comportement. Même en temps normal, je dois être assistante sociale, psychologue, voir gestionnaire de conflits. Il n’y aura ni distanciation sociale ni sécurité. Pour les quelques semaines d’école qui restent, le mieux aurait été de reporter cela à l’automne, quitte à développer des programmes d’appui spécifiques.

Est-ce que Montréal-Nord est un cas particulier ?

C’est certain que notre quartier comme plusieurs autres à Montréal est très différent d’Outremont. La majorité des enfants ici viennent de familles immigrantes. Plusieurs sont dans des familles monoparentales. Plusieurs ont des compétences limitées en français. Des familles sans ordinateur, il y en a plein. Penser deux secondes faire du soutien scolaire à distance dans ces conditions, c’est en dehors de la réalité.

Qu’est ce que les parents de Montréal-Nord pensent de la gestion actuelle du gouvernement ?

Plusieurs immigrants sont arrivés ici en pensant que la vie serait réellement meilleure, qu’on avait quand même un État fonctionnel. Ils venaient de pays en crise (comme Haïti, l’Amérique centrale) ou d’autres avec de graves problèmes dans la scolarisation (Maghreb). Ils se sont ponctionnés pour venir ici souvent dans des conditions difficiles, en pensant qu’ils le faisaient pour leurs enfants. Aujourd’hui devant le chaos, les directives qui se contredisent, le manque d’information, ces parents se demandent ce qui se passe. Il y a comme une fracture qui aboutit à un manque de confiance, voire à un vent de mécontentement.

Qu’est-ce qu’on aurait pu faire ?

Comme je l’ai dit avant, une rentrée à l’automne aurait été beaucoup plus intelligente. Le problème, cependant, est reporté. Le gouvernement parle de classes plus petites. Mais où sont les enseignantes ? On est en pénurie partout. Une solution temporaire serait des horaires allégés, dans le genre une demi-journée, puis laisser les enfants jouer avec supervision et services de garde adéquats. À court terme, on aurait pu utiliser les écoles secondaires, leur personnel enseignant et technique, pour venir nous donner un coup de main. On aurait pu demander aux parents de s’impliquer, de faire des corvées communautaires pour sécuriser les locaux. Il aurait fallu pour ce faire les informer et les mobiliser. Ces « petites » solutions nous permettraient de souffler un peu et de rentrer au travail avec un plus grand sentiment de sécurité. Mais visiblement, Legault et Roberge ne sont pas capables de penser à cela.

Le gouvernement sait-il ce qui va se passer ?

On ne sent pas vraiment qu’il y a un pilote dans l’avion. Ma directrice d’école apprend les nouvelles en même temps que moi. Elle a l’honnêteté de dire que les consignes peuvent être contradictoires et que l’information est difficile à obtenir. Un exemple de cela est dans la question de la sécurité. Au début, on parlait de protéger les enseignants, surtout les personnes qui ont des problèmes de santé. Dans sa dernière formulation, le gouvernement dit que seul le personnel atteint de maladies graves nécessitant des traitements réguliers sera exempté. Les personnes avant des maladies « ordinaires » (problèmes de rein, diabète, etc.) doivent rentrer au travail, alors que l’évidence médicale dit justement qu’il y a des risques.

Qu’est-ce qui se passe du côté syndical ?

Il y a passablement de mécontentement dans mon école du côté des enseignantes, des professionnels, des techniciens, du personnel de soutien. On ne nous informe pas, y compris des négociations en cours. Je sais que c’est difficile de tenir des assemblées et de mettre des systèmes en place pour se rencontrer virtuellement. Mais cela se fait. On a d’ailleurs un tel système dans notre école. La FAE porte attention au manque d’équipements de sécurité, ce n’est pas une mauvaise idée. Mais franchement, est-ce à la hauteur ? Présentement, on est de train de changer à peu près totalement nos conditions de travail, de les alourdir entre autres. La convention collective semble mise de côté. Je n’entends pas la FAE parler trop fort sur cela. Je n’entends pas l’idée d’employer des moyens de pression, comme d’organiser le retrait pour cause d’insécurité. J’entends la rumeur (parce qu’on n’est pas informés) comme quoi l’équipe de négociation de la FAE veut à tout prix négocier une nouvelle convention collective, qui ne sera ni discutée ni mise au vote par les membres avant plusieurs mois.

Est-ce que les syndicats sont en mesure de résister au bulldozer du gouvernement ?
C’est certain qu’on est dans une situation très particulière. Beaucoup de gens sont déstabilisés. On sait aussi que le gouvernement va nous dire dans 3 ou 5 ou 8 mois qu’il n’y a plus d’argent, que le déficit empêche de nouvelles dépenses et qu’il va affirmer, « désolé, on ne peut pas mettre les salaires risibles qu’on a maintenant à niveau ». Pour autant, les syndicats ne doivent pas paniquer et surtout, se mettre ensemble. Le problème est que la FAE semble ne pas vouloir s’entendre avec personne et mener sa propre barque tout seul.

Il y a des jeunes qui essaient de changer cela ?

On s’est essayés à plusieurs reprises, mais la grosse machine nous a écartés, notamment lors des élections au comité exécutif à l’automne dernier. En tant que vice-présidente du syndicat pour la Pointe de l’île, j’ai aussi mené des batailles au conseil fédératif et dans les autres instances de la FAE, mais je me suis fait reprocher à de nombreuses reprises de poser certaines questions. On m’a finalement suggéré fortement de démissionner, je dérangeais. On a l’impression que la direction de notre syndicat pense qu’elle sait tout, par définition, et que les membres ne doivent pas avoir un mot à dire, ni même être consultés sur les grands enjeux.

Est-ce que cela pourra changer un jour ?
Le syndicalisme enseignant est présentement embourbé, inerte. Les enseignantes, qui sont souvent des parentes, ne sont pas contentes. Elles ne l’étaient pas avant la pandémie, elles le sont encore moins aujourd’hui. J’ai l’impression que la colère va s’exprimer surtout du côté des parents, comme on l’a vu il y a quelques années. Pour résister, cela va prendre plus que des communiqués de presse. Après tout, un syndicat n’est pas seulement une boîte de COM ! Il faut se mobiliser, parents et enseignants, faire du bruit, travailler avec le communautaire. Parlant communautaire, la révélation du scandale de Montréal-Nord, dont les médias ont enfin parlé ces derniers jours, est le résultat du travail de groupes comme Hoodstock et de personnes comme Wil Prosper. Ce sont eux qui secouent la cage.

Et comment envisagez-vous votre avenir ?

Je suis inquiète. Je l’étais avant. C’est pire aujourd’hui. Mais j’adore mon métier. Cela me passe par la tête, comme beaucoup de mes collègues, de laisser tomber et d’aller voir ailleurs. Je ne suis pas encore rendue là. Il y a peut-être quelque chose dans cette crise qui va faire basculer l’opinion contre les irresponsables qui nous gouvernent.

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