Édition du 26 mars 2024

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Livres et revues

Se confronter au réel complexe qui résiste à l’idéalisation simplificatrice et repolitiser le travail

Le point de vue du travail, c’est à dire au-delà des statuts, au-delà de l’organisation du travail conçue par les organisateurs, l’activité ingénieuse des travailleurs pour approcher les procédures et les résultats prescrits, pour tenir compte des contraintes et des variations du contexte et des moyens disponibles, pour arbitrer les contradictions entre des objectifs partiellement incompatibles bien que légitimes, pour coopérer malgré les conflits d’intérêts. Le point de vue du travail, c’est-à-dire comment les travailleurs mobilisent leurs expériences accumulées pour sentir les situations, pour les transformer, pour coopérer ; comment ils tentent de préserver leur capacité de tenir dans ce travail ; comment ils se débrouillent des rapports sociaux, et des écarts entre ce qu’ils considèrent pertinent ou pas de faire et ce qu’ils font effectivement ; et finalement comment ce travail-là les travaille eux-mêmes. »

L’auteure parle de son expérience, de son parcours professionnel, des questions qu’elle se pose, des « expérimentations » concrètes de « coopération » avec des travailleurs/travailleuses. L’utilisation du « je », le mélange d’interrogations, d’analyses et d’expériences, rare dans les livres sur le travail, rend la lecture très plaisante. Nous ne sommes cependant pas ici dans une exposition, une description mais bien dans des analyses du travail et de ses représentations. L’auteure a étudié des conditions du travail concret, des contournements et des subversions tant individuelles que collectives. Le travail n’est pas lisse mais traversé de contradictions. Si certain-e-s parlent de « bien-être au travail » ou à l’inverse de « souffrance », de « risques psycho-sociaux », comment peut-on oublier les « rapports sociaux qui organisent le travail » et « les effets collectifs et subjectifs de cette situation » ?

Anne Flottes souligne la complexité des actions des travailleurs/travailleuses, leurs engagements quotidiens dans le travail. Elles et ils ne sauraient être réduit à des « objets passifs, de l’organisation du travail, du management, de la guerre économique ». Les situations de coopération en « expert-e » nécessitent de tenir « fermement ce préalable fondateur que les travailleurs sont sujets de leur travail ». Elle indique aussi que « au poste de travail en revanche personne ne peut s’abstraire d’un engagement pratique dans les stratégies politiques implicites ou explicites ».

Je ne présente que le premier chapitre, comme « ouverture » à la lecture.

L’auteure nous parle de son « aventure singulière de travail », de l’acquisition de techniques fonctionnant comme « outils insidieux de domination », du sentiment d’imposture (« positionnement de prédateur de la parole des travailleurs »), du travail différent des femmes et des hommes « faire l’expérience de cette division/hiérarchie du travail aussi banale et persistante que non-intentionnelle et ordinairement déniée » (voir sur ce sujet Danielle Kergoat : Se battre disent-elles…La Dispute 2012 Travailleuse n’est pas le féminin de travailleur), de la mise en doute « radicale de la maîtrise de soi » alors que l’interdit du doute relève « essentiellement à la parade virile et à l’illusion libérale de la convergence possible des intérêts ». Elle décide de changer de pratique, de rompre avec un certaine expertise pour « travailler le travail avec les travailleurs ».

Anne Flottes indique « le travail comporte toujours une part clandestine, invisible, intuitive, voir non-consciente, échappant à la représentation spontanée des opérateurs », qu’il ne peut y avoir de neutralité/objectivité pour les intervenant-e-s « expert-e-s », qu’il convient donc de dévoiler « des conflits, des contradictions, des limites, puisque ce sont généralement ces représentations écartées qui causent malaise dont chacun se plaint ». L’auteure s’est donc préoccupée du « comment sont respectés, c’est-à-dire à la fois reconnus et interrogés, l’engagement de chaque travailleur et la coopération qui permet au groupe de faire ce qu’il fait ; mais aussi comment est considérée la transformation subjective que produit cet engagement, c’est-à-dire ce que cela fait à chacun de faire ce qu’il fait, comme il le fait ».

Il me semble très important de souligner que le travail ne peut être pensé que comme travail socialisé et non comme activité hors du temps, naturalisée. Cela signifie que les analyses du travail doivent incorporer à la fois les engagements, les conflits d’intérêts, les rapports sociaux d’exploitation et de domination, y compris au sein des collectifs de travail.

Le travail n’est jamais réductible aux « données » de l’organisation, les travailleurs/travailleuses ont toujours des marges de d’action, des espaces de créativité, sans lesquels le travail ne pourrait être effectué.

L’auteure judicieusement interroge : « Comment une organisation prescrite pour l’exploitation des »ressources humaines » pourrait-elle être »bienfaisante » ! Et inversement comment les opérateurs pourraient-ils n’avoir aucune part dans le fonctionnement du système de travail effectif puisque sans leur activité quotidienne il resterait un modèle abstrait ? »

1.Une aventure singulière de travail

2.Quarante ans de « dépolitisation » du travail

3.L’énigme ordinaire du travail : le point de vue du collectif

4.L’énigme ordinaire du travail : le point de vue individuel

5.L’effondrement des illusions, une « maladie d’époque » ?

6.Éloge de l’inconfort

En guise de conclusion : reprendre autrement l’enjeu politique du travail ?

Un livre utile aux syndicalistes, à celles et ceux qui travaillent à l’émancipation du travail et une lecture indispensable pour les « expert-e-s » au service des instances représentatives du personnel

Didier Epsztajn

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